Perdre sa voix. Ne plus pouvoir parler. Les mots vacillent, trébuchent, inertes, disparaissent dans le souffle qui leur a donné vie. Ecrire ? l’encre se dilue dans le temps de l’impression. A quoi bon dire, quand le sens a disparu, que tout se fait cri rauque, monologue, ni reçu, ni restitué, quand le mot devient violence, là où il devrait la dissoudre. Et pourtant écrire, pour ressentir encore cette faculté de pouvoir se contredire, de perdre sa raison pour, un temps, ne plus voir l’humanité et le monde s’effondrer, avec le maigre espoir que le verbe s’éclaire à sa propre flamme, se ressaisisse dans le temps de l’énoncé, se fraye un chemin dans l’absurde.
Dans les trames du politique, nous savions pourtant que de la torture infligée au langage naitrait l’innommable. Le langage, ce commun qui ne peut être ni assujetti ni domestiqué, puissance d’émancipation, se fait arme de toute-puissance, outil de dépassement des conventions humaines, de l’effacement des limites que l’humanité s’était fixée à elle-même, celles de la dignité. C’est là, dans le signifiant de la dignité que le premier basculement s’est fait jour. Déclaration performative sensée protéger l’humanité de sa propre inhumanité, elle se fit collier. Le pouvoir de l’être sur soi, devint devoir de respecter sa propre « humanité ». Mais quelle « humanité » ? Celle de ne pas pouvoir mourir dans la dignité, de ne pas pouvoir choisir le moment et la manière de partir. Celle pour une femme, de ne plus pouvoir disposer de son corps pour respecter cette « humanité » déjà née en soi. Il eut fallu s’interposer de son corps collectif face à l’horreur de la sédation lente. Il eut fallu faire chaine humaine aux premières atteintes légales aux droit de disposer de son corps. C’est là, que tout commence et tout finit. Lorsque le mot humanité devient inhumanité.
La pente n’est pas douce. Elle est falaise, abrupte, sans freins ni prises aux parois. Nous chutons à nouveau. Lorsque la liberté d’expression, seule liberté des opprimés, de ceux qui veulent conquérir un droit, une liberté qui leur est refusée, devient liberté d’avilir, de ramener l’autre à une essence, de lui dénier le droit à l’humanité dans la pluralité de ses identités.
Le langage est cette arme qui libère ou opprime selon la bouche qui s’en empare.
Nous savions et nous avons laissé faire. La faute à cette croyance si naïve et si humaine, que l’expérience de l’inhumanité nous protègeraient des bégaiements de l’Histoire. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », disait si bien l’autre. Parce qu’il n’est de vérité que celle dont l’aiguille se dirige vers le bonheur commun et non du plus petit nombre.
Que faire alors ? Que faire quand ceux qui combattent la haine sont désignés comme ses promoteurs, lorsque les listes des défenseurs de la liberté fleurissent à nouveau sur le lisier du déshonneur français, lorsque ceux qui fuient la mort et la misère sont traqués et enfermés dans les camps de l’horreur, lorsque toutes les bonnes volontés deviennent impuissance. Que faire quand même le mot fraternité devient source de tous les maux, quand même le mot amour est perverti ?
Que faire si ce n’est se taire, faire silence, retenir ses mots, les chérir et ne les délivrer qu’au moment de la bataille, ne plus mêler sa voix au chaos du monde, et ne les décocher que lors de l’assaut.
Pour ces amis, ces camarades, qui au crépuscule perdent leur voix, je me suis autorisé ces quelques mots, de cette même langue universelle, que dans des temps bien plus sombres, d’autres que nous s’échangèrent pour se serrer, se réchauffer et croire en des jours meilleurs.