Armand Ajzenberg (avatar)

Armand Ajzenberg

Abonné·e de Mediapart

47 Billets

1 Éditions

Billet de blog 17 novembre 2014

Armand Ajzenberg (avatar)

Armand Ajzenberg

Abonné·e de Mediapart

DÉPASSEMENT DU CAPITALISME, LUTTE DES CLASSES, SOCIALISATION DES MOYENS DE PRODUCTIONS

Armand Ajzenberg (avatar)

Armand Ajzenberg

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

FAUT PAS RÊVER ?

À la suite du précédent billet - lutte des classes ou partenariat social ?- le correspondant d’un réseau LINKEDIN (que j’anime, plus de 1000 contacts) ayant pris connaissance du billet publié sur Mediapart m’a écrit ceci :

« On peut toujours revenir au discours anti capitaliste incantatoire : lutte des classes, socialisation des moyens de production, etc…

Dans l’état actuel de la société mondiale, il est illusoire qu’un pays seul, peut peser sur le « système ». Lorsque cette illusion a prévalu (ou prévaut encore), la pire tyrannie s’installe. Les évolutions historiques se font plus lentement que l’expression de nos rêves. On peut le déplorer, mais c’est ainsi… »

Ma réponse (longue, très longue même, mais est-il possible d’affirmer sans argumenter, un peu ? :

Vous avez raison. Les discours incantatoires, ou paroles « saintes » (n’est-ce pas Jean Tramuset ?), anticapitalistes ou autres, ne mènent à rien. Mais quand même, qu’est-ce que le capitalisme ? Seulement un énième mode de production. L’actuel ayant subi une suite de mutations… pour survivre ou s’adapter. La dernière en date de ces mutations est sa forme financière. Ce capitalisme est-il éternel ? Est-ce pour autant la fin de l’histoire ?

Dans un ouvrage collectif de 1968, à propos de l’anniversaire de l’écriture du Capital rédigé en 1867, Henri Lefebvre écrivait :

« Il convient de distinguer la croissance économique et le développement social. La croissance est quantitative et le développement qualitatif. […] Il peut y avoir croissance sans développement et développement sans croissance… La société capitaliste peut donc, à travers crises et convulsions, connaître une croissance et même bouleverser les techniques de production. Tant que la bourgeoisie peut jouer ce rôle, elle garde le pouvoir. Un mode de production disparaît seulement lorsqu’il a mis au jour ce qu’il recelait : connaissances, techniques, forces productives. Les limites du capitalisme lui sont assignées par lui-même, et non pas du dehors. Toutefois, il a des limites. Les bornes de la croissance sont posées par le développement. Et inversement : un développement accéléré des rapports sociaux et politiques exigera une croissance qui rattrape le retard des forces productives, ou bien trouvera son frein et ses bornes dans l’état des forces productives. L’ouvrage de Marx se termine donc sur cette perspective : un mouvement dialectique nouveau dans une certaine mesure passe au premier plan, celui des rapports entre croissance et développement. » (En partant du Capital, préparé et présenté par Victor Fay, Anthropos, 1968).

Il faut bien constater que les modes de production sont périssables. Le mode de production esclavagiste a dépéri quand les esclaves devenus économiquement inutiles furent remplacés par l’introduction du harnais, de la voile, du moulin à vent… Le mode de production capitaliste s’est installé avec la découverte notamment de la machine à vapeur et la révolution de 1789 l’a accouché en supprimant la monarchie absolue et en introduisant la démocratie.

À chaque changement de mode de production, les individus devenus inutiles pouvaient alors migrer vers d’autres activités. Agriculture, artisanat, commerce d’abord et ensuite vers l’industrie. Aujourd’hui, c’est fini. Plus de nouvelles activités permettant de résorber les surplus de main-d’œuvre générés par l’informatisation, l’automatisation du travail traditionnel, qu’il soit manuel ou intellectuel. Seule alternative proposée par le capitalisme : le chômage ou des petits boulots de misère. Jusqu’ici, toutes les mesures, factices, pour y remédier ressemblent à des emplâtres sur des jambes de bois.

