Les électrices et les électeurs grecs ont donc reconduit largement Syriza à la tête du pays. Et les PS et LR locaux été reconduits à leurs chères études (à noter cependant une abstention record). Au passage, ils ont donné tort à ceux pour qui, en France, c’était l’Euro qui était le problème. Les mêmes, en Grèce, ont recueilli moins de 3 % et n’ont aucun représentant au parlement.
La démocratie, pour autant, ne règne pas vraiment là bas (« Nous ne pouvons pas laisser des élections changer quoi que ce soit », Michel Sapin). En effet, chaque loi votée en Grèce devra être approuvé par la Commission européenne sous peine de sanctions. Chez nous, pendant la dernière guerre, chaque loi édictée par le régime pétainiste devait être soumise avant promulgation à l’occupant allemand. Les citoyens grecs sont aujourd’hui un peu dans la même situation que la population française d’alors. À remarquer que l’occupant d’hier en France et celui d’aujourd’hui en Grèce est le même (Là bas, les petits enfants peut-être ?), avec la complicité de nos gouvernants, hier pétainistes et aujourd’hui hollandistes.
Pour nous libérer, il a fallu les armes. S’agissant des citoyens grecs, pour qu’ils se libèrent (ou qu’ils soient libérés) il faut renverser les règles de l’Union européenne. Ce qui faisait l’objet du précédent article, et qu’on peut relire. Ceci dit, la question aujourd’hui posée est :
III – Du réalisme ou non de rêver un « monde nouveau » ?
L’expérience grecque, récente, a montré qu’il n’aurait servi à rien de couper des têtes pour empêcher les milieux capitalistes allemands à mettre en coupe réglée la Grèce et en faire leur « protectorat ». En effet, le problème, ce ne sont pas les « têtes » mais la « Chose ». Pour ces milieux il s’agissait, répétons-le, moins de punir un pays et plus d’empêcher une contagion démocratique et populaire vers d’autres pays européens, notamment espagnol, italien et pourquoi pas français. Il convient alors de trouver d’autres manières de se sortir des eaux glacées de l’égoïsme de la « Chose » que de couper des têtes, et pour le peuple grec où le drame tourne à la tragédie et pour les peuples européens auxquels cela pourrait bien arriver.
Longtemps, le « mouvement ouvrier » s’est déchiré entre partisans de la « réforme » et ceux de la « révolution »… avec comme même objectif : le socialisme. Aujourd’hui, la coupure n’est plus là. Après le « Bad Godesberg » du SPD allemand en 1959 et celui, jamais avoué (rampant dit Yvon Quiniou), du PS français, la coupure est entre partisans de « l’humanisation du capitalisme » (Manuel Valls : « Être de gauche, c’est considérer que le capitalisme, livré à lui même, ne parvient pas à produire un optimum économique et social. L’homme de gauche, c’est donc celui qui humanise et régule le capitalisme. ») et ceux du « dépassement du capitalisme » où le « quoi » et le « comment » de ce dépassement sont toujours renvoyés à plus tard. Ces derniers, les partisans du dépassement du capitalisme, sont cependant accusés par Anthony Giddens, le maître à penser de Tony Blair mais aussi d’Emmanuel Valls, d’être des « traditionalistes » alors que les premiers sont qualifiés, par le même, du label flatteur de « modernistes » (Exemple : un journaliste lui pose la question : « vous affirmez… que la frontière entre droite et gauche perd de son sens… ? » Réponse d’Anthony Giddens : « Désormais, les lignes de fracture politiques se situent pour moi entre life politics et emancipatory politics, entre modernisateurs et traditionaliste, que l’on retrouve indifféremment à droite comme à gauche. Sarkozy est, par exemple, un modernisateur certain de la droite »). Fini gauche droite, fini la lutte des classes ?
