C'est le 21 novembre 2023 que s'est tenue l'audience à la Cour administrative d'Appel (CAA) de Paris. Hasard du calendrier, Souleymane Doucouré est arrivé à Dakar le 21 novembre 1944 après avoir combattu, être fait prisonnier, s'être évadé et avoir rejoint la résistance. Rescapé du massacre de Thiaroye mais spolié de ses droits, avec l'aide de son commandant FFI (forces françaises de l'Intérieur), André Deguin, il a réclamé les rappels de soldes jusqu'en 1955 en vain. Il réclamera également sa prime de démobilisation. Quant au pécule auquel il aurait pu y prétendre après l'application de l'arrêté du 24 avril 1951, il n'existe aucune trace d'un versement d'autant que les fiches individuelles de versement des originaires de l'AOF (Afrique occidentale française) n'ont pas été versées aux archives nationales comme pour les autres territoires.

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Des années après son décès, un de ses enfants a poursuivi cette quête jusqu'à saisir la justice administrative. Le ministère des armées, pour sa défense, a prétendu que Souleymane Doucouré avait connaissance dès 1955 tant de l’existence et de l’étendue de son dommage que de l’origine de ce dernier. En conséquence, à la date à laquelle le requérant a sollicité la réparation du préjudice subi par son père, soit le 21 février 2018, sa créance était manifestement prescrite, par le jeu des dispositions des lois du 29 janvier 1831 et du 31 décembre 1968. Le Tribunal administratif de Melun a donné raison au ministère par une décision du 16 décembre 2021, jugement contesté par le fils de Souleymane Doucouré devant la CAA de Paris. Plusieurs moyens, y compris en lien avec la convention européenne des droits de l'Homme, ont été soulevés mais le rejet par le Conseil d'Etat du pourvoi de Biram Senghor le 5 avril 2023, fils de victime réclamant également le paiement des sommes spoliées, n'invitait pas à de grands espoirs. Du reste, le ministère des armées a renvoyé un mémoire en juin 2023 que la CAA de Paris a pris en compte en rouvrant l'instruction.
L'argumentaire développé dans l'arrêt CAA de PARIS, 6ème chambre, 5 décembre 2023, 22PA00724, Inédit au recueil Lebon | Doctrine reprend en grande partie celui du Conseil d'Etat France, Conseil d'État, 7ème - 2ème chambres réunies, 05 avril 2023, 459652 (juricaf.org) avec la déchéance de la créance conformément à la loi de 1831 mais la présentation des faits et le contournement intentionnel des effets de la circulaire du 4 décembre 1944 méritent que l'on s'y attarde.
Une réécriture de l'Histoire et du parcours d'un résistant
La CAA de Paris présente ainsi son parcours : "Souleymane Doucouré engagé au 7ème puis au 27ème régiment de tirailleur sénégalais à partir de 1938, a servi la France pendant la Seconde Guerre mondiale et a été fait prisonnier et retenu au Frontstalag de Rennes jusqu'à la Libération". Alors que la CAA possédait tous les éléments signalant son évasion et son ralliement à la résistance auprès des FFI, cette négation de son appartenance à la résistance rappelle ce qu'a subi Antoine Abibou lors de l'instruction du procès pour rébellion armée en 1945. Il a été présenté comme un menteur n'ayant pas rejoint la résistance et qu'il était à la solde des Allemands. Grâce aux procès-verbaux d'interrogatoire d'Antoine Abibou, j'ai pu retrouver les membres de la famille Desgrées Du Loû qui ont attesté qu'il avait été caché dans leur propriété du fait de son appartenance à la résistance. Souleymane Doucouré a reçu la médaille des évadés. Pour les prisonniers de guerre n'étant pas en Allemagne, ils devaient rejoindre la résistance pour l'obtenir.

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Son commandant André Deguin, connu sous le nom d'Alex, a vanté le mérite et le courage de Souleymane Doucouré lors des opérations périlleuses notamment dans ses courriers afin qu'il puisse recouvrir ses droits, courriers transmis à la justice administrative.

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Dans les années 90, Souleymane Doucouré a sollicité un visa pour venir en France et ainsi revoir son commandant André Deguin avec qui il a gardé contact. Son visa lui a été refusé. Nous ne parvenons pas à retrouver les deux fils d'André Deguin dont un vivrait en Angleterre. Dans son dossier de résistant consultable au service historique de Vincennes, on peut voir les actions menées au sein du maquis de Gèvres.