Le problème est mal posé. Ce n’est pas le chômage qu’il faut traiter mais le travail, ou plus précisément le temps de travail. Le travail, longtemps érigé en valeur parce que source de production de richesses, est en effet devenu, financiarisation aidant, un coût. Un coût qu’il faut, comme tous les coûts concourants à la fabrication d’un produit – qu’il s’agisse d’un produit matériel, du vivant ou d’un dossier -, tenter de réduire. Échappent à ce traitement, les dividendes. Ils ne sont pas des coûts mais des récompenses au capital placé.

Je me souviens, c’était dans les années 90, je travaillais dans une grande entreprise (elle n’existe plus, sauf dans quelques mémoires) – la Société Anonyme de Télécommunications. Je vous prie d’excusez l’évocation de souvenirs personnels, mais ils illustrent ce dont il sera question : la place centrale du temps de travail et les licenciements boursiers.

En fin de carrière, je travaillais donc dans un service qui avait pour mission d’évaluer le prix de revient des produits industriels de pointe avant qu’ils ne soient mis en fabrication, sur plans donc. Étaient pris en compte les composants achetés à l’extérieur, ce qui était facile, et étaient calculés très précisément les temps consacrés à la fabrication des produits finis, les temps de travail donc. Non pour tenter de les réduire, mais pour permettre d’évaluer d’autres coûts. Ceux des temps de recherche et d’études (labos, services techniques), ceux des services généraux (achats, comptabilité, administration, etc.). Ils étaient, eux en effet, des coefficients multiplicateurs de ces temps de travail. Ces derniers étant les seuls que l’on pouvait calculer précisément et qu’ensuite on pouvait vérifier après fabrication. Ceci pour dire que le temps de travail, la force de travail des salariés manuels, était bien au centre du processus de production, même si ces salariés avaient comme mission de diriger une machine automatisée. Ce temps de travail, cette force de travail, étaient bien la source des richesses produites, avec comme objectifs les rémunérations, l’accumulation élargie de capital ou, autrement dit, les investissements capables d’aller ailleurs que dans la simple reproduction de l’existant et enfin les dividendes ou profits. Parallèlement, la forme financiarisée du capitalisme, comme autre source de profits, existait déjà.

Ce capitalisme avait et a toujours d’autres ruses à son service. Si le travail est devenu un coût, une variable d’ajustement des profits, le licenciement économique est un autre coup du capitalisme financier pour générer du profit. Je l’ai connu et subi aussi dans cette entreprise. Plus de 300 licenciements sur 1200 salariés de celle-ci en région parisienne, dans les mêmes années. La cote en bourse de la SAT bondit. Les dividendes des actionnaires aussi. Pour en savoir plus sur ces histoires, par curiosité, on peut aller à : http://www.satsouvenir.fr/index.php?p=4-3

Le capitalisme financier a encore bien d’autres ruses à son service. Par exemple, l’optimisation financière. Mais tenons-nous en à ceux dont il a été question : la centralité du travail et les licenciements économiques.

Dans sa réponse au questionnaire de nouvelles FondationS (voir billet précédent), François Hollande, alors Premier secrétaire du PS, disait : « le dépassement du capitalisme est indissociable de la question démocratique à l’échelle du monde, car la priorité, c’est la maîtrise par les hommes  de leur destin qui ne peut être subordonné aux logiques capitalistes qui n’ont que pour seul objectif le profit, la rentabilité financière. » Chiche. S’agissant de la démocratie dans l’entreprise, suggérons au même, aujourd’hui Président de la République, d’admettre, avec nous, que les salariés étant les propriétaires de leurs forces de travail – principe fondamental qui devrait figurer dans la Constitution –, et par conséquent  producteurs des richesses produites dans l’entreprise, que les détenteurs des capitaux (les actionnaires donc) ceux qui par leurs apports de capitaux permettent cette production des richesses, alors François Hollande admettra, avec nous, que la démocratie dans l’entreprise, que l’exercice du pouvoir de décision dans celle-ci passe par un partage entre salariés et actionnaires.

