Le jeudi 15 août 2019 dans un discours tenu à Saint-Raphaël où il célébrait le 75ème anniversaire du débarquement de Provence, Emmanuel Macron a appelé les maires de France à célébrer la mémoire des combattants africains morts lors de la Seconde Guerre mondiale, en baptisant de leurs noms (ou de celui de leur unité), des rues, des places et des monuments dans toute la France : "Les noms, les visages, les vies de ces héros d'Afrique doivent faire partie de nos vies de citoyens libres parce que, sans eux, nous ne le serions pas."
Au premier rang de la mobilisation sonnée par Emmanuel Macron afin de faire aboutir son vœu, nous trouvons bien sûr Geneviève Darrieussecq, secrétaire d’Etat auprès de la ministre des armées qui entend célébrer leurs mémoires. Au-delà, cette gloire tardive doit être un signe positif pour les dirigeants des pays d’Afrique de l’Ouest.
Ainsi, elle supervise la rédaction d'un livret intitulé Aux combattants d’Afrique, la patrie reconnaissante, qui présente les biographies de cent combattants africains morts pour la France. Le gouvernement français veut inciter les maires à donner aux rues des noms de soldats africains (lemonde.fr). Aucune victime du massacre de Thiaroye commis par l'Armée française le 1er décembre 1944 n'est citée, notre République leur refusant la mention « Mort pour la France ».
Geneviève Darrieussecq préfère orienter notre regard sur les massacres commis par l'armée allemande et place le « Tata » de Chasselay en symbole de la reconnaissance.
En Afrique, le « Tata » est une enceinte fortifiée faite de murs de terre rouge.

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C’est sur ce mode architectural qu’en 1942, par la volonté de Jean Marchiani, secrétaire général de l'office départemental des anciens combattants et victimes de guerre, a été érigé, à Chasselay, dans le Rhône, un cimetière consacré à des tirailleurs « sénégalais » massacrés par les nazis en juin 1940. Sur les près de 200 stèles, 48 portent uniquement la mention «inconnu » et 2 avec présumé suivi d'un nom. Malgré un important travail, toutes les victimes n'ont pu être identifiées en 1940 et 1942.

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Le 21 juin 2020, à l'occasion du 80 ème anniversaire des « Massacres de Chasselay », Geneviève Darrieussecq, médecin allergologue, croit répondre au vœu du Président en faisant état de travaux, conduits depuis plusieurs années, permettant l’identification de soldats jusque là inconnus. En effet, le 27 janvier 2022, la désormais ministre déléguée à la Mémoire et aux Anciens Combattants, au "Tata" de Chasselay, dévoile deux plaques en hommage aux 25 combattants du 25ème Régiment de Tirailleurs Sénégalais inhumés au "Tata".
Des recherches génétiques indispensables
Le communiqué de presse sous bandeau du ministère des Armées entend nous donner la clef de cette identification prodigieuse, l’infaillibilité de la science génétique : « Madame Geneviève Darrieussecq se rendra à la nécropole nationale du Tata Sénégalais de Chasselay (69) jeudi 27 janvier 2022. Elle y dévoilera une plaque en hommage à vingt-cinq soldats ayant combattu auprès du 25ème régiment de tirailleurs sénégalais. Identifiés grâce à des recherches génétiques, ces vingt-cinq soldats sont le symbole du courage et de l’abnégation de ce 25ème régiment de tirailleurs qui, les 19 et 20 juin 1940 s’est illustré par sa bravoure dans la bataille des Alpes, repoussant l’envahisseur nazi. [...]». Il est entendu qu’il est impossible d’identifier un cadavre en poussière sans une comparaison ADN avec un membre de sa famille et la presse a relayé sans sourciller cette nouvelle identification 82 ans après les faits. Un bel hommage se profilait mais personne n'a vu le moindre corps exhumé. Tata sénégalais de Chasselay : 25 tirailleurs identifiés grâce des recherches ADN - Le Patriote Beaujolais

