■ Edward P. THOMPSON
MISÈRE DE LA THÉORIE
Contre Althusser et le marxisme anti-humaniste
Traduit de l’anglais et préfacé par Alexia Blin, Antony Burlaud, Yohann Douet et Alexandre Féron
Introduction : Dorothy Thompson
Paris, L’Échappée, collection Versus, 2015, 400 pages
Il fut un temps où l’on nous enjoignait de relire Marx en chaussant les lunettes d’Althusser (1918-1990) et Freud à l’aune de Lacan (1901-1981). En ce temps-là, Jean Baudrillard (1929-2007) et Michel Foucault (1926-1984) bataillaient ferme – Oublier Foucault (1976) – autour de la question du pouvoir et des résistances dont la domination se sert pour se reproduire. En ce temps-là, les appareils politiques marxistes-léninistes énonçaient « le Bien, le Bon et le Juste » à grand renfort de concepts puisés dans le « matérialisme historique » ou dans la distinction entre « superstructures et infrastructures ». Ils les sanctuarisaient de telle sorte qu’il était risqué d’émettre la moindre réserve sans avoir recours à la dialectique, à la praxis et autres fondements « de la ligne juste ».
Il est sans doute extrêmement difficile de saisir, aujourd’hui, en quoi et pourquoi la « machine de guerre » conceptuelle élaborée par Althusser suscita, au tournant des années 1970, un tel engouement auprès d’une nouvelle génération de militants marxistes, surtout intellectuels, dont mai 68 fut le premier fait d’arme. Et c’est évidemment pour cette raison que la charge d’Edward P. Thompson [1] contre Althusser pourra paraître exotique à ceux qui la liront. En réalité, c’est l’époque qui l’était. L’analyse méticuleuse qu’en tire Thompson est surtout édifiante parce qu’elle permet, précisément, le démontage d’une imposture en « déconstruisant », à partir d’une lecture farouchement critique de ses textes, la réelle fascination qu’exerça en son temps le rédacteur de Pour Marx et Lire le Capital sur la foule des doctorants « ès marxisme » et des petites mains qui se nourrissaient de leurs travaux. Aux uns la puissance de « la Théorie », aux autres la solidité du manche de pioche dont les premiers usaient avec dextérité à l’encontre des « anars, des révisionnistes et des sociaux-traîtres en tous genres » – en bref tous ceux qui ne s’alignaient pas, au nom de la discipline révolutionnaire, sous les drapeaux d’une organisation quasi militaire qui, il faut bien le dire, laissait poindre une volonté de puissance qui transformait le pouvoir du militant en spectacle de sa propre libido. La force de la séduction, en somme : celle du discours du Maître. Ce que Lacan n’avait pas manqué de pointer, en 1969, lors d’une intervention à l’université de Vincennes : « Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c’est à un Maître. Vous l’aurez. [2] » En des temps où commençait de refluer le gauchisme, cette idée fut reprise par François Fourquet, sous forme de questionnement, dans le quatorzième numéro de la revue Recherches (1974) : « Ne savons-nous pas que le Parti a toujours prospéré dans la mauvaise conscience en traînant derrière lui une meute de juges qui avaient la vérité avec eux ? [3] »
Le structuralisme version Althusser contenait, comme le souligne avec force un Thompson très en verve, cette volonté de domination qui se proposait de réduire à néant les disciplines qu’il prétendait phagocyter – l’histoire en particulier, mais aussi la philosophie et l’anthropologie –, soit pour les instrumentaliser, soit pour les sortir, à grands coups d’anathèmes, du champ épistémologique que le théoricien se faisait fort de « reconstruire ». On ne niera pas que la charge, parfois très drôle, souvent très savante, de Thompson – originellement publiée en 1978, à Londres, et jamais traduite en français – a un parfum quelque peu « rétro ». Et ce d’autant que le nom d’Althusser n’évoque plus grand-chose aux jeunes lecteurs d’aujourd’hui, s’il en reste, et pas davantage l’influence résolument dogmatique que le gourou de la rue d’Ulm exerça sur ses adeptes – dont l’« althussérien » Badiou est, lui, encore très lu.
