LES PRESCRIPTEURS DE « CENSURE » : RAISONS ET PRÉTEXTES
Dans le précédent billet il était question de censure et de quelques exemples, incontestables et incontestés, s’agissant notamment de l’abandon à la mort des fous par le régime de Vichy. On ne peut traiter de ce drame sans le remettre dans son contexte historique : le régime collaborateur avec les nazis, antisémite, antirépublicain et qui avait aussi la volonté « de se débarrasser des fardeaux inutiles » (Rita Thalmann) : les malades mentaux internés. On ne peut non plus en traiter sans le remettre dans son contexte idéologique et politique actuel : une certaine revichysation des esprits.
Rappels :
- À propos du Monde diplomatique, qui par son appartenance financière au groupe Le Monde peut développer, s’il le veut et il le veut, une ligne idéologique et politique opposée à celle du quotidien mais pour autant ne peut jamais le citer et encore moins le critiquer nommément (voir le billet précédent). Celui-ci a été envoyé à 37 correspondants dans les régions des Amis du Monde diplomatique. Pas un démenti, pas une réaction.
L’existence du groupe Le Monde, qui vient encore d’acquérir Le Nouvel Observateur et Rue89, constitue une concentration capitalistique telle qu’elle représente, à mon avis, une menace pour la liberté d’opinion dans les autres publications du groupe. L’État, en limitant son assistance à la presse, « miséricorde souvent mal ciblée » a écrit Serge Halimi, aux groupes ne dépassant pas trois publications traitant d’idéologie ou de politique pourrait contribuer à un peu mieux assurer cette liberté d’opinion. Une loi antitrust s’agissant de la presse en quelque sorte.
- À propos de L’Humanité, où le retournement de point de vue sur le sujet - l’abandon à la mort des fous sous le régime de Vichy - a été révélé en 2003, à la mort de Lucien Bonnafé, sous la plume d’Elisabeth Roudinesco censée lui rendre hommage, et qui gomma l’engagement de toute une vie pour la révélation du drame et la reconnaissance des responsabilités du régime de Vichy en la matière. Changement de point de vue confirmé, en 2007, après la publication d’un ouvrage : L’hécatombe des fous de Mme Von Bueltzingsloewen. Révisionnisme sur le sujet que Rivarol a magnifiquement résumé, se fondant il est vrai sur un long compte rendu du Monde, toujours d’Elisabeth Roudinesco : « Le régime de Vichy est enfin innocenté d’avoir programmé un “génocide”. Celui des pensionnaires des asiles d’aliénés ». Révisionnisme sur le sujet – « Un bon révisionnisme » a ajouté Rivarol - avec l’utilisation d’un argument se voulant décisif chez la psychiatre en rendant compte dans L’Humanité : « le contexte eugéniste ».
À L’Humanité, que n’a-t-on lu Le train des fous de Pierre Durand. Résistant à 18 ans, déporté à Buchenwald… et journaliste à L’Humanité de 1947 à 1983. Le « contexte » ? Il n’y avait pas moins, sous le régime de Pétain, d’antisémitisme que d’eugénisme. Faudrait-il alors aussi comprendre et excuser ce régime d’avoir livrer le juifs de France, enfants et adultes, au nazi au prétexte du contexte ? Que n’a t-on lu alors à L’Humanité la préface de Patrick Tort à la réédition en 2001 du livre de Pierre Durand sous-titré « D’un usage sordide du “contexte” en histoire » : « Deux historiens de Vichy (1), qui en cette occasion ne firent pas preuve d’un grand discernement, crurent décent de voler au secours de leur collègue (2) en évoquant la non-responsabilité directe de Carrel dans la mort des malades mentaux du fait de sa non-participation au gouvernement de l’État français, appelant à distinguer entre le « contexte » de l’Occupation et la politique dudit gouvernement dans l’étiologie de cette effroyable surmortalité, niant que les malades aient été « sciemment exterminé par Vichy », mettant en place le système qui servira à d’autres pour innocenter Carrel par ledit « contexte », et tirant de cette recette désespérément banale l’espoir d’une disculpation de l’intéressé et d’un rétablissement de la sérénité académique un instant troublée par l’écho des cris des agonisants (3). Pourquoi donc développant cette logique, nos historiens n’ont-ils pas excusé de même les égarements du Chancelier du Reich, probablement victime lui aussi, et victime éminente du « contexte » ? Il en est quelques-uns en France qui n’aperçoivent l’énormité de ce qu’impliquent certaines de leurs appréciations que si une ironie extérieure l’en fait jaillir. Et qui, dans une marche funèbre, ignorent volontiers le compositeur et le chef d’orchestre pour ne considérer que la responsabilité des exécutants ».
