Suite à la diffusion de l'émission « Affaires sensibles » sur France Inter le 15 novembre 2023 consacrée au massacre de Thiaroye, le temps imparti à l'invitée étant très court, je complète et rapporte les dernières annonces ministérielles qui tardent à être officialisées. Pratique indécente hélas récurrente.
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Lorsque j'ai appris que l'émission "Affaires sensibles" allait présenter le massacre de Thiaroye, j'ai été surprise et satisfaite compte tenu de l'audience que draine cette émission grand public. La journaliste Odile Conseil a eu la lourde tâche de faire une synthèse compréhensible par tous. Elle aurait pu se noyer par l'avalanche d'informations que je lui ai transmise. J'ai découvert son récit lu par Fabrice Drouelle au moment du direct. Elle a su reprendre l'essentiel avec un choix opportun des illustrations sonores. L'exercice n'était pas si simple et je tire mon chapeau, cette restitution est remarquable.
Quelques réponses auraient mérité un plus long développement que je vais décliner ici.
2014 : la mascarade du 70ème anniversaire
Comme il a été question du discours de François Hollande au cimetière militaire de Thiaroye le 30 novembre 2014, je souligne qu'il a évoqué ces ex-prisonniers de guerre comme s'étant rassemblés pour crier leur indignation alors qu'ils ont été rassemblés sur ordre des officiers, ce n'est pas la même chose tout comme qualifier Thiaroye 44 de répression sanglante et non de massacre. Si le président Hollande a reconnu la spoliation des sommes dues, j'estime qu'il n'a pas reconnu le massacre avec toutes les conséquences politiques et juridiques qui en auraient découlé et notamment l'octroi de la mention "Mort pour la France". Le rapporteur public du Conseil d'Etat, Nicolas Labrune, dans son étude (1) de la requête de Biram Senghor réclamant les sommes que son père n'a pas perçues, ne fait pas la même analyse. Pour lui, le Président de la République a reconnu publiquement la responsabilité des autorités françaises dans le massacre de Thiaroye allant jusqu'à évoquer des exactions dont l’Etat s’est rendu coupable. Cependant, il donnera raison au ministère des armées avec la prescription pour proposer le rejet de la requête de Biram Senghor. Le Conseil d'Etat a suivi ses conclusions mais le pourvoi de Biram Senghor a été admis par la CEDH (Cour européenne des Droits de l'Homme).
En 2014, avant le déplacement du président Hollande à Thiaroye, j'ai été reçue par le conseiller mémoire du ministre Le Drian, Gaëtan Bruel, nommé récemment au Cabinet de Gabriel Attal. Il a confirmé mes conclusions en qualifiant les événements de massacre et c'est par lui que j'ai su que les corps n'étaient pas dans les tombes du cimetière. Cette révélation fera dire au président Hollande que l'endroit de leur sépulture demeure mystérieux. Qui peut croire une telle fadaise ? Le conseiller mémoire avait également mentionné qu'après le discours de François Hollande, il sera possible d'envisager le procès en révision.
Lors de l'émission, j'ai évoqué brièvement l'exposition inaugurée par François Hollande et Macky Sall, ce dernier ayant parlé récemment des exécutions sommaires, avec trois panneaux consacrés à Thiaroye. Cette exposition a été concoctée par la DMPA (Direction de la Mémoire du Patrimoine et des Archives) du ministère de la Défense et a circulé uniquement en Afrique subsaharienne (Sénégal, Mali, Guinée, Niger). Ces panneaux sont une insulte à la mémoire de ces hommes et une négation du travail historique mené.
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Face à cette réitération du mensonge d'Etat, ne faudrait-il pas une enquête administrative afin de savoir qui fait obstruction à la manifestation de la vérité et qui falsifie encore les faits en toute connaissance ? Les falsifications ne se sont pas arrêtées en 1945 puisque la date d'embarquement à Morlaix a été modifiée dans les dossiers des victimes, des condamnés et des rescapés pour camoufler le mensonge d'Etat avec l'annonce, celle-ci bien officielle, que ce contingent ayant quitté la métropole le 5 novembre avait perçu l'intégralité des soldes..