Cela dit, pour qui a constaté, même de loin, dans les années de l’après-68, les invraisemblables dégâts que provoqua sur des esprits apparemment rationnels mais globalement captifs le système clos d’Althusser – « dernier monstre à la mode sur la scène intellectuelle », écrit Thompson –, ce livre regorge de notations critiques acérées qui font indiscutablement sens (et, ne le nions pas, plaisir). Il pointe, par exemple, la « syllogistique absurde » sur laquelle le Maître (Althusser) s’appuya, en théologien d’une vérité sans preuves, pour opérer une « coupure épistémologique » entre le Marx « philosophe » de l’avant-1845 et le Marx « scientifique de l’histoire » de l’après. Rejetant du même coup le premier (le jeune Marx) dans les brumes d’un idéalisme dénotant une trop grande proximité avec les idéaux libertaires et une incapacité à distinguer les contradictions « secondaires » des contradictions « principales », Althusser, partant du seul Marx qui avait ses faveurs, se mit en quête du fin mot de l’Histoire, une Histoire incarnée dans le triomphe de « la Théorie », celle qu’il élabora lui-même, en vrai idéaliste pour le coup, puisque, par bien des côtés, elles avaient toutes les apparences d’une vérité révélée. Misère de la religion marxiste…
Et pourtant « cette vérité » n’en finissait pas, alors, d’agoniser avec le recul irrémédiable de l’illusion « communiste » en URSS, avec le délitement granguignolesque du PCF, avec les crimes à répétition de la « Grande Révolution culturelle » en Chine, avec l’ignominie sanglante sur laquelle ouvrit la prise de pouvoir des Khmers rouges au Cambodge. Plus le marteau marxiste-léniniste tapait fort, plus la réalité insoutenable du pouvoir à qui il donnait sa légitimité assassine ressemblait à la caricature de l’œuvre de Marx, sujette elle-même à une exégèse devant révéler la nature eschatologique d’une herméneutique qui n’en finissait pas de distinguer les amis des ennemis (de classe, des masses, du Parti…) et vouant ces derniers « aux poubelles de l’histoire ». Lorsque le refus de l’humanisme confine à la déshumanisation, qu’en est-il du projet politique qui le soutient ? On peut l’énoncer ainsi : faire en sorte, et par tous les moyens, de réduire à néant tout discours critique au sein même de l’espace qu’il cherchait à étouffer, le système Althusser prit les allures d’un spasme d’agonisant, celui du marxisme s’élevant au rang de science, avec ses structures mécaniques décrivant les sociétés humaines comme les instruments d’une transcendance dont le marxisme-léninisme serait « la fin dernière ». Comme dirait Edward P. Thompson : « Pour qui prend les idées au sérieux, il est difficile de parler de l’erreur […] sans une certaine âpreté dans l’expression. » On se gardera donc de confondre l’œuvre de Marx avec la « pensée-Althusser » qui en fit, après l’avoir épurée, une terrible machine à déshumaniser.
Pour Michel Henry (1922 -2002) [4], par exemple, l’économie, au sens de la réalité économique, n’est possible que par la présupposition d’une seconde réalité, la « vie ». Le pont, parfois bien fragile, qui relie l’individu au social, c’est bien la vie – et le désir qui l’anime –, ce vers quoi il importe de se tourner. Celle que l’économie met en coupe réglée, compresse et nous presse de « positiver » ; celle que l’État normalise, réglemente, contrôle, inspecte « au profit » de la première ; celle que la culture de masse enferme dans le spectacle hystérique que procurent les émotions médiatisées ; celle du repli sur des signes d’appartenance vidée de toute autre signification que l’adhésion, au plus profond de soi, à l’économie comme réalité de la vie, pour ne pas dire comme vie en elle-même, une vie devenue aliment de la machine à produire de la valeur, une vie qui ne serait plus une fin en soi mais un moyen de l’économique – ce processus continu, ininterrompu et autocentré, de création de valeur.
Face à cette vie, « la Théorie » d’Althusser, projet pharaonique s’il en fût, est aujourd’hui engloutie sous les décombres de l’idéologie mortifère qui l’a produite. Et c’est dans ces ruines, précisément, que nous cherchons encore, avec Edward P. Thompson, à retrouver le fil de l’ « humanisme » – ou de « l’humain », pour reprendre une distinction opérée par Henri Lefebvre [5] – qui est à la source de l’analyse critique dont Marx fut l’incontestable artisan. Car les hypothèses marxiennes ne nous sont utiles, désormais, que dans la mesure où elles ne fondent pas une théorie achevée, où elles demeurent ouvertes et modifiables – par confrontation à leur critique, notamment du matérialisme historique et de l’idée de progrès. Ce n’est qu’ainsi qu’elles pourront encore nous aider à ne pas céder à la résignation et à résister au sinistre destin que nous promet l’économie : transformer « l’homme » en instrument de sa domination – autrement dit, de sa propre fin.
