ANTONIO MANUEL (avatar)

ANTONIO MANUEL

ECRIVAIN

Abonné·e de Mediapart

47 Billets

0 Édition

Lien 30 mars 2017

ANTONIO MANUEL (avatar)

ANTONIO MANUEL

ECRIVAIN

Abonné·e de Mediapart

L'Enigme du bonheur

L'AUDACE D' ECRIRE , lorsque l'on n'est rien, lorsque notre nom n'évoque rien à personne, quand, sans même prendre la peine d'ouvrir votre manuscrit, afin de prendre connaissance de votre texte, l'éditeur charge un employé de son entreprise, dont c'est la fonction, de glisser sous la première de couverture une lettre type de refus : une réponse insipide, impersonnelle, frustrante et déprimante.

ANTONIO MANUEL (avatar)

ANTONIO MANUEL

ECRIVAIN

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

http://l-enigme-du-bonheur.webnode.fr/

Elle avait décidé d’être folle, comme Berkeley- c’est Arnaud qui lui en avait parlé. Elle croirait que le réel n’a pas d’essence, que nos sens nous trompent, qu’il n’y a rien, le vide, le néant, comblés par une simple illusion. La solitude absolue… Et puis tiens,  pendant qu’elle y était, elle décidait qu’elle non plus n’existait pas. Quelqu’un  faisait un rêve où il était question d’une femme à qui on apprenait qu’elle était atteinte d’un cancer du poumon. Elle était cette femme et dans ce même rêve,  imaginé par une personne qui dormait et dont elle ignorait tout, son personnage venait de décider que plus rien n’importait puisque tout n’était qu’une vaste comédie, la perception d’un décor tellement bien imité qu’on le prenait  pour la réalité. Elle jouait donc un rôle.  Elle avait donc  récité, car elle s’était bien rendue compte que sa prestation était exécrable, devant le personnage de l’oncologue le texte qu’on lui avait demandé d’apprendre. Elle avait fait celle qui écoute les paroles du maître avec une extrême attention et un très grand sérieux et acquiescé à sa proposition de débuter le traitement par une chimiothérapie à raison d’une séance par semaine. Il lui recommandait de garder le moral, de se montrer optimiste et combattante, de se reposer tout en n’hésitant surtout pas à poursuivre une existence normale, sortir, fréquenter ses amis, aller au cinéma, au restaurant enfin continuer de  faire tout ce qu’elle aimait. Elle l’avait bien sûr approuvé. C’était dans  son texte.

En fait, elle n’aimait pas du tout ce rôle qu’on lui avait attribué. Elle se disait que si la situation avait été réelle, si ça lui était vraiment arrivé à elle, dans sa vraie vie, elle n’aurait pas du tout réagi de cette façon.  Elle se serait probablement effondrée en larmes ou bien elle lui aurait demandé s’il était possible qu’il ait fait une erreur de diagnostic. Peut-être qu’elle aurait crié, qu’elle l’aurait agressé, après tout c’était lui le responsable de cette information terrifiante. C’était lui qui venait de faire entrer l’épouvante dans sa vie et d’imposer dans son corps un étranger qu’elle n’avait pas invité. C’est incroyable, pensait-elle, que quelque chose de si grave se développe en soi sans qu’on n’en sache rien ! Le corps comme une masse obscure, une étendue dont la densité dissimulait  des mystères ignorés par la conscience même. Ca la laissait perplexe. A vrai dire, elle n’en revenait pas.

Un peu comme si un jour elle avait semé négligemment dans l’un des pots de ses plantes vertes  la graine d’une tubéreuse qui  aurait commencé sa germination lente et silencieuse. Elle se sentait lasse. Pas malade non. Convalescente plutôt. Elle se demanda si elle avait faim parce qu’elle venait de passer devant une cafétéria. Soif peut-être ? Dire qu’elle n’avait jamais bu autre chose que du thé vert ainsi que le préconisait David Servan -Schreiber. Elle se serait bien assise pour boire un café allongé d’un grand verre d’eau fraîche un livre à la main. Ça lui rappelait ses années universitaires. Et puis des images de films aussi, d’actrices, certainement meilleures comédiennes qu’elle. Elle mesurait le temps écoulé depuis, le chemin emprunté de sa vie jusqu’à aujourd’hui. Elle avait toujours reculé le temps à prendre pour mettre au monde un enfant. Au fond, elle n’en voulait peut-être pas. Elle avait surtout peur de lui donner en même temps que la vie, la mort. Une idée d’Arnaud encore pour expliquer qu’elle avait dépassé l’âge d’enfanter sans s’en rendre compte vraiment : l’acte manqué. Elle n’avait donc pas d’enfant. Elle avait  failli se marier pourtant, plus de dix ans auparavant.  Heureusement, elle ne l’avait pas fait. Elle avait alors considéré qu’elle avait perdu les dix plus belles années de sa vie auprès d’un homme qui ne la méritait pas, qu’elle avait fini par détester et qu’elle aurait bien poignardé pour  tromperie sur la qualité de la personne si elle ne s’était pas toujours montrée raisonnable et résignée. Pas d’enfant, pas d’époux, pas d’amant. Pas même un chat ou un chien. Seulement Arnaud et Kevin, deux collègues de travail qui lui faisaient une cour exagérée pour qu’elle comprît bien  qu’elle n’avait rien à redouter d’eux. Rien à en espérer d’autre que cette parade amoureuse exubérante et exagérée.

