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Billet de blog 22 avril 2017

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LE BONHEUR SELON MONTAIGNE

L'homme est le seul être vivant doué d'une conscience réléchie qui a pour fonction l'interrogation constante, l'etonnement permanent. Montaigne est un exemple parfait de cette faculté de penser, et de se penser, en se demandant pourquoi la distance, établie par la conscience, de soi à soi, laisse jaillir une myriade de questions dont les réponses ne cessent de nous insatisfaire.

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                   Un apprentissage nécessaire

    -Un métier et un art

     « Mon métier et mon art, c’est vivre. »

       Livre II, chapitre 6, « De l’exercitation »

Idée

On remarque immédiatement l’emploi, sous sa forme infinitive, du verbe « vivre ». En effet, Montaigne présente un état de fait       -être vivant- comme l’objet d’une action qui, pour être accomplie correctement, nécessite la présence expérimentée et experte d’un agent, volontaire et conscient. Pour lui, si la vie peut être considérée comme un don, « vivre » exige un engagement lucide et laborieux, comparable à l’investissement que l’on met dans l’exercice d’un « métier », c’est-à-dire d’un service utile à la société toute entière, d’une fonction que l’on doit remplir ici-bas, d’une charge dont on doit s’acquitter au mieux. Et si Montaigne assimile le « métier » de vivre à un « art », c’est qu’il sait que la vie est perfectible et qu’elle réclame, pour ce faire, une pratique, une réflexion, l’application d’un savoir, sans cesse remis en question, par l’intermédiaire de l’expérience qu’est la vie même.

Contexte

Il est intéressant de mettre en relation cette citation de Montaigne, extraite du livre 6 des Essais, avec les multiples exemples, de comportement humain, choisis par l’auteur, au chapitre 3 du même livre. Ainsi, dans le chapitre intitulé « Coutume de l’île de Céa », Montaigne s’interroge sur le suicide. Car si ce dernier, selon la doctrine catholique, est un sacrilège, la souffrance imposée à un homme, quelle qu’en soit la nature, physique ou morale, mais d’une trop grande intensité et d’une trop longue durée, ne rend-elle pas légitime l’acte, qui est la seule issue envisageable à une vie devenue insupportable, d’y mettre fin ? Certes, apprendre à endurer toutes les douleurs imaginables, peut sembler un louable objectif stoïcien. Cependant, n’est-ce pas faire montre d’un courage admirable que de faire le choix, libre, de l’inconnu de la mort, plutôt, par exemple, que de se soumettre à l’ennemi, imposant le règne de sa loi par les armes ? Le jugement de Montaigne, en conclusion du chapitre 3, est empreint de compréhension et de clémence à l’égard du suicide : « La douleur, et une pire mort, me semblent les plus excusables incitations. »

Le chapitre 6 apparaît, sous cet angle, comme un approfondissement et un dépassement de la réflexion exposée au chapitre 3. En effet, l’auteur poursuit son interrogation du sens concret de la vie et donc de sa relation à la mort. Si « philosopher c’est apprendre à mourir », comme le confirmait Montaigne après Cicéron, au chapitre 20 du livre I, apprendre à mourir, autrement dit : cesser de redouter la mort, c’est apprendre à vivre. D’où l’indispensable cheminement, à la fois intellectuel, moral, existentiel, que constitue la réponse pragmatique, suggérée par l’auteur,  à l’interrogation métaphysique relative à la mort.

Commentaire

On sait que Montaigne a souhaité mettre un terme à son activité de magistrat, au parlement de Bordeaux, peu après le décès de son père, en 1568, dont il héritait la terre de Montaigne.

C’est donc, en 1571, à l’âge de 38 ans qu’il prend la décision libératrice de se retirer sur ses terres, non sans avoir, au préalable, exaucé le vœu de son père de publier une traduction de la « Théologie naturelle » de Raymond Sebond, jusqu’alors écrite en espagnol, ni, un an après, rendu hommage à son grand ami défunt, La Boétie, en publiant ses œuvres, en 1570.

Cette retraite est pour lui, enfin, le temps de ne se consacrer qu’à soi, à ses pensées, ses auteurs préférés, afin d’entamer avec eux le dialogue qui animera tout le reste de sa vie, puisqu’il s’agit d’un sujet qui ne constitue un problème que pour l’être vivant qu’est l’homme, tout particulièrement celui qui se veut un ami de la sagesse, à savoir : comment bien faire son métier d’homme et dûment ?

Il est impossible de demeurer insensible au point de ne pas percevoir, dans la déclaration de Montaigne, citée ci-dessus, la conviction enflammée, l’affirmation enthousiaste, le programme jubilatoire qu’elle constitue.