Jean-Luc DEBRY
[1] Sur Edward P. Thompson (1924-1993), historien renommé, marxiste anti-dogmatique et acteur de la New Left, on se reportera à l’étude de Miguel Abensour – « La passion d’Edward P. Thompson » –, reprise dans le n° 46, juillet 2013, d’À contretemps. Ouvrages ou textes disponibles en langue française : La Formation de la classe ouvrière anglaise, Le Seuil, « Points », 2012 ; « L’économie morale de la foule dans l’Angleterre du XVIIIe siècle », in : E. P. Thompson et alii, La Guerre du blé au XVIIIe siècle, Éditions de la passion, 1988 ; Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, La Fabrique, 2004 ; La Guerre des forêts, La Découverte, 2014 ; Les usages de la coutume. Traditions et résistances populaires en Angleterre, XVIIe-XIXe siècles, Gallimard/Le Seuil/Éditions de l’EHESS, « Hautes études », 2015.
[2] Propos repris dans le n° 121 du Magazine littéraire [Spécial Lacan], février 1977.
[3] La revue Recherches était animée par Félix Guattari et l’équipe du Centre d’études, de recherches et de formation institutionnelles (CERFI). L’élaboration de son quatorzième numéro – « L’idéal historique – Généalogie du capital 2 » – fut confiée à François Fourquet.
[4] Michel Henry, Marx. Vol. 1 : Une philosophie de la réalité ; Vol. 2 : Une philosophie de l’économie, Gallimard, 1976. Une note de lecture sur le livre de Michel Henry, Le Socialisme selon Marx – Arles, Sulliver, 2008 – est disponible sur ce site.
[5] Henri Lefebvre, Le Temps des méprises, Stock, 1975, p. 202.
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Sur le même sujet, on peut utilement lire, ou relire, toujours pendant les vacances,
d’Henri Lefebvre :
Article publié dans L’Homme et la société en 1969 dans le No 13, pp. 3-37
Et qu'on peut retrouver sur le site ci-dessous :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/homso_0018-4306_1969_num_13_1_1227
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ET ENCORE, À PROPOS D’HENRI LEFEBVRE
Cet ouvrage aide à comprendre les liens entre options politiques et philosophiques ainsi que les directions dans lesquelles peuvent s’orienter aujourd’hui recherches et mouvements « altermarxistes » sur les différents continents. Difficile de ne pas passer par la case Lefebvre. Certes il demande un effort mais on n’y trouvera néanmoins aucun jargon inutile ni discussion de salon : seulement des références à Pascal, Schelling, Heidegger, Sartre, Clouscard...
Une femme, un honnête homme du XXIe siècle - qu’il soit citoyen, militant, étudiant, enseignant - y puisera, à travers Henri Lefebvre, une arme pour l’intelligibilité du monde ainsi que pour la pratique.
Les auteurs :
Hugues Lethierry, coordinateur, est professeur honoraire à l’IUFM de Lyon 1. Journaliste culturel en été à Avignon. Il a été le premier à avoir écrit sur Lefebvre (qui fut son professeur) en France depuis la mort du philosophe. Il est aussi spécialiste de Jankélévitch et du cynisme grec (dans Hipparchia mon amour). Ses interventions (à la Sorbonne, à Varsovie, à Santiago ou Genève) ainsi que celles de ses collaborateurs font connaître à tous la pensée et l’action Lefebvrienne.
Il a également écrit ou coordonné Penser avec Henri Lefebvre, Penser avec Jankélévitch et Agir avec Jankélévitch (Chronique sociale).
Préface : Th. Paquot
Postface : J.-P. Garnier
Avec les contributions de Léonore Bazinek, Alessandra Dall’Ara, Judicaelle Dietrich, Jean-Pierre Garnier, Pierre Lantz, Jean-Pierre Lefebvre, Jean-Yves Martin, Jorge-Hajime Oseki, Thierry Paquot, Sylvain Sangla.
176 p. - 16,90 € _
Ouvrage disponible en librairie
À défaut, sur notre site Internet
ou par correspondance
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Chronique Sociale - 1, rue Vaubecour - 69002 Lyon - tel. : 04 78 37 22 12 - fax : 04 78 42 03 18
courriel : secretariat@chroniquesociale.com
Grâce à Hugues Lethierry et aux corédacteurs de l'essai qu'ils viennent de publier (Armand Ajzenberg, Sylvain Sangla, Leonore Bazinek), nous avons l'opportunité de redécouvrir un intellectuel emblématique, dont le travail de géographe marxiste connaît aujourd'hui un regain d'intérêt. Quand à la question de savoir comment "Agir avec Henri Lefebvre", la rencontre dont voici des extraits vidéo tente d'y répondre, tout en nous donnant l'occasion de nous faire quelques nouveaux amis, grâce à Jean-Pierre Garnier, égal à lui-même dans son courageux et opiniâtre travail critique des précieux et précieuses ridicules de la classe dirigeante :
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Pour lire la suite :
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