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Après avoir recueilli plusieurs fiches matriculaires et états signalétiques des services (ESS) des hommes de Thiaroye, j'ai fini par constater que la date d'embarquement à Morlaix avait été modifiée ou parfois non renseignée.
Pour rappel, l'embarquement a eu lieu le 4 novembre 1944 avec un départ effectif le 5 novembre et un débarquement à Dakar le 21 novembre.
Ainsi, pour ceux assassinés comme M'Bap Senghor et Ibrahima N'Diaye, la date d'embarquement est fixée au 1er novembre.

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Les rescapés Souleymane Doucouré et Pierre Zoungrana ont comme date d'embarquement le 11 novembre.

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Quant aux condamnés, les dates varient entre les 1er, 12 et 13 novembre. Ibou Senghor se voit embarquer de Nantes un 19 novembre pour une arrivée le 22 novembre à Dakar.

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Un seul condamné, Paul Niagne, a la bonne date d'embarquement. Le plus jeune des condamnés avait déjà eu affaire à la justice militaire avant son départ de métropole pour avoir quitté la caserne à La Flèche sans autorisation. Par ailleurs, Paul Niagne est un des rares prisonniers de guerre coloniaux à être resté en Allemagne jusqu'en février 1942. Son dossier paraît avoir eu un traitement différencié.
Ces fiches ont été remplies dans le courant des années 50.
Il ne pouvait s'agir d'erreurs mais bien une volonté manifeste de l'administration de ne pas montrer les hommes de Thiaroye comme ayant embarqué le 4 novembre et je fais le lien avec la circulaire du 4 décembre 1944, soit trois jours après le massacre, qui fait croire officiellement que le contingent ayant quitté la France le 5 novembre avait perçu l'intégralité des soldes. Une circulaire ne peut pas être modifiée contrairement à un état signalétique des services individuel pour tromper et camoufler un mensonge ici sur la perception des soldes.