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Alors que nous attendons des fouilles de fosses communes et des recherches ADN à Thiaroye au Sénégal Le massacre de Thiaroye s'invite à l'Assemblée nationale mais… | Le Club (mediapart.fr) , l'annonce de ces recherches génétiques avait de quoi surprendre. Sollicité, le service de communication de la ministre a renvoyé vers le directeur départemental de l'ONACVG de la Loire, Julien Fargettas, qui n'a jamais répondu pas plus que l'ONACVG (office national des anciens combattants et victimes de guerre). C'est par l'entremise de AHTIS (Association pour l'Histoire des Tirailleurs sénégalais) que nous pouvons comprendre qu'il n'y aurait jamais eu de recherches génétiques. Elle a publié sur son blog la réponse de Julien Fargettas du 1er mars 2022 à l'historienne Françoise Croset :
"Un communiqué de presse du ministère (repris par la presse) a effectivement fait mention de recherches génétiques.
Il s’agit là d’une erreur.
A ce jour, le ministère des Armées n’use pas de ce type de pratique.
Contrairement donc à ce que certains évoquent, il n’y a donc pas eu d’exhumation ou de recherches de ce type.
Pour établir cette liste, je me suis simplement basé sur les archives locales et les dossiers détenus à la DAVCC de Caen.
Parmi ces 25 tirailleurs, certains avaient été identifiés en 1940 par les autorités locales qui ont malencontreusement perdu les moyens d’identification lors de l’exhumation en 1942 à des fins de transfert dans la nécropole.
Les autres ont vu leurs décès reconnus après-guerre par des juridictions locales africaines ou par le ministère des anciens combattants, ou ont été considérés comme « non rentrés », terme de l’époque pour désigner les disparus.
Chacun de ces parcours s’arrêtent dans la région lyonnaise en 1940.
Je ferai paraître en mai prochain une édition augmentée de mon dernier ouvrage qui reprendra notamment ces éléments".
Comment des disparus peuvent se retrouver au "Tata" alors que les corps n'ont pas été retrouvés ? Comment peut-on identifier des inconnus de cette nécropole militaire sans recherche génétique ? Comment et pourquoi le ministère des armées se permet de diffuser des fausses informations dans un communiqué de presse ?
Afin de tenter de répondre à ces interrogations, il fallait consulter les archives locales à la mairie de Chasselay et celles du service historique de la Défense à Caen. Le mystère de l'identification s'est épaissi dès lors que le maire de Chasselay a refusé l'accès aux archives. Le préfet et le service interministériel des Archives de France (SIAF) ont donc été alertés et une enquête a été diligentée auprès du directeur des archives départementales et métropolitaines à Lyon qui a pris la décision de rapatrier ces documents pour numérisation et reconditionnement. Nous avons pu les consulter partiellement (les carnets personnels n'étant pas encore numérisés) avec celles versées par l'ONAC du Rhône en 2015 (5010W263) en cours de traitement et donc non encore inventoriées. Dans ce carton y figure l'ensemble de l'opération d'exhumation, d'identification, translation et d'inhumation au "Tata" de Chasselay organisée par Jean Marchiani et son équipe.
Au SHD (DAVCC) de Caen, les dossiers de décès de 23 des 25 tirailleurs nommés sur les plaques sont consultables. Mamour SECK et Faly BARADJI n'ont pas de dossier de décès.
Imposture, falsifications et instrumentalisation
Comme le mentionnait l'assemblée de l'Union française le 16 février 1950 les inconnus resteront des inconnus mais c'était sans compter sur les avancées scientifiques avec les recherches ADN désormais possibles.

D'après les dossiers de décès, nous avons pu relever 12 disparus et 10 non-identifiés.
Dans les dossiers des disparus, pas le moindre élément sur le lieu d'inhumation. La plupart sont déclarés disparus depuis le 16 avril 1940, date de leur affectation au 25ème RTS après leur passage au camp de Souge. Nous pouvons suivre en détail le cheminement depuis l'acte de disparition jusqu'à la délivrance de l'acte de décès par voie judiciaire avec le délai de cinq années à respecter conformément à la loi du 22 septembre 1942 validée et modifiée par l'ordonnance à Alger du 5 avril 1944. Des échanges avec les familles peuvent durer jusque dans les années 70 pour faire valoir des droits.

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Tenoaga KOMPAORE n'est pas inhumé au "Tata" selon une note de M. Marchiani alors que son nom figure sur la plaque inaugurée en 2022. Son dossier de décès, étrangement, est vide de toute correspondance.

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Pour les 10 non identifiés, des documents trouvés aux archives départementales de Lyon et au SHD de Caen permettent de supposer qu'ils sont inhumés au "Tata" de Chasselay comme ici pour Thiao-Moussa devenu Thiaw Moussa sur la plaque.

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Pour certains de ces hommes exhumés des fosses communes, Jean Marchiani savait qu'ils étaient inhumés au "Tata" en 1942 mais demeuraient des soldats inconnus puisque non identifiés. Pourquoi Mamadou Beck ne figure pas sur la plaque de 2022 ? Datu Diop est Latyr Diop sur la plaque.

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Le travail éprouvant et méticuleux de Jean Marchiani et son équipe est ainsi remis en cause sans fondement alors qu'au final il n'y a rien de nouveau par rapport à 1942.
Le fait le plus grave qui ne relève pas d'une erreur est certainement la modification d’état-civil entre les noms sur les actes de disparition ou de décès consignés au SHD de Caen et les noms portés sur les plaques pour 13 tirailleurs.
Prenons l'exemple de Soungo SAR pour lequel le Procureur de la République de Villefranche sur Saône a requis une rectification de son nom Sungo SAR en Soungo SAR en 1968. Sur la plaque son nom a été modifié en Soungué SARR.
Dans son discours du 27 janvier 2022, la ministre a insisté : «Autant de soldats morts pour la France en juin 1940, il y a 80 ans, ici-même. Autant de combattants inconnus, désormais nommés, connus, reconnus et honorés. Nous en sommes tous conscients, la reconnaissance individuelle, personnalisée commence par un nom et un prénom » mais le ministère des armées n'a aucune compétence pour rectifier les noms et prénoms de l'état civil. Seul le Procureur de la République détient ce droit de rectification selon les articles 99 et 1046 du Code de Procédure civile.