(1) Rousso et Conan, Vichy, un passé qui ne passe pas, Fayard, 1994, p. 27 et suiv., et p. 280, texte et note. Une seule citation de l’ouvrage prescripteur de Carrel en 1935 aurait raison de ce discours éhonté contre « les militants tardifs de la mémoire » (sic, p. 280), expression qui mériterait les honneurs d’un journal satirique.
(2) Il s’agissait d’Alain Drouard.
(3) Vichy n’a pas « sciemment exterminé » les malades mentaux. En dépit de cris d’alarme réitérés, Vichy les a sciemment laissés mourir. Cela pour les amateurs de « distinctions » rédemptrices.
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Les prescripteurs de « censure » :
Il faut essayer d’expliquer les raisons ou prétextes avancés par les principaux prescripteurs de censure, prétextes variant selon les époques où ils ont été énoncés et variant aussi selon la proximité de certains prescripteurs, à un moment donné, avec le régime de Vichy. Raisons et prétextes pouvant se marier.
1 – Il y a ceux pour qui, gaullistes et communistes, ou aujourd’hui encore pour une partie d’entre-eux, « Vichy, ce n’était pas la France » :
« Mettant vos pas dans ceux de Jacques Chirac en 2005, vous venez au nom de la France de faire « repentance » au cours de la cérémonie qui a eu lieu le 22 juillet dernier, commémorant la rafle du Vel d’Hiv. « Repentance » effectuée à propos des atrocités antisémites, commises par la police dite « française » du gouvernement de Vichy. Anciens résistants, mes camarades et moi-même, nous refusons ce type de « repentance » qui n’a d’autre objet que d’inscrire Vichy dans la continuité des gouvernements de la République et de banaliser le régime criminel de Pétain, Laval, Pucheu et Bousquet ». François Hollande était ainsi apostrophé, dans une lettre ouverte, en juillet 2013, par Léon Landini, grand résistant FTP-MOI, torturé par Klaus Barbie, multi-médaillé, membre du PCF jusqu’en 1995. Homme éminemment respectable.
Pour lui, « La France : c’était celle qui, de Londres, sous la direction du Général de Gaulle… […] La France : c’était celle du Conseil National de la Résistance […] Vichy : ce n’était plus la République, Vichy : c’était le coup d’État du 10 juillet 1940 où une majorité de députés félons remirent notre Nation entre les mains d’un maréchal vendu à l’occupant ». Cela résume le point de vue de Léon Landini, et il n’est pas le seul à penser ainsi, pour qui « Vichy, ce n’était pas la France ». Et qui n’est pas totalement faux… ni vrai. La France est une entité géographique, historique, sociologique, anthropologique… qui s’est construite au cours des siècles. Elle ne s’identifie pas à l’état de l’État politique d’un moment de son histoire. En ce sens Léon Landini a raison : « Vichy, ce n’était pas la France ».
En 1940 « la France n’était plus sous un régime républicain ». Exact, certes. Mais Jacques Chirac, dans sa fameuse déclaration, n’a jamais mis en cause la France mais l’État français d’alors, bien sûr fasciste ou totalitaire mais État de fait quand même. Où Léon Landini confond Nation et État. Sous Louis XIV non plus la France n’était pas à l’évidence républicaine, mais l’État existait bel et bien et le rayonnement de la France était même alors au zénith. En 1940, c’était bien d’un coup d’État qu’il s’agissait, même si la plupart des membres de l’Assemblée Nationale avaient voté les pleins pouvoirs à Pétain. Cela n’avait pas été ratifié légalement par le peuple disent certains. Certes encore, mais d’une part, cela était impossible, occupation aidant si l’on peut dire. Et heureusement : s’il y avait eu référendum, Pétain aurait été plébiscité.