Pour les modernistes, « humaniser » c’est « chercher ce qu’il est possible de faire pour réduire les inégalités (A. Giddens). Fort bien, si ce n’est que cette affirmation est contredite par celle, du même, qui suit immédiatement : « mais en veillant surtout à ce que cela ne freine pas le dynamisme économique, à ce que cela n’oppose pas compétitivité et justice sociale. » À ce jeu, ce sont en effet dynamisme économique et compétitivité qui seront toujours privilégiés et les inégalités qui se multiplieront. Pour lui, pour eux, le choix est clair : un capitalisme, financiarisé ou pire (et il y a toujours pire), humanisé ou pas.
Les « traditionalistes » ? Depuis des décennies ils crient : « un projet », un « projet », un « projet » ! Et ça continue. Exemple, l’un des derniers en date : « La démarche présentée dans ce texte […] ne dessine pas immédiatement la perspective d’un nouvel horizon d’émancipation. Elle doit s’articuler avec une visée à long terme, qu’il s’agit aujourd’hui de travailler, dans le cadre et la perspective d’une rupture avec le système capitaliste » disait le texte politique adopté par le mouvement « Ensemble », cette nouvelle formation politique, lors de son assemblée constitutive du week-end du 31 janvier/1er février 2015. Les priorités énumérées dans ce document sont des mesures d’urgence. Toutes justifiées, certes. Le problème est que sans « perspectives » cela ressemble aux escarmouches d’une armée en retraite. Et à ce jeu là, Marine Le Pen, qui arrive à faire croire qu’elle a une « perspective », est reine. Conséquences : la diabolisation du FN ne marche pas, alors que son autodédiabolisation oui. Pourquoi ?
Humaniser le capitalisme ? Mais qu’est cette « Chose » ? Henri Lefebvre, dans son dernier ouvrage théorique (Éléments de rythmanalyse, 1992, Éditions Syllepse), paru après sa mort, en parle ainsi : « Le rythme propre du capital c’est de produire (de tout : des choses des hommes, des peuples, etc.) et de détruire (par les guerres, par le progrès, par les inventions et interventions brutales, par la spéculation, etc.) […] Il y eut, on l’a vu, de grands rythmes du temps historique […] Le capital a remplacé ces alternances par des dualités conflictuelles du produire et du détruire, avec priorité croissante de la capacité destructrice qui arrive à son comble, est haussée à l’échelle mondiale. Qui joue donc un rôle déterminant dans la conception du monde et du mondial, par le côté négatif. » Lisant ceci, il y a longtemps déjà, je me demandais : Cette intuition de Lefebvre se vérifie-t-elle dans les Comptes nationaux ? Et elle se vérifie.
Il suffit en effet d'examiner un certain nombre d'éléments comptables des économies nationales, notamment l'évolution comparée et de la Formation Nette de Capital Fixe (FNCF) - qui traduitcelle de l'accumulation élargie du capital - et de la Consommation de Capital Fixe (CCF) - qui traduit l'injection massive de moyens destinés au renouvellement des équipements existants - rapportés au Produit Intérieur Brut (PIB).
On voit :
« 1 - que la FNCF, située à un niveau encore élevé en 1966, diminue régulièrement jusqu'à aujourd'hui (ce qui est une tendance longue) ;
2 - que la CCF, pour la même durée, d'abord située à un niveau raisonnable, augmente régulièrement. A tel point que les deux courbes, pour la France, se croisent dans les années 70 ;
3 - que la tendance est valable aussi pour tous les grands pays industriels : États-Unis, Japon, Allemagne, etc. à des dates un peu différentes ;
4 - qu'aujourd'hui donc on détruit partout plus de capital qu'on n'en épargne, et que le niveau de la FNCF arrive à son degré zéro. La fin de l'utilité socio-économique du système libéral peut effectivement être annoncée, si ces tendances longues se confirment. Et elles se confirment.
Taux de Formation Nette du Capital Fixe
et taux de Consommation de Capital Fixe,
rapportés au PIB, en France.
