Armelle MABON (avatar)

Armelle MABON

Abonné·e de Mediapart

35 Billets

0 Édition

Billet de blog 12 novembre 2022

Armelle MABON (avatar)

Armelle MABON

Abonné·e de Mediapart

« Tata » de Chasselay : hommage ou outrage ? #2

L'article diffusé sur Mediapart le 9 novembre 2022 « Tirailleurs sénégalais : le ministère des armées a inventé des “recherches génétiques” » a suscité des réactions parfois virulentes qu'il convient de décrypter.

Armelle MABON (avatar)

Armelle MABON

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le référé instruction

Le 3 novembre 2022, alors que se préparait une grande cérémonie commémorative le 11 novembre  pour le 80ème anniversaire de la création du "Tata" sénégalais de Chasselay, j'ai reçu un mémoire en défense du ministère des armées suite à mon référé instruction. C'est le 23 février 2022 que j'ai adressé une demande sur ces recherches génétiques au "Tata" de Chasselay à la ministre déléguée chargée de la mémoire et des anciens combattants : " [...] Dans la mesure où il n'y a pas eu de publication scientifique sur ces recherches dotées désormais d'un intérêt général, je vous serais reconnaissante de bien vouloir m'adresser les conclusions de cette recherche avec la méthode employée, le laboratoire sollicité, les actes de justice ayant permis une telle avancée dans l'identification de ces soldats inconnus". Du silence de l'administration est née une décision implicite de rejet. Autrement dit Geneviève Darrieussecq n'a pas mentionné l'inexistence des recherches génétiques. J'ai donc saisi la CADA (Commission d'accès aux documents administratifs) le 24 mars 2022. Un avis a été rendu le 2 juin ainsi libellé :

"En réponse à la demande qui lui a été adressée, le ministre des armées a indiqué à la commission, par courrier du 24 mai 2022, que le document sollicité n’existe pas. La commission, qui observe toutefois que l'identification grâce à des recherches génétiques des tirailleurs sénégalais inhumés dans la nécropole du Tata de Chasselay, est mentionnée dans une note aux rédactions du ministère des armées datée du 26 janvier 2022, ne peut donc que déclarer sans objet la demande d’avis".

En mai 2022, le ministre n'évoque toujours pas l'absence de recherches génétiques mais l'inexistence des documents que je sollicite.

J'ai saisi le tribunal administratif de Paris le 13 juillet 2022 par un référé demandant une instruction sur les documents liés à ces recherches génétiques. À compter du 15 juillet 2022, le ministère avait  un délai de 15 jours pour la réponse. Ce n'est que le 3 novembre 2022 qu'il a adressé le mémoire en défense avec deux pièces jointes confirmant que les documents n'existaient pas parce que le communiqué de presse était erroné.  Pour répondre à la CADA, le ministère avait pris soin de solliciter l'ONACVG qui administre la nécropole de Chasselay le 3 mai 2022 en ces termes : "Tel que convenu par téléphone, vous voudrez bien vouloir trouver ci-joint la demande de documents administratifs évoquée et nous sommes en attente de votre avis sur la compétence de l'ONAC". C'est le 10 mai que l'ONACVG répond au ministère : "Il s'avère qu'aucune exhumation des corps ou recherches ADN n'a été effectuée. L'ONACVG ne peut transmettre à la requérante des documents présentant des recherches génétiques qui n'ont jamais eu lieu". Le ministère devant la CADA s'est bien gardé de prononcer cette dernière phrase mais a été contraint de le faire dans son mémoire en défense.

À travers cet échange de mails produit pour la requête - d'où l'intérêt parfois pour des historiens de saisir la justice administrative lorsque l'administration manipule les faits - nous pouvons nous étonner qu'un ministère puisse sortir des communiqués de presse aussi mensongers.