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Ces rectifications "sauvages" auraient été initiées par l'ONACVG selon ce message vu sur le réseau Linkedin de Julien Fargettas :
« Les inconnus du Tata sénégalais de Chasselay vont retrouver une identité.
Aujourd'hui, séance de travail émouvante avec Monsieur Ibrahima MBODJI, Consul Général de la République du Sénégal à Lyon.
Parmi les 50 soldats inhumés sous la mention "Inconnu" au sein de la nécropole nationale du Tata sénégalais de Chasselay, j'ai pu identifier 25 tirailleurs.
Prochainement, seront apposées au sein du Tata deux plaques qui reprendront ces noms. Un moment fort pour les familles de ces soldats tués au combat ou exécutés en 1940 et qui ne pouvaient jusque-là se recueillir devant une inscription.
Sur la base d'archives, les services de l'ONACVG ont demandé au Consul Général de la République du Sénégal à Lyon de les appuyer pour vérifier les orthographes ou bien encore l'articulation nom-prénom, éléments peu pris en compte au moment de l'incorporation des tirailleurs.
Un travail nécessaire et enrichissant qui permettra à ces soldats "Morts pour la France" de retrouver pleinement leur identité et leur histoire ".
Ci-dessous, des documents concernant des disparus dont le nom a été modifié.

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Les plaques reproduisent des décisions possiblement illégales et il y a lieu d'espérer que le ministre des armées, dument informé, les fera retirer le plus rapidement possible sachant que la cérémonie commémorative est prévue le 26 juin 2022.
Dans le reportage diffusé sur TF1 Un tirailleur africain réhabilité 80 ans après | TF1 INFO montrant la famille du soldat Ly honoré 82 ans après sa mort, il est mentionné qu'il n'avait laissé aucune trace. L'effet miraculeux du soldat Ly retrouvé s'estompe rapidement avec la correspondance contenue dans son dossier.

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Dans son dossier de décès, nous trouvons outre les courriers annonçant le décès avec le lieu et la date (à noter l'erreur de date commise par Pierre Messmer), des documents qui prouvent que la famille du soldat Ly était bien informée. La trace du tirailleur Ly n'a pas disparu depuis sa mort à Chasselay. TF1 aurait-t-elle surenchéri pour en faire un scoop ou est-ce leurs interlocuteurs qui auraient brodé toute une histoire instrumentalisant au passage une famille?

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Le discours de la ministre Darrieussecq le 27 janvier 2022 au "Tata" de Chasselay, dans le cadre du dévoilement des plaques, nous interroge à plus d'un titre et il y a lieu de se demander si la ministre n'a pas appliqué au final ce qu'elle dénonce : « Autant de raisons pour se lever contre le dévoiement de nos valeurs, contre la manipulation des faits historiques et l'instrumentalisation de la mémoire à des fins politiques […] nous aimons transmettre la mémoire, pas la compromettre ».
Faire croire à des recherches génétiques, modifier des noms et certifier sans aucune preuve que des disparus sont inhumés au "Tata" relèvent de l'imposture mémorielle à moins que la réédition imminente de l'ouvrage de Julien Fargettas Juin 1940, combats et massacres en Lyonnais aux éditions du Poutan nous permette de comprendre cette magie de l'identification si opportune.
Et pendant ce temps à Thiaroye...
Le "Tata" de Chasselay a été érigé sur le lieu même du massacre, à Thiaroye le lieu du massacre est devenu un échangeur d'autoroute.

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La différence de traitement honorifique et médiatique entre un massacre commis par l'armée allemande et celui de Thiaroye commis par l'armée française est notable et honteux. Pour ceux faits prisonniers par les Allemands et tombés sous les balles des officiers des troupes coloniales le 1er décembre 1944 pour avoir réclamé leurs droits, pas de magie, pas de mention "mort pour la France", pas de plaque. Depuis près de 80 ans, l'Etat français n'a jamais prononcé le nom d'une victime. La liste des victimes est enfouie comme les corps des suppliciés dans les entrelacs putrides du mensonge. Pendant qu'une ministre ment ou se laisse manipuler, l'administration de son ministère fait tout son possible pour retarder l'accès aux archives sensibles et à l'exhumation des corps dont la responsabilité incombe désormais à l'Etat sénégalais. Lors du 80ème anniversaire, le 1er décembre 2024, l'Etat français aura t-il tourné le dos enfin au mensonge d'Etat ? A Thiaroye, les hommes ont été effacés comme s'ils n'avaient jamais existé alors qu'ils ont répondu aux appels quotidiens à leur retour en Afrique. Si les archives restent inaccessibles, à leur mort s'ajoutera le déni de leur vie. Puisse une plaque être dévoilée avec leurs noms.
Annexe : Infographie sur l'endroit des sépultures à Thiaroye

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En savoir +
Le Tata Paysages - documentaire d'Eveline Berruezo - Réalisation Patrice Robin

Agrandissement : Illustration 21

Prisonniers de guerre "indigènes" - Armelle Mabon - Éditions La Découverte, 2019

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Morts par la France - Patrice Perna et Nicolas Otero, 2018 - Éditions Les Arènes