Suggérons en conséquence de transformer les centres de décision dans l’entreprise, de haut en bas. En les partageant. Un co-PDG élu par les salariés, un autre désigné par les actionnaires. Et ainsi de suite dans tous les services de l’entreprise. Dans chacun, un responsable (on dit chef) élu, et un autre désigné par sa hiérarchie supérieure et qui devraient s’entendre. Il s’agirait d’une transformation, radicale, de l’organisation du travail dans l’entreprise, la plus politique des techniques. « Ce n’est plus la propriété du capital qui permet d’avoir le pouvoir dans l’entreprise, mais le pouvoir sur l’organisation qui donne la maîtrise le capital » constataient en 1995 Alain Bron et Vincent Gaulejac dans La Gourmandise du Tapir.

Dans sa réponse au même questionnaire, Manuel Valls, alors simple député, affirmait : « Être de gauche, c’est considérer que le capitalisme, livré à lui même, ne parvient pas à produire un optimum économique et social. L’homme de gauche, c’est donc celui qui humanise et régule le capitalisme. » Chiche encore. S’agissant d’humaniser et de réguler, suggérons au Premier ministre d’admettre, en vertu du principe que les salariés, propriétaires et utilisateurs de leurs forces de travail, concourent eux aussi aux résultats de l’entreprise, comme les actionnaires y concourent par leurs apports de capitaux, suggérons donc au premier ministre l’indexation de l’augmentation des dividendes sur celle de l’augmentation des salaires dans l’entreprise, ou vice-versa. Suggérons encore à Manuel Valls d’introduire par la loi ou par décret, pour stopper les licenciements économiques/boursiers, la suspension (quand de tels licenciements ont lieu) pendant plusieurs mois la cotation en bourse de l’entreprise en question.

Cette forme de co-propriété de l’entreprise entre salariés producteurs de plus-value et actionnaires fournisseurs de capitaux, ce ne serait pas encore un changement radical de mode de production, mais un grand pas vers… Ce serait un développement social majeur d’adaptation au niveau de la croissance telle qu’elle existe… et un grand pas vers la socialisation des moyens de production… et un autre vers la démocratisation dans l’entreprise.

Populisme diront-ils !(?)

Cependant, il n’y a plus vraiment de croissance et cela depuis belle lurette. Le fait que le capitalisme qui mise pour sa croissance sur la financiarisation, autrement dit sur du vent (et encore avec le vent on peut produire de l’électricité), et non sur le travail est signe qu’il a atteint ses limites. La croissance, ce n’est pas l’augmentation du PIB qui en est la preuve, c’est l’accroissement élargi du capital ou, en d’autres termes, d’aujourd’hui, la Formation Nette de Capital Fixe (FNCF), celle pouvant s’investir ailleurs que dans la simple reproduction de l’existant. Le PIB ? Vous creusez un trou dans votre jardin ou dans un mur, à la recherche d’un trésor. Vous ne trouvez rien. Vous embauchez votre voisin pour reboucher le trou et le rémunérez avec un chèque emploi-service. Vous aurez alors contribué, un tout petit peu, à augmenter le PIB. Imaginez que tous les français en fassent autant. Le PIB fera un bond. La dite « croissance » selon les économistes institutionnels aussi. Sans aucune création de richesses. Il y aura seulement eu « agitation.

« Il suffit d'examiner un certain nombre d'éléments comptables des économies nationales, notamment l'évolution comparée et de la Formation Nette de Capital Fixe (FNCF) - qui traduitcelle del'accumulation élargie du capital - et de la Consommation de Capital Fixe (CCF) - qui traduit l'injection massive de moyens destinés au renouvellement des équipements existants - rapportés au Produit Intérieur Brut (PIB).

On verra :

1 - que la FNCF, située à un niveau encore élevé en 1966, diminue régulièrement jusqu'à aujourd'hui (ce qui est une tendance longue) ;

2 - que la CCF, pour la même durée, d'abord située à un niveau raisonnable, augmente régulièrement. A tel point que les deux courbes, pour la France, se croisent dans les années 70 ;

3 - que la tendance est valable aussi pour tous les grands pays industriels : États-Unis, Japon, Allemagne, etc. à des dates un peu différentes ;

4 - qu'aujourd'hui donc on détruit partout plus de capital qu'on n'en épargne, et que le niveau de la FNCF arrive à son degré zéro. La fin de l'utilité socio-économique du système libéral peut effectivement être annoncée, si ces tendances longues se confirment. Et elles se confirment.