Dès réception du mémoire en défense, j'ai contacté Justine Brabant de Médiapart en tant que spécialiste des affaires militaires et de l'Afrique. (Voir l'article sur Médiapart)

Réactions de la presse locale

C'est France 3 Auvergne Rhône Alpes, sous la plume de Dominique Durand, qui a ouvert la réplique à l'article de Médiapart le 10 novembre avec cet article  intitulé : "La fausse polémique à propos des recherches génétiques des tirailleurs sénégalais inhumés à Chasselay, dans le Rhône"  

Je dois souligner cette phrase du chapeau : "L’identification des soldats a été permise grâce à des recherches historiques". Il est nécessaire de revenir à des fondamentaux et notamment ce qu'est une identification définie comme le procédé visant à individualiser des restes humains en leur attribuant le nom qui leur a été donné à la naissance ou tout autre nom approprié. Julien Fargettas parle d'identification collective pour justifier les noms sur ces deux plaques alors que le principe de l'identification est justement d'individualiser. Du reste, la ministre Geneviève Darrieussecq dans son dialogue avec les collégiens, lors de la cérémonie du 27 janvier 2022, récuse son propos  : "Il y a beaucoup de soldats inconnus, il y a beaucoup de tombes avec écrit soldat inconnu. Mais je crois que si l'on peut identifier les personnes c'est mieux, c'est plus personnalisé et on peut porter un hommage plus personnel. [...] On a autant de respect pour les inconnus que pour les autres mais c'est important de donner un nom et de mettre un nom sur leur tombe". Ces quelques images montrent à quel point des collégiens ont été instrumentalisés par un double discours de la ministre qui vient inaugurer des plaques mais pointe l'importance de donner un nom sur les tombes et, dans la foulée, félicite le travail de Julien Fargettas qui aurait pu, par son travail dans les archives, identifier ces inconnus. 

Les 25 tirailleurs nommés sur les deux plaques ne sont pas des inconnus pour le ministère puisqu'ils ont un dossier "Mort pour la France" sauf deux : Baradji Faly et Mamour Seck.

Illustration 1
Plaques inaugurées au 'Tata' de Chasselay le 27 janvier 2022 © Armelle Mabon

L'opération d'identification a été menée par Jean-Baptiste Marchiani et son équipe essentiellement en 1942 avec la création du "Tata" de Chasselay dont il est l'initiateur. L'ensemble de cette opération délicate et éprouvante est consultable aux archives départementales du Rhône sous la cote 5010W263. Il s'agit d'un versement de l'ONAC effectué en 2015. À la lecture de la réédition de l'ouvrage de Julien Fargettas en 2022 aux éditions du Poutan Juin 1940 Combats et massacres en Lyonnais, je m'aperçois qu'il n'a pas consulté ce carton pourtant indispensable à la compréhension de l'ensemble de l'opération jusqu'à l'inhumation des corps au "Tata" de Chasselay.

Julien Fargettas affirme que la politique en France est de ne pas exhumer les corps afin qu'ils puissent reposer en paix. Il semble oublier toutes les exhumations des corps des cimetières communaux de soldats y compris de tirailleurs sénégalais pour être inhumés dans des nécropoles militaires comme à Saint-Anne d'Auray ou Chasseneuil. Dans cette nécropole reposent les tirailleurs ex-prisonniers de guerre décédés pour la plupart des suites de la tuberculose qui avaient été préalablement inhumés à Lanmary.  L'ONACVG est à même de recenser toutes les exhumations.

Je me permets de souligner qu'il ne s'agit pas de tombes inconnues mais des tombes avec des soldats inconnus. 

Le deuxième journal en ligne à avoir voulu sauver le soldat Fargettas c'est le Patriote Beaujolais. 

L'article de Simon Alves s'intituleTata sénégalais de Chasselay : quand le travail de mémoire tourne au règlement de comptes entre historiens.

D'après Julien Fargettas, il aurait donc été destinataire du communiqué de presse avant sa diffusion : " Je l'avais [l'erreur] d'ailleurs relevée et signalée mais le communiqué était sorti la veille au soir de la venue de la ministre". Il met en cause son administration et doit apporter les preuves de ce qu'il annonce dans la presse. 

 Il faut comprendre que les disparus le sont depuis leur affectation au 25ème RTS et qu'il est impossible de déterminer le lieu du décès qui peut être en dehors de la région lyonnaise. Du reste, le directeur départemental de l'ONACVG le confirme  : "Il[Jean-Baptiste Marchiani] ne pouvait rapatrier au Tata les corps des tirailleurs tombés ailleurs." La page de garde du dossier de Mecaere Khoule en est une parfaite illustration puisqu'il est disparu depuis le 16 avril 1940.

Illustration 2
Dossier personnel SHD Caen

Pour identifier un disparu, il faut d'abord retrouver son corps et procéder, si nécessaire,  à des recherches génétiques pour l'identifier.