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Lorsque la CAA de Paris indique : "N'ayant pas perçu à son arrivée au Sénégal sa solde de captivité et sa prime de démobilisation, M. Souleymane Doucouré a refusé de rejoindre son foyer et s'est rendu dans le camp de Thiaroye. Il a survécu aux événements qui se sont produits dans le camp" l'historienne que je suis est anéantie. Ainsi les juges nous présentent un homme désobéissant dès le débarquement à Dakar. Mais le contingent a été transféré directement au camp de Thiaroye. Cette réécriture des faits est pour le moins surprenante assortie d'une grande réserve avec "événements" en lieu et place de "massacre". Un juge du TA de Paris, dans une ordonnance du 6 octobre 2022, avait évoqué la mutinerie. Il serait temps que les juges modifient leur vocabulaire afin qu'il soit en phase avec les connaissances historiques de plus reconnues et admises comme tel par l'Etat. La DMPA (Direction de la Mémoire du Patrimoine et des archives) du ministère de la Défense qualifiait en interne Thiaroye de massacre en 2014 mais pas publiquement notamment lors du discours présidentiel ou sur des panneaux d'exposition.
La circulaire que la justice feint de ne pas comprendre
Selon la réglementation prévue dans une circulaire n° 2080 du 21 octobre 1944 émanant du ministère de la Guerre (introuvable dans les archives mais dont nous connaissons le contenu), le contingent ayant quitté la France le 5 novembre 1944 devait percevoir un quart des soldes avant embarquement et les trois quarts restants au Sénégal au moment de la démobilisation. Trois cent quinze ex-prisonniers de guerre n'ayant pas perçu le quart prévu ont refusé de monter à bord du Circassia. C'est le 16 novembre 1944 qu'il y a eu un changement de réglementation comme le montre le télégramme officiel du ministère de la Guerre ci-dessous avec le versement de la totalité des soldes avant embarquement. Le 16 novembre, le Circassia était en pleine mer entre Casablanca et Dakar. Cette réglementation n'a pas pu s'appliquer aux hommes ayant débarqué à Dakar le 21 novembre.

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Après le massacre, les rapports des officiers et les deux enquêtes menées par le ministère de la Guerre et le ministère des Colonies présentent les rapatriés avec des revendications illégitimes. Le général Dagnan qui a ordonné l'opération de maintien de l'ordre, dans son rapport du 5 décembre 1944, efface carrément cette revendication du paiement du rappel de soldes. Il a pu obvier ce point crucial des revendications grâce à la circulaire du 4 décembre 1944 qui fait croire que les hommes ayant quitté la métropole du 5 novembre 1944 avaient perçu l'intégralité des soldes avant l'embarquement.

