Kévin devait l’avoir depuis longtemps deviné avec sa finesse et son intuition. Arnaud aussi, c’était clair qu’ils comprenaient ce qui faisait sa singularité. Aussi ne lui en voulaient-ils jamais comme on vénère une pierre précieuse non estimée, un fragment de la lune dans un musée, ou bien les premières œuvres originales, d’un grand auteur, manuscrites. Elle était elle : celle qui savait. Belle de cette beauté transfigurée surtout depuis qu’elle n’avait plus mangé et qu’elle restait malgré tout vivante et malade, torturée par ce grand feu qui en elle la rongeait. Provisoirement seulement, c’est cette idée qui l’autorisait à en supporter la morsure dévorante indicible. C’était la fin du jour, la lumière déclinait. Elle flottait dans la véranda sur son canapé. Elle regardait en elle le soir se lever et ses millions d’étoiles qui allaient l’illuminer. Elle dormirait, elle rêverait grâce aux médicaments multiples qu’on lui prescrivait. La science de nos jours rendait les douleurs tolérables, jusqu’à un certain point, elle ne devait pas l’oublier. Dans sa mémoire, quand elle se connectait à ce grand univers qui partout autour de nous, en nous, palpitait, elle avait engrangé les souvenirs de toute l’humanité, depuis les débuts de l’homme jusqu’à sa propre arrivée sur terre, il y avait une cinquantaine d’années. C’était sa mémoire de l’Eternité. Son refuge, sa prospérité. Depuis ce temps reculé, elle pouvait voyager dans le monde et plus si elle le voulait. Elle ne s’en privait pas et sa résistance et sa sagesse portaient l’empreinte de ce don qu’elle détenait de la vie, du grand bonheur d’exister. Le lendemain, elle pensait qu’elle recevrait une de ces longues lettres qu’Arnaud lui écrivait depuis la dernière fois qu’ils s’étaient séparés et qu’elle avait lu dans son regard qu’il la comprenait. Ainsi s’expliquaient son silence, sa disparition, la discrétion étrange dont il avait témoigné. Elle était malade, diminuée et kévin lui avait certainement reproché l’absence de compensation qu’il aurait aimé pouvoir lui manifester. Elle n’avait pas eu envie qu’il se mît à pleurer et qu’il se comportât comme si elle allait crever. Il l’ignorait mais elle en était persuadée : ce n’était pas son heure de mourir, pareille à une fleur fanée. Elle avait été dure avec lui et il le fallait pour qu’il grandisse et qu’il acceptât la foi qu’elle nourrissait en une science qui les dépassait. L’homme détient depuis toujours ce savoir qui les transcendait. Elle, et puis d’autres ailleurs, étaient les réceptacles de cette vérité. On aurait pu les appeler les maîtres de la vérité comme dans l’antiquité. Mais il y avait trop longtemps qu’il fallait prouver, démontrer, pouvoir reproduire et exhiber ce qu’on affirmait. Et ce dont elle avait le secret était de l’ordre du sacré, du religieux, dans le sens où ça nous reliait les uns aux autres et à l’univers tout entier.
La nuit était là et elle se souvenait. De sa famille, de toute leur vie, de leur destinée. Elle ne pensait pas qu’il existât une fatalité, le fatum d’une condamnation par des Dieux mal inspirés jetée sur quiconque leur désobéissait. De ces subterfuges littéraires, elle se détournait. Elle misait sur le monde, les hommes, leur force de travail, la vie et la volonté. Elle devait être aux yeux de certains extrémistes ou bien socialiste ou bien adepte de marie-Georges Buffet. Elle s’en fichait. Elle militait pour l’amour et la liberté d’aimer sans brimer, sans ternir et sans emprisonner. Elle gardait pour elle ses pensées et en cours, elle se contentait d’enseigner la littérature, les auteurs au programme et tous ceux qu’elle aimait qui déshabillaient le réel de ses vêtements éculés et tentaient d’en montrer ne serait-ce que l’ombre d’une étincelle de sa pureté. Attention, il ne fallait pas la prendre pour une de ses enseignantes prudes et coincées qui affectaient des mines, des manières de veilles filles rangées comme autrefois dans les établissements scolaires il en pullulait ! Elle était bien en phase avec la réalité de son temps mais elle s’efforçait de montrer que de toute éternité la beauté a simplement été l’image la plus séduisante pour inviter l’être humain à se représenter des formes rêvées qui quelque part régnaient et un jour triompheraient de la haine, de la misère et de la médiocrité quotidienne des banlieues comme des beaux-quartiers. Elle n’était pas dupe des discours tenus par les hommes politiques de quelque bord qu’ils fussent ils mentaient. Les artistes, eux, les écrivains, les penseurs, les philosophes recherchaient à comprendre ce que l’homme vivait. Pourquoi il était sur Terre et pourquoi il s’y reproduisait. Il y avait une puissance d’une immensité intangible qui la et les dépassait mais qu’ils s’efforçaient un peu de dompter pour en approcher la fascinante et inquiétante densité qui nous rendait l’existence enviable, désirable et nous poussait aussi à l’exécrer. Parler de l’art, de la mort, du bonheur, du désespoir, de l’amour et aider les élèves à les appréhender dans les écrits qu’ils étudiaient en classe, elle adorait. Car elle sentait alors qu’elle était dans son rôle imparti de muse inspiratrice du désir de découvrir la nature de la substance même de l’authenticité du principe d’être né et de s’acharner à poursuivre son chemin ici-bas. Peut-être que les élèves ne théorisaient pas la quête qu’elle formulait ainsi et qu’en classe elle menait. Mais ils devaient percevoir en elle sa familiarité avec les nombreux mystères de vivre, d’éprouver la douleur, la pitié, l’angoisse, la terreur, la joie, la force et la beauté d’essayer d’être soi aussi le reflet d’un monde parfait en lequel elle croyait et que grâce à la littérature ils finiraient peut-être un jour par approcher.