Sources : OCDE
Les mécanismes qui conduisent à la chute de la Formation nette de Capital Fixe (FNCF), et à l'augmentation corrélative de la Consommation de Capital Fixe (CCF), pourraient encore être mieux saisi si on les examinait par grands secteurs économiques. En France, dans l'agriculture, la FNCF, réduite pratiquement à sa plus simple expression depuis 1985, représentait, en 1992, 0,2 % de l'ensemble de celle-ci. Dans l'industrie, la situation n'était guère plus brillante : la FNCF était alors aux alentours de 1% de l'ensemble. Restaient à cette date les logements et les services qui sauvaient la mise : ils assuraient alors à eux seuls la quasi totalité de la FNCF de la France (98,8 %).
On était alors dans un cas de figure relativement nouveau de l'état du capitalisme contemporain :
1 - L'accumulation élargie du capital (FNCF) n'était pratiquement assurée que par les établissements à caractère financier (banques, assurances, etc.) et le logement, qui lui est lié. C'était le cas en France depuis 1985, aux États-Unis depuis à peu près la même date et en Allemagne depuis au moins 1975, etc., etc.
2 - Il est caractéristique que le établissements financiers produisant (encore) de la FNCF soient ceux qui ne produisent aucun biens matériels. Il est remarquable que cette FNCF qu'ils produisent de moins en moins provienne paradoxalement, pour une bonne part, de la Consommation de Capital (CCF) des autres secteurs (agriculture, industrie). Les amortissements des fonds avancés par les établissements financiers pour la course à la productivité, la course à la compétitivité (et conséquemment la course au chômage) des secteurs agricoles et industriels sont en effet une bonne part de ce qui fait vivre les établissements financiers.
3 - Tout se passe comme si les secteurs agricoles et industriels, saisis d'une frénésie de production et de consommation à résultats pratiquement nuls (sauf celui du chômage), abandonnaient la fonction accumulation élargie du capital aux secteurs financiers. Ce que ces derniers accomplissent visiblement de plus en plus mal.
4 - Ces constats en appellent un autre : un mode de production qui n'accumule plus de capital, ou de moins en moins, est un mode de production sur le déclin, dont le rôle historique s'achève. Une civilisation, un état de civilisation, où ne subsiste que l'état de reproduction (sous une forme figée et en constante accélération : production-destruction) est une civilisation qui se délite. Les signes les plus visibles en sont aujourd'hui la précarité, le chômage, l'exclusion. » Armand Ajzenberg, (La production du temps (éléments) in Vers une économie « humaine » ?), Éditions Hermann, 2014.
Le rythme propre du capital, c’est de produire et de détruire. Et Lefebvre ajoute, ailleurs : « Le Capital ! La plupart des lecteurs de Marx ont lu « les Capitalistes », alors que le concept désigne une entité, un drôle d’être qui a une existence terrible, monstrueuse, à la fois très concrète et très abstraite, très efficace et agissante – mais à travers les têtes et les mains qui l’incarnent. On a beau dire : “ Ce n’est pas de leur faute… C’est la fatalité ! la nécessité, bref l’inéluctable ! ”. Mais cette nécessité a un nom. Elle est le réel, l’entité qui fonctionne et est créée par les acteurs et les rapports sociaux et moraux. La personnalisation du capital, erreur théorique, peut conduire à des erreurs pratiques (politiques). Il suffirait de changer les gens en place pour que la société change. On risque de passer l’essentiel et de laisser perdurer le fonctionnement de la chose. La chose, c’est-à-dire l’entité qui réifie… Non pas l’objet au sens habituel, empirique et philosophique, mais la « Chose »… »
En effet, couper la tête de Wolfang Schaübee, ou d’un(e) autre, n’aurait changé en rien le destin du peuple grec. Enfin, je le crois. Mais si quelqu'un veut tenter l’expérience…
« “Vous exagérez ! Vous vous laissez entraîner par vos métaphores ! À qui ferez-vous croire que les gens, vous et moi, côtoient le monstre fabuleux, l’entité effroyable que vous décrivez ! Non, le capital ne sème pas la mort ! Il produit, il stimule l’invention… ”
“Cher interlocuteur, avocat du capital, il n’est pas question directement des gens. Ce n’est pas de leur faute car il n’y a pas faute, il y a quelque chose qui fonctionne implacablement et produit ses effets. Les braves gens, comme vous dites, non seulement côtoient le monstre mais ils sont dedans ; ils en vivent. Alors ils ne savent pas comment ça marche. [...] Ces gens qui au surplus côtoient tous les jours des infamies, des abus énormes, des horreurs, ne s’en trouvent ni horrifié ni furieux. Ce sont des faits. On leur a appris que ce sont de simples faits parmi tant d’autres et alors ça va ! … ” » écrivait encore Henri Lefebvre, c’était en 1967.