La mort a longtemps été source d’une véritable et tenace angoisse pour Montaigne. C’est pourquoi elle est un thème omniprésent dans les Essais. Aussi, le chapitre 6 du livre II débute-t-il par une question la concernant : comment pourrions-nous apprivoiser la mort, de façon à la connaître mieux, afin de ne plus la redouter ?

Nous ne pouvons pas atteindre la mort. C’est un fait. Montaigne propose alors deux voies d’approche de cet état de non être : il la juge proche du sommeil et encore plus proche d’une expérience, qu’il a vécue lors d’une chute de cheval, la perte de connaissance. Bref, des états de conscience modifiée qui lui semblent s’apparenter à la mort et donc susceptibles de nous en apprendre plus sur elle.

La citation qui nous intéresse plus précisément, s’inscrit dans un second mouvement du chapitre, qui fait suite à ces réflexions sur la mort, dans le texte duquel Montaigne justifie, avec fougue et passion, les confessions intimes auxquelles ses Essais l’amène à se livrer. C’est qu’elles sont indispensables à l’écriture dans le but d’accéder à une connaissance plus fine de la complexité de l’homme et de sa misérable condition. D’ailleurs, et le chapitre se conclut sur cette évocation, Socrate avait parfaitement bien compris que « se connaître » exigeait une étude exhaustive de soi, menée sans aucune complaisance. Et, c’est cette étude même qui autorisa la postérité à lui donner le nom de sage. C’est ainsi que Montaigne travaille à la connaissance de soi par une étude sans concession, guidée par l’objectivité de l’écriture, associant au beau métier de philosophe, l’art consommé de l’écrivain qu’il fut.

Vocabulaire

Métier :«métier, profession», d'où est dérivé celui de «corps de métier». Mestier repose sur un latin vulgaire misterium qui, plutôt qu'à une contraction de ministerium, est dû à un croisement avec le latin  mysterium dont les sens, dans la langue chrétienne, sont très voisins: «rites, célébration; les saints mystères, la messe», ce qui explique comment le ministerium et le mysterium se sont confondus dans la personne du prêtre, serviteur [minister] de Dieu, qui renouvelle le mystère [mysterium] du Christ). Montaigne emploi ce terme ici dans le sens de devoir, d’obligation, de service qu’il se rend à lui-même et qu’il partage avec la société que compose ses lecteurs.

Art : le terme « art » (« ars » en latin traduit le mot grec « technê ») désigne, aujourd’hui, aussi bien la technique, le savoir-faire, que la création artistique, la recherche du beau. Cependant, au XVIe siècle,le mot désignait    « ce qui est le produit de l'activité humaine, ce qui est artificiel (par opposition au naturel). Ce n’est qu’à partir du XVIIIè siècle qu’il prendra le sens de « mode d'expression particulier de la beauté, activité dont le résultat est la création d'un objet ou d'une œuvre esthétique ». On parlera alors  des Beaux Arts comme l’« ensemble des activités et des œuvres où se manifeste la recherche d'une expression esthétique (La Combe, Dict. des Beaux Arts : Arts (Beaux); ils sont distingués des Arts simplement dits, en ce que ceux-ci sont pour l'utilité, ceux-là pour l'agrément. Il est clair que Montaigne emploie le mot « art » pour renvoyer, plus ou moins directement, à l’écriture des Essais qui rend compte du travail de réflexion, d’étude qu’il mène, dans le temps même où elle participe à son élaboration.

Vivre : le verbe a, bien entendu, son sens intransitif d’ « être en vie », du latin « vita » : existence. Il désigne donc l’intervalle de temps écoulé entre l’apparition et la mort d’un individu. Cependant, on a eu l’occasion de comprendre que Montaigne lui confère une connotation personnelle qui transforme le banal fait d’ « être en vie » en une élucidation, progressive et exigeante, du sens concret et métaphysique d’exister pour un être doué d’une conscience réfléchie.

Portée

Si on prend la peine de considérer le tourment de vivre comme une souffrance due bien plus à notre ignorance qu’à la fatalité de notre condition humaine ; si on se fait un devoir, qui avec le temps devient un « métier », de l’étudier, de l’observer très minutieusement en le tenant, objectivement, à distance par le prodige de l’écriture : une écriture qui travaille le réel comme le médecin légiste dissèque un cadavre, avec les instruments appropriés, afin qu’il lui délivre la vérité sur sa vie et la façon dont cette dernière fut cause de son terme ; alors, on accède à la sagesse qui parachève les Essais. On découvre cette philosophie à la fois circonspecte et joyeuse, faite de lucidité, d’acceptation et d’une farouche volonté de jouissance d’être, qui caractérise le troisième livre des Essais.     

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