Taux de Formation Nette de Capital Fixe (FNCF) et taux de Consommationde Capital Fixe (CCF)

          Sources : OCDE

Les mécanismes qui conduisent à la chute de la Formation nette de Capital Fixe (FNCF), et à l'augmentation corrélative de la Consommation de Capital Fixe (CCF), pourraient encore être mieux saisi si on les examinait par grands secteurs économiques. En France, dans l'agriculture, la FNCF, réduite pratiquement à sa plus simple expression depuis 1985, représentait en 1992 0,2 % de l'ensemble de celle-ci. Dans l'industrie, la situation n'était guère plus brillante : la FNCF était alors aux alentours de 1% de l'ensemble. Restaient à cette date les logements et les services qui sauvaient la mise : ils assuraient alors à eux seuls la quasi totalité de la FNCF de la France (98,8 %).

On était alors dans un cas de figure relativement nouveau de l'état du capitalisme contemporain :

1 - L'accumulation élargie du capital (FNCF) n'était pratiquement assurée que par les établissements à caractère financier (banques, assurances, etc.) et le logement, qui lui est lié. C'était le cas en France depuis 1985, aux États-Unis depuis à peu près la même date et en Allemagne depuis au moins 1975, etc., etc.

2 - Il est caractéristique que le établissements financiers produisant (encore) de la FNCF soient ceux qui ne produisent aucun biens matériels. Il est remarquable que cette FNCF qu'ils produisent de moins en moins provienne paradoxalement, pour une bonne part, de la Consommation de Capital (CCF) des autres secteurs (agriculture, industrie). Les amortissements des fonds avancés par les établissements financiers pour la course à la productivité, la course à la compétitivité (et conséquemment la course au chômage) des secteurs agricoles et industriels sont en effet une bonne part de ce qui fait vivre les établissements financiers.

3 - Tout se passe comme si les secteurs agricoles et industriels, saisis d'une frénésie de production et de consommation à résultats pratiquement nuls (sauf celui du chômage), abandonnaient la fonction accumulation élargie du capital aux secteurs financiers. Ce que ces derniers accomplissent visiblement de plus en plus mal.

4 - Ces constats en appellent un autre : un mode de production qui n'accumule plus de capital, ou de moins en moins, est un mode de production sur le déclin, dont le rôle historique s'achève. Une civilisation, un état de civilisation, où ne subsiste que l'état de reproduction (sous une forme figée et en constante accélération : production-destruction) est une civilisation qui se délite. Les signes les plus visibles en sont aujourd'hui la précarité, le chômage, l'exclusion. » Armand Ajzenberg, (La production du temps (éléments) in Vers une économie « humaine » ?), Éditions Hermann, 2014.

Où, quand, comment un nouveau mode de production ?

Si cette éventualité semble inévitable, il est impossible cependant de répondre à ces questions : où, quand, comment. Mais si on ne (se) les pose pas, on s’enferme dans un praticisme étroit. Pas d’horizon et le système actuel est considéré comme définitif. Et on en est bien là aujourd’hui en France… et ailleurs. Si l’évolution du « système » vers un autre mode de production me semble inéluctable, il est plutôt envisageable que cela se produise d’abord dans un seul pays que, en même temps, dans tout le « système » mondialisé.

Les luttes des classes ? L’action de Pierre Gattaz et de son parti – le MEDEF –, et avant lui bien d’autres dont son père, suffirait à prouver qu’elles existent, et conséquemment les classes sociales aussi. Mais il est vrai, elles ne sont plus ce qu’elles étaient au temps de Marx.