Elle mourrait probablement seule. Au fond, elle l’avait toujours plus ou moins su.  Quand il lui était arrivé d’imaginer sa propre fin, elle avait hésité entre deux scénarios dont l’un avait sa préférence : elle s’enflammait une ultime fois d’une passion intense pour un homme tout contre lequel elle choisissait de s’endormir à jamais plutôt qu’un jour prendre brutalement conscience qu’elle ne l’aimait plus, ce qui, pour elle, équivalait à ne l’avoir jamais vraiment aimé, une énième fois s’être fourvoyée.

Et maintenant cette tubéreuse qui allait s’épanouir en elle, que l’on ne manquerait pas de remarquer. Qui allait insidieusement la posséder, la conquérir inexorablement, l’assujettir, la renverser comme une proie défaite. Mais elle ne se laisserait pas faire. Le professeur était confiant. On ne mourait plus si aisément de nos jours ! Non, songeait-elle ironiquement, on souffrait longuement avant. Car quelque chose l’avertissait que la présence de cette fleur dans sa poitrine signifiait déjà qu’elle avait perdu un combat. Elle l’avait laissée s’enraciner, en elle.

Des pièges et des plaisirs de l’amour, il lui semblait avoir fait le tour. Des rêveries langoureuses de l’adolescence aux désenchantements des étreintes sans joie. Là encore une immense supercherie. Le cache-misère dressé par la vie. Dire qu’on en pouvait mourir encore,  du sida, du désespoir ou de la solitude. Elle se souvenait de son  premier amour de lycée. Un grand garçon brun solide pour incarner la différence des sexes irréductible. Un genre de macho qui s’ignore dont elle avait vénéré l’altérité un temps. Puis de l’un à son contraire ce fut l’androgyne. L’éphèbe longiligne, pur intellect, dans son langage tout investi, imbibé de culture et pourtant la différence entre les deux garçons n’étaient que de surface. Tous deux ne tenaient que pour la magie infantile de sentir leur pénis se gonfler, un but, une obsession, l’objectif dépassé puis sans cesse se représentant comme un néant sur lequel miser toutes leurs espérances, l’oublier aussi vite,  et le savoir de nouveau devant eux, défi existentiel inextinguible. Amour adulé, méprisé tour à tour.  Son propre corps de même honoré, sanctifié, banni. Elle se prend à sourire à l’évocation de cette adolescence de sa vie si lointaine, futile, puérile, essentielle quant à la formation de ses préceptes les plus résistants à l’analyse.

Quand était-ce, la dernière fois qu’elle avait fait l’amour ? Elle avait associé dans son esprit son abandon physique d’alors avec sa lecture ancienne du roman Passion simple d’Annie Ernaux. Le prénom de l’écrivain peut-être, aussi le sien. L’abnégation plutôt dans le respect de soi lors du rapport à l’autre, le don, le lâcher-prise enfin, avoir pu céder à cette pulsion mortifère qui avait fait éclater tous les corsets de sa morale d’apprêt. Morale apprise, transmise, fidèle gardienne  d’une fertilité antique incontrôlée. Elle ne regrettait rien sinon sa déception inattendue. Elle s’était imaginé qu’elle allait, dans le fait même de n’opposer aucune résistance aux désirs de l’autre, éprouver une jouissance extrême, un orgasme à la hauteur du travail psychologique nécessaire à sa dépossession, à la quantité en outre d’alcool absorbée. Mais non. Le leurre toujours du désir. Le recommencement sans fin. La vague enfant au bord de la mer qui vient  lécher la plante des pieds assise sur le sable mouillé puis se retire et revient. L’accalmie des jours sérieux de célibat, rempli de la foi d’accomplir ce pour quoi l’on est là ici-bas. Le doute, sinueux, serpent venimeux susurrant des mots de vanité. Les questions métaphysiques habituelles. Le devoir décevant. La fatigue accumulée et le retour de l’idée de la vague comme une renaissance. Croire au bonheur encore. A l’amour. Après tout il n’y a pas d’âge pour se laisser bercer par l’érotisme de la vie.

Retrouvez-moi sur You tube dans une vidéo de 2 minutes où je propose mon interprétation d'un extrait du roman dont vous venez de lire les premières pages et que vous retrouverez sur mon site, à raison d'une nouvelle page éditée chaque jour, jusqu'à ce qu'un éditeur prenne le relai de la toute petite maison d'édition numérique, qui l'avait produit à compte d'éditeur,  mais qui vient, hélas, de faire faillite...

https://www.youtube.com/watch?v=cwE4T5g60yA&t=51s

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.