2 – Il y a ceux pour qui, maintenant, il faut faire silence sur les turpitudes du régime de Vichy. Par exemple l’historien Henry Rousso décrétant à propos de L’extermination douce de Max Lafont, en 1989 : « Le placard vichyste est déjà bien encombré sans qu’il soit besoin de l’enrichir de nouveaux cadavres ».
Par exemple François Fillon, en 2012, à l’occasion de l’anniversaire du 17 octobre 1961 quand des dizaines ou des centaines d’Algériens ont été jetés à la Seine sur les ordres du sinistre Maurice Papon, déclarant en avoir assez « que tous les quinze jours, la France se découvre une nouvelle responsabilité, mette en avant sa culpabilité permanente. J’ai déjà été choqué des déclarations de la France responsable des crimes commis pendant l’Occupation sur son territoire… ».
Où Fillon confond aussi Nation et État. Mais ce n’est pas un naïf. L’indignation est de façade. Confondant France et État, cela lui permet de se décharger de certaines de ses propres responsabilités, ou de celles de son clan, sur l’ensemble des citoyens du pays qu’il baptise « France ». Ici, en l’occurrence, de celles de Maurice Papon couvert par son Premier ministre, Michel Debré. Ici encore de celles du régime de Vichy reconnues par Jacques Chirac.
3 – Il y ceux pour qui, il faudrait pardonner et réconcilier, résistants et collaborateurs. Par exemple Georges Pompidou en 1972 déclarant : « Le moment n’est-il pas venu de jeter le voile, d’oublier le temps où les français ne s’aimaient pas, s’entre-déchiraient et même s’entre-tuaient ? Réconcilier Paul Touvier et Jean Zay ? Pas facile. Si le premier a bien été gracié par Georges, le second a bien été exécuté, si ce n’est par Paul c’est par l’un de ses frères de la Milice. Et il faudrait oublier ?
Par exemple François Mitterrand, une vingtaine d’années plus tard répétant : il est nécessaire « de mettre un terme à la guerre civile permanente entre français ». Réconcilier René Bousquet et Céline et Rafal Ajzenberg ? Pas facile là encore. Si Bousquet, ami du Président, a également été gracié pour faits de résistance (?), Céline et Rafal, eux, ont bien été envoyés à Auschwitz par René. Devoir faire ami-ami avec lui ? Ils n’en seraient pas revenus !... s’ils en étaient revenus. Et il faudrait oublier ?
Motif invoqué pour les silences et pardons : la cohésion nationale. Mais celle-ci ne passe pas par l’idéologie de l’oubli. Il ne s’agit pas de jeter de l’huile sur le feu, mais la cohésion nationale passe par la reconnaissance des responsabilités des uns et des autres : collaborateurs et résistants, colonialistes et anticolonialistes. Le même scénario semble se renouveler aujourd’hui à propos du Rwanda et des complicités de l’État français d’alors dans le génocide : mêmes négations quant aux responsabilités, mêmes confusions entre notions de Nation française et d’État français.
4 – Il ya ceux pour qui, il faut maintenant réhabiliter certains collaborateurs qui auraient été injustement condamnés à la Libération. Par exemple nous a dit Le Monde : à propos du ministre de Laval, Max Bonnafous, gracié pour faits de résistance (?), et sauveur des fous (il n’y a eu que 76 000 morts). À propos du Chef de cabinet de Laval, Jean Jardin, ignorant tout des agissements de son patron (?). À propos de l’industriel Louis Renault, fournisseur de véhicules aux armées allemandes. Un chapitre entier est consacré dans L’abandon à la mort… de 76 000 fous par le régime de Vichy (L’Harmattan, nov. 2012) à cette propension du Monde à vouloir « blanchir » et réhabiliter Max, Jean et Louis. On peut s’y reporter.