Il ne faut pas confondre un dossier de décès et un dossier de disparition. Le dossier de décès de Tenoaga Kompaoré est vide de tout document, pas le moindre avis de décès et encore moins d'acte de décès. Je l'ai signalé aux archivistes du Service historique de la Défense qui n'ont pas pu apporter d'explications. Comment Julien Fargettas peut alors mentionner l'existence d'un acte de décès datant de 1949 ? Jean-Baptiste Marchiani, en qualité de secrétaire  général de l'office départemental des Mutilés, Combattants  Victimes de Guerre et Pupilles de la Nation du Rhône connaissait parfaitement la procédure pour les disparus et les reconnaissances tardives des décès. 

Illustration 3
Dossier Tenoaga Kompaoré (SHD Caen)

Le journal de France Culture

C'est avec stupéfaction, n'ayant pas été informée préalablement, que j'ai entendu l'annonce du journal de 8h45 du 11 novembre : "Quand le travail de mémoire tourne au règlement de comptes entre historiens" qui n'est autre que la reprise du titre de l'article du Patriote beaujolais. Le sujet est considéré comme suffisamment important pour que la rédaction de France Culture lui accorde la moitié du temps du journal soit 3mn30.  Julien Fargettas renvoie à son livre pour expliquer sa méthode d'identification. À la p. 226, on peut lire : Liste d'une partie des tirailleurs fort probablement inhumés sous la mention "inconnu" au sein du Tata sénégalais de Chasselay. Il n'a donc aucune certitude par contre les plaques ont été libellées avec une information supposée infaillible. Je dois préciser qu'à l'assemblée de l'Union française du 16 février 1950 il a été dit que les 45 resteront des inconnus. Le sujet s'est, par la suite, focalisé sur l'animosité entre Julien Fargettas et moi-même avec l'interview de Nicolas Bancel qui nous apporte au final une incroyable information sur le massacre de Thiaroye : "[...]une vraie polémique s'est développée entre Julien Fargettas qui soutient dans un livre qu'il y aurait eu environ 35 morts, ces 35 morts on sait où ils sont enterrés, il n'y a pas de discussion là-dessus et Armelle Mabon soutient que le nombre de victimes est beaucoup plus important et estime qu'on est là face à un mensonge d'état [...]". 

Nicolas Bancel doit révéler l'endroit puisque le ministère des armées indique que les victimes ne sont pas dans le cimetière et le président Hollande, en 2014, a clairement énoncé que l'endroit de leur sépulture demeurait mystérieux. Dans l'ouvrage qu'il a co-dirigé et publié en 2019 aux Editions de La Martinière Décolonisations françaises La chute d'un empire, il est mentionné 70 morts officiellement et que de nombreux corps n'ont pas été retrouvés. Puisque France Culture et le Patriote Beaujolais  évoquent ma plainte déposée en 2015 pour diffamation publique, je tiens à préciser que Julien Fargettas m'a accusée dans cette lettre ouverte au Président de la République - qui n'a rien de scientifique - de ce qu'il avait commis à savoir des omissions d'archive lui permettant de ne pas évoquer la spoliation des soldes dont ont été victimes les hommes de Thiaroye. Cette lettre n'était ni plus ni moins qu'un procédé bâillon pour m'intimider. Mon travail sur le massacre de Thiaroye dérangeait et dérange encore. Cette plainte a été considérée par des collègues historiens comme un crime de lèse-majesté. Les chercheurs ne pourraient donc pas agir devant la justice comme tout citoyen ?

Comme le souligne Anne Fauquemberque, 2024 sera le 80ème anniversaire du massacre de Thiaroye et on peut espérer que les corps auront été enfin exhumés des fosses communes, identifiés et inhumés dans la nécropole militaire.

Illustration 4
Cérémonie du 11 novembre 2022 80e anniversaire de la création du 'Tata' © Joana Moreau Fidalgo

La foule était nombreuse lors de la commémoration de la création du 80ème anniversaire du "Tata" de Chasselay par Jean-Baptiste Marchiani ce 11 novembre 2022. Ces plaques vissées au sein de ce qu'il a construit en hommage aux tirailleurs sénégalais et pas seulement car ils ne sont pas tous des soldats africains, représentent un désaveu du travail d'identification qu'il a mené avec son équipe. Le "Tata" de Chasselay ne mérite pas une telle supercherie, une manipulation et je dirais même une profanation. Puissent les officiels, les associations et les citoyens réclamer l'enlèvement de ces plaques. Pour ma part, en tant qu'historienne, je le ferai. 

À lire aussi : "Tata" de Chasselay : hommage ou outrage ? #1

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.