II Vivre ou comment devenir un homme
A.« Qui veut faire l’ange fait la bête »
-Corps et âme
« Ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps que l’on forme : c’est un homme ; il ne faut pas les traiter séparément, et, comme dit Platon, il ne faut pas les éduquer l’un sans l’autre, mais les conduire de manière égale, comme un couple de chevaux attelés à un même timon. »
Essais I, chapitre 26, « De l’institution des enfants »
Idée
Un siècle avant pascal et son affirmation, dans l’ouvrage intitulé Pensées : « Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre. Mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre.
Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre.
L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. » Montaigne avait bien saisi la double nature de l’homme : un être composé d’un esprit et d’un corps inextricablement enchevêtrés l’un dans l’autre. En faisant référence au mythe de « l’attelage ailé », il renvoie le lecteur à l’idée développée par Platon d’un homme constitué d’une âme ayant perdu ses ailes et de ce fait contrainte d’établir sa demeure dans un corps terrestre.
Contexte
La citation que nous avons choisi d’étudier est extraite d’un chapitre des Essais qui poursuit l’idée du chapitre précédent selon laquelle l’enseignement a pour objectif de développer, chez l’enfant un esprit critique de manière à ce qu’il oriente ses actions en vue de s’accomplir moralement dans le but d’atteindre la sagesse qui est l’idéal vers lequel tendre.
Aussi le précepteur de l’enfant doit-il chercher à éveiller son esprit à l’observation de l’immense variété des coutumes existant de par le monde grâce à des voyages destinés, entre autres, à lui enseigner la relativité des usages et la tolérance issue du constat de la diversité des manifestations culturelles.
Mais l’éducation ne saurait être complète si elle négligeait la dimension matérielle de l’homme, le fait qu’il soit doté d’un corps qu’il faut également mettre à l’épreuve, former et endurcir.
Ainsi les dimensions spirituelle et matérielle ne sont pas exclusives l’une de l’autre mais doivent être toutes les deux prises en compte de façon à ce que l’homme puisse s’épanouir aussi bien sur le plan intellectuel et moral que corporel.
Nul doute que cette conscience de l’importance de la matérialité de l’être humain ne soit le fruit de l’humanisme qui s’intéresse à l’homme dans sa totalité comme le montre le grand intérêt porté par Léonard de Vinci à l’étude de l’anatomie, ou la dissection des cadavres à laquelle se livre un chirurgien comme Ambroise Paré, ouvrant ainsi la voie aux méthodes expérimentales.
Commentaire
On a vu que Montaigne, par l’intermédiaire de cette citation, fait référence au mythe de « L’attelage ailé » de Platon. Il s’inscrit dans la théorie platonicienne des essences. Pour Platon, la philosophie est un apprentissage qui doit conduire l’homme à la connaissance, conçue comme une conversion spirituelle, par laquelle, ce dernier se détourne du monde sensible, dont fait partie le corps, afin d’accéder par une difficile ascension au monde intelligible des essences.
Le « couple de chevaux attelés à un même timon », qu’évoque Montaigne, décrit la représentation imaginée par Platon pour évoquer l’âme incarnée dans un corps. L’âme chez Platon est composée de trois éléments : deux chevaux et un cocher. Cependant les chevaux appartiennent à deux races distinctes. La nature de l’un, emporté et rétif, le rend capricieux et susceptible par sa désobéissance de faire basculer l’attelage ailé, du ciel, en direction de la terre, où l’âme, oubliant le monde céleste des Idées, prend corps.
Ainsi Montaigne entend rappeler par cette référence au mythe platonicien la dualité de l’homme et sa pleine responsabilité dans le devenir de son être puisqu’il lui revient, par un apprentissage approprié, d’élever l’âme à la vertu sans oublier qu’elle a élu domicile dans un corps de chair nécessitant lui aussi une éducation adapté à sa matérialité. Eduquer l’âme aussi bien que le corps est donc un devoir qui permet à l’enfant de percevoir à la fois son animalité et sa spiritualité. Et de bien connaître les deux substances qui le composent afin de les maitriser et de les guider de façon harmonieuse et appropriée, avec l’espoir de « bien faire l’homme » et non de sombrer dans la bêtise, qui est une forme de régression bestiale, ou l’angélisme, qui est un idéalisme stupide.
Vocabulaire
Dualisme : théorie selon laquelle la réalité est formée de deux substances indépendantes l’une de l’autre et de natures absolument différentes : l’esprit et la matière ou l’âme et le corps. La théorie contraire, le monisme, affirme que toute réalité renvoie à une substance fondamentale posée comme principe unique d’explication.
Idéalisme : doctrine métaphysique qui fait de l’esprit, au sens le plus large, l’unique substance ou fondement du réel. La théorie des essences, chez Platon, postule l’existence d’un autre monde -au-delà du monde sensible où l’expérience est soumise au devenir, monde du changement, de la multiplicité et de la diversité-, celui des Idées ou essences. L’essence est ce qui existe en soi, en son être réel. C’est un être immatériel, invisible, intelligible, mais d’une parfaite objectivité : le seul type d’être pleinement réel, par rapport auquel la réalité sensible n’est qu’une ombre.
Matérialisme : doctrine d’après laquelle il n’existe pas d’autre substance que la matière. Elle induit une psychologie selon laquelle les faits de la conscience sont des effets de l’organisme, et une éthique, qui pose que les vrais bien sont ceux qui favorisent la vie du corps, et restreint l’horizon de la moralité à la recherche d’un bonheur terrestre. Montaigne connaissait la pensée matérialiste de Démocrite (vers 460-380 av. J.-C.), celle d’Epicure (341-270 av. J-C.) et de Lucrèce (98-55 av. J.-C.).
Vertu : du latin « virtus », « force virile », de « vir », « homme ». La vertu est un ensemble de dispositions concourant à une vie bonne, au premier rang desquelles sont la sagesse, le courage, la tempérance et la justice, appelées vertus cardinales chez Platon, l’épicurisme et le stoïcisme.
Portée
Tournant résolument le dos à la conception médiévale essentiellement religieuse de l’éducation, la scolastique, qui s’appuie sur des textes sacrés faisant autorité dont la connaissance est exigée, Montaigne, en digne héritier de l’humanisme de la Renaissance, veut comprendre l’homme dans sa double dimension corporelle et spirituelle. Dans les Essais on voit bien que la volonté qui animait le moyen-âge de préparer l’âme humaine à sa vie éternelle, au ciel, après la mort du corps, périssable et méprisable, est remplacée par un vif intérêt portée à la façon dont l’être humain, par une éducation fondée sur l’érudition et la connaissance du monde antique, peut parvenir à une connaissance de soi en tant qu’animal culturel ; c’est-à-dire en tant qu’être vivant formé d’un corps de chair, de sang et d’os et animé par un esprit avide de comprendre quelle est sa place, son rôle ici-bas, soucieux de « bien faire l’homme et dûment ». A cet effet, la nature et ses lois, se révéleront être, pour Montaigne, le meilleur des guides.
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