Aujourd’hui c’était différent. Inédit. Elle n’était pas vraiment prête à devoir élire les priorités de son existence dans une urgence médicale probablement évaluée. Elle aurait dû réfléchir plus intensément, plus souvent, à ce qu’elle ferait si demain elle mourrait. Elle sourit de nouveau. C’était ridicule. N’était-ce pas ce qu’elle avait fait toute sa vie ? Essayer de déterminer ce qui lui importait vraiment, de réaliser les vœux qui lui tenaient à cœur et de balayer d’un revers de pensée le reste qui l’encombrait ? Elle n’y était jamais vraiment parvenue. De là, de cette indécision-là qui la rendait morose, insatisfaite, anxieuse, pessimiste, ces collègues disaient d’elle qu’elle n’était jamais contente de rien. Et c’était vrai : ils avaient tout à fait raison. De sa vie, elle ne se contentait pas. Sa vie ne la remplissait pas. Non loin qu’elle se prît pour une baignoire dont elle aurait aimé voir l’eau déborder dans toutes les pièces de la maison. Mais il était toujours question d’un manque, de culture, de bonheur, de foi, de désir, un manque d’être la femme qu’elle n’était pas devenue. Croire que c’était la faute de sa mère ne marchait plus depuis bien longtemps. Sa mère, elle l’adorait pour sa longévité qui lui évitait de se sentir définitivement abandonnée, son courage, sa ténacité, cette passion pour la vie qu’elle avait et qui semblait croître avec les années. Cette évolution la subjuguait. Elle l’admirait. Pour cela et pour un tas d’autres qualités dont sa mère était pourvue mais qu’elle le lui avait pas léguée.
Elle ne lui avouerait rien de ce ciel qui s’obscurcissait juste au-dessus de sa tête comme un dérèglement local subit des saisons. Ce n’était pas dans l’ordre normal des âges de la vie. Sa mère ne comprendrait jamais qu’elle quittât la terre avant elle. Il lui faudrait ruser. Elle mentirait mais bon mentir à sa mère elle y était habituée. Elle n’allait pas lui donner de vraies raisons de s’angoisser. Elle l’était bien assez sans qu’elle ne s’en mêlât : sa vie, son âge, sa solitude, la mort de son père, un trait saillant de son caractère, elle ne savait plus d’où elle tenait sa propension à trouver chaque matin le motif qui justifierait ses lamentations de toute sa journée. Heureusement qu’elle n’était pas comme cela. Elle était pire. Au lieu de mettre en mots affligeants pour autrui les affres de sa vie quotidienne, elle retournait contre son propre corps la folie de sa peur d’exister. Elle pensa soudain à ses premières L. A ce que les élèves lui avaient dit sur le spleen de Baudelaire quand elle avait tenté de leur expliquer sa nature, ses effets. « Il était dingue quoi ! » avaient-ils conclu plus ou moins unanimes. Elle avait soupiré, résignée à les savoir portés par la force d’un plaisir de jouir qu’ils ne troqueraient jamais contre les tourments de la pensée. La vitesse, le mouvement, l’ivresse, le bruit, tout leur était bon pour s’éviter de penser. Les auteurs étudiés leur étaient étrangers, lointains comme les habitants d’une sphère d’aliénés se complaisant dans des gouffres, des abîmes, des sommets même de plénitude qui les effrayaient. La saveur de leur quotidien leur convenait. Et cela, elle le comprenait très bien car pour eux il s’offrait chaque jour comme une mangue délectable, l’exotique fruit d’une nouveauté qu’il leur fallait goûter. Alors les caractéristiques du spleen Baudelaire à côté, c’est sûr, elle ne pouvait rivaliser. D’ailleurs, elle s’en fichait. Ils avaient toute la vie pour s’ennuyer avec une majuscule, regretter le temps où peut-être, ils auraient pu élaborer la parade à la peur qui les surprendrait, un matin, où tout leur être regimberait en proie au mal de vivre, au mal d’aimer, au doute, à la souffrance consciente de pouvoir ne plus exister , impuissants à rien y changer, pris au piège de la condition d’être nés. Ses cours alors leur reviendraient peut-être comme un boomerang du temps passé.
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