« Dans un texte publié à Belgrade en 1983, à l’occasion du centenaire de la mort de Marx, Lefebvre indique : « Les activités étudiées par Marx et mises au premier plan par la plupart des courants marxistes concernaient le travail, la production et les lieux de production. Ces analyses des rapports de production n’épuisent pas à mon avis le mode de production […] Elles permettent mal de comprendre son déploiement au xxe siècle, son élasticité, ses capacités. Que se passe-t-il hors des lieux de travail ? J’ai proposé et je propose encore pour comprendre un ensemble de faits, le concept de “vie quotidienne”. Ce concept n’exclut en rien celui du travail productif. Au contraire : il l’implique […] Il le complète en tenant compte des transports, des loisirs, de la vie privée et familiale, ainsi que toutes les modifications qui ont affecté au cours de l’époque moderne ces différents aspects de la vie et de la pratique sociale ».

Il ajoutait encore, c’était donc en 1983 : « Cette attitude aboutit à faire entrer dans l’analyse et la conception marxiste des aspects négligés : l’architecture – l’urbanisme – et plus largement l’espace et les temps sociaux […] Il faut remarquer que le temps et l’espace sont devenus à la fois des marchandises […] c’est-à-dire des “biens” autour desquels se livrent de grandes luttes […] c’est-à-dire pour leur emploi et leur usage » qui sont, terminait-il, « une forme moderne de la lutte de classes que n’a pas prévue Marx puisqu’elle n’existait pas de son temps » (cf. la revue électronique La Somme et le reste n° 1).

Précisant son idée de « forme moderne » de lutte de classe que n’avait pas prévue Marx, Lefebvre déclarait, à propos de nouvelle citoyenneté, c’était en 1985 : « Est-ce que cela se rapporte à la lutte de classe ? Oui et non. Il y a une part de lutte pour la maîtrise de l’espace et du temps qui est une intense lutte de classe pour la réduction du temps de travail, pour les retraites, le temps de loisir, la transformation urbaine des banlieues […] Mais tout cela dans le même temps n’est plus une lutte de classe traditionnelle. De la même manière qu’il y a des luttes, comme celle pour la paix, qui ne sont pas étroitement la lutte de classe, mais qui la prolonge. Le combat pour une nouvelle citoyenneté est encore de la lutte de classe tout en ne l’étant plus. Il n’est pas intrinsèquement attaché à un sujet historique, la classe ouvrière déjà constituée » (H. Lefebvre in M, décembre 1991). Les luttes des femmes, celles pour la régularisation des sans papiers et, plus généralement celles de tous les « sans », les luttes pour une « autre mondialisation », contre les guerres, etc. sont des illustrations particulièrement parlantes de ces formes modernes de lutte de classe, à l’échelle de la planète. » (Classes sociales et formes modernes de lutte, Armand Ajzenberg, in Maintenant Henri Lefebvre, renaissance de la pensée critique, L’Harmattan, 2011).

Les luttes pour la réduction du temps de travail, Là encore, une citation :

« Le salariat moderne et la grande industrie naissent avec le capitalisme industriel. Le travail en usine remplace artisanat et travail à domicile, sans les supprimer totalement. Le temps de travail devenant visible, il convient de l’encadrer par la loi. Il devient un produit et une marchandise ayant à la fois valeur d’usage et valeur d’échange. Le prolétaire devenant propriétaire de son temps de travail (et de sa force de travail) acquiert alors des droits, notamment celui de voter. Depuis la moitié du XIXe siècle, la tendance de fond est à la réduction du temps de travail, journaliers, hebdomadaires, mensuels et annuels. La réduction du temps de travail résulte aussi de l’allongement de la scolarité, de l’abaissement de l’âge de la retraite et de l’augmentation des temps non assujettis : congés, jours fériés, etc…

En 1848 la durée annuelle du travail était de 3.000 heures, en 1936 elle était de 2.300 heures et en 2002 elle n’était plus que de 1.600 heures. Ces réductions annuelles du temps de travail, comme tendance de fond, ont été rendues possibles par les gains de productivité que les progrès techniques ont permis : machines à vapeur, électricité et moteurs électriques… et en dernier lieu informatique. À chaque fois, on pouvait produire plus avec un temps de travail égal ou moindre. Ces réductions ont généralement été accouchées par des luttes ouvrières. Elles ont conduit à une augmentation des temps non-assujettis (congés, retraites), donc libérés, considérables. Depuis 1848, un siècle et demi, la durée annuelle du travail a presque diminué de moitié. Les temps non-assujettis et les temps de scolarité (qui sont des temps assujettis pour la partie obligatoire) ont augmenté d’autant.