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Une longue procédure judiciaire
Le 2 novembre 2020, j'ai demandé à la ministre des Armées de modifier la date d'embarquement dans tous les dossiers. Sans réponse du ministère, j'ai saisi le tribunal administratif de Paris le 5 janvier 2021. Par une ordonnance (donc pas d'instruction ni audience) du 11 mars 2021, ma requête a été rejetée au prétexte que je n'avais pas intérêt à agir.
C'est donc Biram Senghor, fils de victime, suivi de Djibril Doucouré, fils de rescapé, qui ont repris le flambeau alors que tous deux avaient saisi la justice administrative pour récupérer les sommes dont leurs pères avaient été spoliés. Ils ont saisi la CEDH (Cour européenne des Droits de l'homme). La ministre des armées a expressément refusé le 22 décembre 2021 de procéder à la modification de l’état signalétique de M. M’Bap Senghor en tant qu’il mentionne son embarquement à Morlaix le 1er novembre 1944, au motif de l’impossibilité de modifier l’état
signalétique en litige compte tenu de sa nature d’archive publique et de trésor national au sens du code du patrimoine. Le TA de Paris a suivi l'argumentaire du ministère d'autant que : " ledit refus n’a en lui-même aucune incidence sur les droits à traitements, primes et pensions de M. M’Bap Senghor, non plus au demeurant que sur tout autre droit ou obligation qu’il aurait tenu de son statut de militaire, et il ne fait donc pas grief à ses ayants droit"
Biram Senghor a donc fait appel de cette décision du 9 avril 2021.
Quant à Djibril Doucouré, il a sollicité le ministre des armées le 4 janvier 2021 qui n'a pas répondu et il a donc saisi le Tribunal administratif de Melun. L'argumentaire du ministère dans son mémoire en défense du 20 février 2023 est identique à ceci près qu'a été rajouté le motif donné par le service historique de la Défense : "Le SHD a considéré que les recherches effectuées n'ont pas permis de déterminer la date d'embarquement à Morlaix au 5 novembre 1944 ainsi que tente de montrer M. Djibril Doucouré " alors qu'il avait transmis toutes les preuves d'un embarquement au 4 novembre et un départ de Morlaix le 5 novembre. Un an après la clôture de l'instruction, c'est par une simple ordonnance du 12 septembre 2024 - le dossier n'a donc pas été étudié par un rapporteur public et il n'y a pas eu d'audience - que le TA de Melun a rejeté la requête de Djibril Doucouré avec une sorte de plagiat avec le jugement de Biram Senghor. Djibril Doucouré a décidé de faire appel de cette ordonnance. Il a sollicité l'aide juridictionnelle qui lui a été refusée au prétexte que sa demande était infondée. Et bien non, sa demande n'était pas infondée et pour preuve...
L'arrêt de la Cour administrative d'appel du 9 mai 2025
"Ainsi, contrairement à ce qu’a retenu le tribunal administratif, dans les circonstances rappelées au point 1, le refus ministériel de modifier la date d’embarquement à Morlaix, sur le Circassia, de M. M’Bap Senghor indiquée dans son état signalétique, alors que cette date est entachée d’une erreur, au demeurant reconnue par le ministère des armées, fait grief à ses ayants droit.[...]
D’une part, aucune des dispositions précitées du code du patrimoine et du décret du 17 janvier 2005 ne fait obstacle à la modification par le ministre des armées, et non par le service historique de la défense, d’un état signalétique entaché d’erreur matérielle et il ne ressort pas des
pièces du dossier que l’état signalétique et des services de M. M’Bap Senghor aurait été reconnu comme trésor national. D’autre part, il est constant que l’état signalétique et des services de M. M’Bap Senghor comporte une erreur quant à sa date d’embarquement à Morlaix, l’information selon laquelle il aurait embarqué le 1er novembre étant au demeurant en contradiction avec la mention, dans la décision de rejet du 22 décembre 2021, de sa présence à bord du « Circassia », dont les passagers ont embarqué le 4 novembre, sans avoir reçu le paiement de leur solde (1), et qui a quitté Morlaix le 5 novembre 1944. Dès lors, M. Biram Senghor est fondé à demander l’annulation la décision de la ministre des armées du 22 décembre 2021 refusant de modifier l'état signalétique et des services de M. M'Bap Senghor en tant qu'il mentionne son embarquement à Morlaix le 1er novembre 1944. [...]
Sur les conclusions à fin d’injonction :
Le présent arrêt implique nécessairement, compte tenu des motifs d’annulation qu’il retient, que le ministre des armées procède à la modification de l'état signalétique et des services de M. M'Bap Senghor pour faire apparaître sa date d’embarquement à Morlaix le
4 novembre 1944. Il y a lieu de lui enjoindre d’y procéder dans un délai de trois mois, sans qu’il y ait lieu d’assortir cette injonction d’une astreinte"
Cet arrêt est très important à plus d'un titre.
1. Certes, il arrive bien tardivement alors qu'il aurait été bien utile lors du combat mené par les descendants pour récupérer les sommes spoliées mais la CEDH pourra peut-être le prendre en compte. En effet, la modification de la date d'embarquement a été utilisée pour camoufler le mensonge sur la perception des soldes. Les ex-prisonniers de guerre, dans les différents rapports mais aussi devant le tribunal militaire, ont été présentés comme ayant des réclamations illégitimes. Il est évident que le refus du ministère de modifier la date fait grief aux descendants parce qu'en présentant la bonne date et en la confrontant à la circulaire du 4 décembre 1944, c'est bien le mensonge d'État qui s'affirme et, à partir de ce constat, il n'est plus possible d'évoquer la moindre prescription pour refuser le remboursement aux descendants les sommes spoliées restées dans les caisses de l'État. Or, c'est bien la prescription que le ministère n'a pas cessé d'avancer et, malheureusement, entériné par la justice administrative jusqu'au Conseil d'État. L'Etat français a refusé en septembre 2024, la proposition d'accord amiable initiée par la CEDH. Cet arrêt doit inciter le gouvernement et le président Emmanuel Macron a reconnaître le mensonge dans toute son entièreté avec les conséquences qui s'imposent pour les réparations.
2. Cet arrêt est également salutaire suite à la tentative du ministère des Armées de réinscrire comme plausible le récit officiel de la rébellion armée avec le bilan de 35 morts. C'est le dépôt au SHD du Journal de marche de l'officier Jean (Jacques dans son Journal de marche) Henry présent à Thiaroye le 1er décembre 1944 par son fils qui offre au ministère cette opportunité (voir mon précédent billet). Ainsi, interrogé pour un article du Monde Afrique (2), le ministère indique : « Nous nous sommes appuyés sur la concordance du vocabulaire employé, des noms cités, de l’idéologie et des lieux pour le juger crédible. Jean Henry affiche des préjugés raciaux de l’époque. Si le document avait été falsifié, ces passages choquants aujourd’hui auraient été retirés ». Il est évident que ce Journal de marche est un document authentique mais faux au même titre que les rapports des officiers et les ESS des hommes de Thiaroye avec une date d'embarquement modifiée pour nous tromper. Cet article du Monde a certainement interrogé les lecteurs jusqu'à susciter un doute sur la réalité du mensonge si bien orchestré par les autorités depuis 80 longues années.
3. L'historienne déraisonnable que je suis devenue à force de constater le mépris, l'indécence, la tromperie, etc. ne peut pas croire ce ministère des armées lorsqu'il prétend que des archives comme la liste des victimes, la liste des rapatriés, le calcul des soldes, primes et pécule n'existent plus.
En saisissant la justice administrative et en accompagnant les descendants heureusement si bien défendus par maître Pinatel, je revendique l'avoir utilisée comme un outil pour mon travail permettant de nous approcher de la vérité malgré toutes les obstructions. Cet arrêt me donne un peu raison.
(1) : Souligné par moi.
(2) : Coumba Kane, « Sénégal : le troublant journal d’un militaire français, témoin du massacre de Thiaroye en 1944, tiré de l’oubli », Le Monde Afrique, 1er mai 2025.

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