Voilà qui aide à comprendre… l’abandon du peuple grec à son sort… par la « Chose », mais aussi par les autres peuples européens. Nous avons certes, pour certains, pour beaucoup même, protesté. Et après…
Il y aurait eu des dizaines de millions de citoyens protestant en France, autant en Espagne, autant encore en Italie, des grèves générales, etc., etc… les suites auraient certainement été différentes. Nous avons plus été spectateurs qu’acteurs.
« Traditionnellement on s’en prend aux riches, aux bourgeois. La cible de l’action se déplace ainsi. On oublie que le coupable, ce n’est même pas l’argent, c’est le fonctionnement du capital ! […] Jamais une poignée de possédants n’a dominé le monde. Il y a toujours eu des associés ; ils ont toujours avec eux de nombreux auxiliaires. Aujourd’hui la technocratie, les spécialistes pour qui la communication relaie la parole et rend inutile le dialogue. » ajoutait Henri Lefebvre (En partant du « capital », éditions Anthropos, 1967). On a envie de dire : des noms, des noms !
Précisément, en voilà : la très grande majorité des médias. On assiste à une « dissolution de la politique dans la conformité du marché […] L’assoupissement postdémocratique de l’opinion publique est aussi dû au fait que la presse à basculé dans un journalisme d’encadrement, qui avance main dans la main avec la classe politique et se soucie du bien-être de ses clients. » (Jürgen Habermas, cité par Nicolas Truong dans Le Monde daté des 5/6 juillet 2015).
Question : où en est cette « Chose » aujourd’hui ? « Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. » disait Marx (rappelé par Yvon Quiniou dans Retour à Marx, Buchet-Chastel, 2013). « Un mode de production disparaît seulement lorsqu’il a mis à jour ce qu’il recelait : connaissances, techniques, forces productives » rappelait, c’était toujours en 1967, Henri Lefebvre dans l’ouvrage déjà cité. Sommes-nous arrivés à ce stade, final, du capitalisme tel qu’il existe ? Là est la question primordiale. Si la réponse est non, Anthony Giddens et Emmanuel Valls ont raison : il faut se contenter, rêve pieux, de tenter d’humaniser le capitalisme réellement existant ou à venir.
Si la réponse est oui, il faut d’abord le démontrer. S’il s’avère que la réponse est bien oui, et l’évolution de la courbe concernant l’Accumulation élargie de captal (FNCF) semble bien le démontrer, il faut alors tenter de définir par quoi il doit être remplacé, étant entendu que les éléments d’une nouvelle société, déjà présents dans notre vieille société, sont alors à mettre en évidence et ne pas renvoyer cette recherche aux calendes grecques.
Après que cet état de la question ait été formulé, est alors posée celle de l’action : comment accoucher d’un nouveau monde ? Et question subsidiaire à laquelle il faut bien répondre : au « forceps » ou « sans douleurs » ? Ma préférence va au « sans douleurs » (le réformisme révolutionnaire), même si les « choses » ne se passent jamais comme prévues.
Pour compléter l’information on peut lire ou relire le billet consacré à Anthony Giddens :
Et cela est particulièrement d’actualité.
Et aussi :
http://blogs.mediapart.fr/blog/armand-ajzenberg/020215/informer-c-est-donner-comprendre
Qui n’est pas moins d’actualité.
FIN