Avec la diminution du temps de travail et l’allongement des temps « libérés », loisirs et vacances deviennent des marchés et des industries. L’évolution de l’idéologie vers un individualisme forcené conduit à l’acceptation d’une exploitation de la main d’œuvre elle aussi caractérisée par cet individualisme, contre les solidarités. Cette même tendance se répercute également dans l’usage des temps non-assujettis. Bref, les temps sociaux tendent à se privatiser, les temps privés tendent à une socialisation par la marchandisation.

Parallèlement à cette diminution spectaculaire de la durée du temps de travail, on assiste à une augmentation non moins spectaculaire de l’espérance de vie à la naissance des Français. En 1848 elle était de 30 ans, en 1936 elle était de 60 ans et en 2002 elle était de 80 ans. L’augmentation de l’espérance de vie à la naissance doit beaucoup à la baisse de la mortalité infantile en France pendant ces mêmes années. Calculé par l’INED : il s’agit du risque pour un nouveau-né de mourir avant l’âge d’un an, calculé pour mille naissances. En 1848 elle était de 150/1000, en 1936 de 40/1000 et en 2002 de 4/1000. Autre indication significative, l’espérance de vie des Français à partir de 60 ans : En 1848, la survie probable après 60 ans est approximativement, pour les femmes et les hommes, de 14 ans. En 2004, elle est respectivement de 27 et 23 ans. » (Armand Ajzenberg, La production du temps (éléments) in Vers une économie « humaine » ?, Éditions Hermann, 2014).

Et pour terminer : Penser le possible pour réaliser le présent

« Penser un « possible » induit un renversement du « penser ». Poser le « fini », comme point de départ, permet d’affirmer que l’histoire est terminée. Inversement, partir de « l’infini » pour revenir vers le « fini », c’est considérer l’histoire comme non-close, c’est penser qu’un mode de production à venir est un « possible » parmi d’autres. Un « possible » qui exige cependant un « réel », c’est-à-dire un choix et un acte. Dans une telle logique, un mode de production existant, réel, peut être considéré comme un « possible » réalisé, même s’il n’avait pas été pensé. (Armand Ajzenberg, La production du temps (éléments) in Vers une économie « humaine » ?, Éditions Hermann, 2014).

Partir du « fini », impliquerait de prendre pour comptant des réalité existantes et de s’en tenir à elles. Partir du « fini » impliquerait un refus de prendre en compte une dialectique dans la mesure où celle-ci traduit le mouvement réel d’un « possible » en train de naître et non un « possible » déjà réalisé. Penser ainsi un projet de société, en partant de l’infini, est utile, moins dans les chances de le voir se réaliser dans une durée prévue et plus dans ce qu’il permet de le penser, de le proposer pour le présent. Même si l’on se trompe, un peu ou beaucoup, il restera peut-être un résidu. »

Les réponses aux questions posées en 2007 par la revue nouvelles FondationS, même si elles relevaient d’« écritures saintes », traçaient une ligne de partage entre personnalités se réclamant du socialisme. Pour Manuel Valls, « L’homme de gauche, c’est celui qui humanise et régule le capitalisme ». Pour Jean-Luc Mélenchon, Clémentine Autin, Noël Mamère, le dépassement du capitalisme était l’objectif à atteindre. Pour moi et bien d’autres abonné(e)s à Mediapart, je suppose, aujourd’hui l’objectif est le même.

Dans ce qui précède, j’ai essayé d’argumenter en ce sens. Je répète, la question fondamentale encore de notre temps est : dépasser le capitalisme ou l’humaniser. À ses débuts, il y eut parfois quelques patrons éclairés qui fondèrent des phalanstères. Aujourd’hui, on imagine mal Pierre Gattaz et ses compères s’engager dans une telle voie. Le capitalisme, au fil de son évolution, s’est déshumanisé. Je reformule donc ma proposition du billet précédent : les journalistes de Mediapart seraient bien inspirés de reprendre l’enquête réalisée en 2007, auprès des dits « frondeurs » certes, mais aussi auprès de bien d’autres « politiques ».

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.