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Cette circulaire n'a jamais été abrogée, si tant est qu'on puisse le faire, et nous sommes bien confrontés à un mensonge d'Etat permettant de couvrir les exactions de l'Etat contre ces rapatriés qui réclamaient le paiement des rappels de soldes. Dans sa décision du 5 avril 2023, le Conseil d'Etat mentionne : "la cour ne s'est pas méprise sur la portée des écritures de M. C... A... en déduisant de la circonstance qu'il indiquait avoir ignoré jusqu'en 2013 l'existence de la circulaire du ministre des armées du 4 décembre 1944, affirmant à tort que l'ensemble des primes de captivité dues aux anciens combattants sénégalais leur avaient été régulièrement versées, que cette circulaire ne pouvait être regardée comme un fait de l'administration au sens de l'article 10 de la loi du 29 janvier 1831 de nature à modifier le cours des délais de prescription". Cet article 10 est également rappelé dans l'arrêt de la CAA de Paris : "Aux termes de l'article 10 de la même loi du 29 janvier 1831, dans sa rédaction issue du décret-loi du 30 octobre 1935, la prescription n'est pas applicable "aux créances dont l'ordonnancement et le paiement n'auraient pu être effectués dans les délais déterminés par le fait de l'administration ou par suite de recours devant une juridiction".
Contrairement au Conseil d'Etat, la CAA de Paris ne mentionne pas "l'affirmation à tort" : "Il résulte de l'instruction, notamment de la circulaire n°6350 du 4 décembre 1944 adressée par le ministre de la Guerre aux troupes coloniales qu'une solde de captivité et une prime de démobilisation devaient être versées aux militaires originaires de l'Empire, ex-prisonniers de guerre. [...] leur prescription était acquise, au plus tard le 31 décembre 1948".
L'administration, en indiquant formellement dans la circulaire du 4 décembre 1944 que les soldes avaient été payées avant l'embarquement, ne pouvait donc plus les payer dans les 5 années qui ont suivi contrairement à ce que déclare la CAA de Paris : "La circonstance que Souleymane Doucouré a sollicité le versement de sa solde de captivité le 14 avril 1953 puis le 24 novembre 1954, après le délai d'expiration du délai de la prescription est sans incidence". D'après mes recherches, la prescription ne serait donc pas applicable dans ce cas de figure. Le Conseil d'Etat et la CAA de Paris n'ont pas traité que l'administration n'a pu effectuer le paiement dans les délais déterminés.
Une circulaire est un texte administratif rédigé pour informer les différents services d’un ministère. Ce texte explique les dispositifs à appliquer. Les circulaires doivent être publiées pour être opposable, c'est-à-dire qu'elles produisent alors leurs effets auprès des personnes concernées qui ne peuvent l'ignorer.
Souleymane Doucouré aurait-il pu saisir un tribunal du litige l'opposant à l'état comme l'indique la CAA de Paris ?
Il aurait fallu que cette circulaire soit publiée. Je ne l'ai pas vue dans un Journal Officiel de l'époque et j'en ai eu connaissance qu'en 2013 grâce à un archiviste du SHD qui l'avait retrouvée dans un carton concernant les troupes coloniales. Il semble peu probable que Souleymane Doucouré ait pu être informé de la présence de cette circulaire restée confidentielle puisqu'ayant servi en premier lieu à falsifier les faits sur les revendications.
De plus, il aurait eu bien des difficultés à faire valoir ses droits devant une juridiction française face à une administration qui l'a présenté comme ayant quitté la France le 11 novembre 1944. La CAA de Paris mentionne que Souleymane Doucouré a fait parti du contingent embarqué à Morlaix, à bord du "Circassia", le 5 novembre 1944 et arrivé à Dakar le 21 novembre suivant. Il serait plus juste d'indiquer qu'il a embarqué le 4 novembre, le départ du navire étant effectif le 5 novembre 1944. Mais alors pourquoi la date d'embarquement a été modifiée sur son ESS avec le 11 novembre ? Je souligne également une autre date fantaisiste avec une fin de captivité le 1er novembre 1944 alors qu'à cette date, il était à Morlaix comme ex-prisonnier de guerre en attente d'embarquement et de rapatriement pour le Sénégal.

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Les hommes de ce contingent ont vu leur date d'embarquement systématiquement modifiée ou non renseignée. Ce n'est pas une succession d'erreurs mais bien un acte administratif délibéré en lien avec le mensonge d'Etat contenu dans la circulaire du 4 décembre 1944 que le Conseil d'Etat et la CAA de Paris ont refusé de reconnaître. Souleymane Doucouré tout comme M'Bap Senghor, Antoine Abibou etc. ne devaient pas apparaître comme étant victimes d'une indication mensongère portée par l'Etat français.
Cette circulaire éditée par le ministère de la Guerre démontre l'absence de probité de l'administration française. Il est regrettable qu'en 2023 la justice administrative contourne les effets d'un mensonge d'Etat sur les doléances des descendants. Les recherches historiques et les attendus de la justice administrative devraient pouvoir se compléter et, dans ce cadre précis, admettre un fait de l’administration de nature à avoir interrompu la prescription.
Le pourvoi de Biram Senghor ayant été admis par la Cour européenne des Droits de l'Homme qui sera suivi par celui du fils de Souleymane Doucouré, nous pouvons encore espérer que le mensonge d'Etat sera pris en compte avec toutes les conséquences qui en ont découlées.
Une lettre d'un ex-prisonnier de guerre, rapatrié après le massacre de Thiaroye, montre qu'il n'a pas perçu les rappels de soldes. Cet argent est resté dans les caisses de l'Etat. Aucune action en justice n'a été diligentée. La justice aurait elle été opérante à cette époque pour des sujets et non des citoyens à part entière ? Le non versement des soldes stigmatise aussi le racisme d'Etat dont ont été victimes ces hommes venus d'Afrique pour défendre la France.

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