Si Le Monde a ainsi été pointé dans le livre, il n’était pas le seul média à pouvoir l’être mais il est le seul à être « journal de référence », c’est qu’à l’inverse de L’Humanité, où le changement de cap quant à l’appréciation des responsabilités vichystes dans la mort des fous internés sous l’Occupation constituait et constitue toujours à mes yeux un accident contre nature, pour Le Monde il ne s’agissait pas alors d’un accident mais d’une orientation éditoriale visiblement assumée (aujourd’hui je ne sais pas si c’est toujours le cas ?), caractérisée par une suite de prises de position allant dans le même sens : réhabiliter d’anciens collaborateurs du régime de Vichy.
5 – Il y a ceux enfin pour qui, attribuer au régime de Vichy la mort des 76 000 fous internés ferait de l’ombre à la mémoire des 76 000 autres morts, les juifs de France. Ainsi, en réduisant la mort des premiers à un fait divers, leur mémoire passerait à la trappe et ne subsisterait alors que celle des seconds. Et disparaîtrait ainsi une soi-disant concurrence possible des mémoires.
Je me souviens avoir entretenu une correspondance avec un historien, c’était au printemps 2001, à propos de l’abandon à la mort des fous sous le régime de Vichy. Un jour, il m’écrit : « … l’on m’a beaucoup reproché dans les milieux universitaires d’avoir signé une pétition dans laquelle se trouvaient comparés le sort des Juifs et celui des aliénés. Sur le fond, et pour toutes les raisons que je viens d’évoquer, vous comprenez que je ne peux évidemment pas souscrire à un tel amalgame ».
Voilà en fait ce que disait la pétition intitulée « Pour que douleur s’achève » : « Alors qu'en Allemagne le nazisme, suite à un décret secret de Hitler et préludant ainsi à d'autres exterminations, éliminait les fous dans des chambres à gaz, mais aussi par un traitement dit « de la faim », en France, le gouvernement collaborateur de Vichy, sans loi ni décret, mais par l'application d'un mot d'ordre discret qui aurait pu être « laissez-les mourir », parvint à peu près au même résultat ». Comparaison ou simple constat ?
Et la pétition ajoutait : « La conduite de la société à l’égard de ceux qu’elle regarde comme différents ou faibles est révélatrice de l'état de sa civilisation en chaque moment de son histoire. Idéologies, politiques, pratiques sociales (et psychiatriques) se retrouvent ainsi dans un ensemble cohérent caractérisant la structure d'une société où l'abandon des malades mentaux, en 1940, rejoint les procédures d'« effacement » des juifs, des Tziganes et d'autres catégories de personnes placées en dehors ou en deçà des normes. Or ce qui condamne la « civilisation » de cette sinistre période condamnerait identiquement la nôtre à l'aube du nouveau millénaire si les “malades sans intérêt” d'hier étaient aujourd'hui maintenus dans leur condition de “morts sans intérêt ” ». Comparaison ou simple constat ?
Et je répète : Pour moi, la question est : qu’en sera-t-il pour les générations à venir de cette histoire dans une Histoire du régime collaborationniste siégeant à Vichy, elle-même bloquée ou pas encore totalement révélée ? Un simple fait divers, oublié dans dix, vingt ou cinquante ans ? L’enjeu politique aujourd’hui, l’enjeu historique pour demain, est me semble-t-il, là : l’oubli de cette histoire ou son inscription dans la mémoire collective, avec la caractérisation des responsabilités des uns et des autres. Il ne s’agit pas de repentance, sa dénonciation est très à la mode aujourd’hui, mais de reconnaissance. Mais, soyons optimiste, tabous et censures ne sont jamais définitifs. L’Histoire finie toujours par reconquérir ses droits. Il en va de la responsabilité des journalistes, des historien(nes), de toutes et de tous pour que cela soit aujourd’hui et non au siècle prochain.