A propos d'enquête, suite au courrier de Biram Senghor au président Mitterrand en 1982, le ministre de la Défense Charles Hernu en avait prescrit une. Le dossier était suivi par son Chef de Cabinet Serge Daël. Cette enquête n’a jamais eu lieu car le département de la Défense a répondu qu’il n’existait pas de dossier au nom de M’Bap Senghor. Réponse mensongère car bien évidemment un dossier avait été ouvert dès les premières demandes d’explication de la famille dans les années 50 suivies du courrier de Biram Senghor en 1972 qui avait été traité par les services du ministère.
Dans le cadre de ma recherche, j’ai rencontré Serge Daël alors qu’il occupait la fonction de Président de la CADA. Il me fit cette remarque :
« Ils m’ont menti ».
La mention "Mort pour la France"
Depuis plus d'un demi siècle, Biram Senghor réclame la mention "Mort pour la France" pour son père. En toute fin d'émission, j'ai réussi à arracher une minute de plus pour évoquer ce point important. Le 18 avril 2023, lors d'une rencontre à l'hôtel de Brienne avec deux conseillers de Patricia Mirallès, Secrétaire d'Etat auprès du ministre des Armées, chargée des Anciens Combattants et de la Mémoire, j'ai appris que les victimes seront reconnues "Mort pour la France" avec cette précision "C'est acquis". Mais Biram Senghor, six mois plus tard, n'a pas reçu le moindre courrier officiel.
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J'ai su également que le gouvernement réfléchissait à un procédé pour indemniser les familles et que j'allais pouvoir me rendre, avec un laboratoire, au SHD (Service historique de la Défense) pour tenter de lire sous le caviardage les lettres du motif de la sanction infligée au lieutenant-colonel Le Berre. L'opération prévue pour le 20 juin a été annulée sans explication. A croire que des personnes sont suffisamment influentes au sein du ministère des Armées pour saborder toute avancée dans ce dossier certes sensible.
Archive caviardée
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Le procès en révision
Le 26 octobre 2023, j'ai été reçue au ministère de la Justice par la Direction des Affaires criminelles et des grâces tout comme en 2014 pour la même doléance. Il faut que le Garde Sceaux saisisse la Cour de Cassation pour les 34 condamnés afin de faire aboutir le procès en révision. Comme je l'ai dit durant l'émission, j'ai bien compris que mes recherches ne pouvaient être considérées comme un fait nouveau. Par contre, les conseillères du Garde des Sceaux ont fait valoir que l'officialisation de l'attribution de la mention "Mort pour la France" pourrait être considérée comme un fait nouveau permettant au Garde des Sceaux de saisir la Cour de Cassation. Le ministère rappelle que la Cour de Cassation s'est déjà prononcée contre le procès en révision après le dépôt de la requête du fils d'Antoine Abibou par absence d'élément nouveau et reprenant la présence d'une rébellion armée. Par contre, le ministère ne peut pas réitérer l'argumentaire qui m'a été servi fin 2014 pour justifier une fin de non recevoir : la Cour suprême du Sénégal pourrait être compétente. Comment un directeur de Cabinet, professeur de Droit public de surcroît, a pu écrire une telle ineptie tant juridique qu'historique ?
Je ne peux qu'exhorter le ministère des Armées à officialiser l'octroi de la mention "Mort pour la France" pour au moins les huit victimes qui ont un dossier au SHD en attendant que la liste des nombreuses victimes soit rendue publique. Il n'y a pas eu de militaires graciés ou amnistiés puis innocentés via un procès en révision depuis le Capitaine Dreyfus.
Le "non-rentré"
J'ai évoqué ce statut de non-rentré affublé à M'Bap Senghor par l'administration et visible sur un certificat tenant lieu d’acte de naissance. Autrement dit M’Bap Senghor a été présenté comme un disparu qui n'aurait pas regagné le Sénégal. Si sa famille n’avait pas réclamé d’explications, il serait toujours un « non-rentré » comme tant de victimes jetées dans des fosses communes. L'administration militaire a été contrainte de rectifier en le faisant passer pour un ... déserteur jusqu'en décembre 2019. Lorsque Biram Senghor a demandé au ministère de retirer le statut de déserteur sur l’ESS de son père, le chef du SHD, Pierre Laugeay, lui a répondu le 18 février 2019 que les éléments d’archives au SHD, ne lui permettaient pas de modifier l’ESS de son père. Pourtant, par décision du directeur de Cabinet de la Secrétaire d’État aux Anciens combattants, Eric Lucas, qui fut directeur de la DMPA de 2007 à 2013 et secrétaire général du ministère de la Justice en 2014, les archivistes ont eu ordre de modifier l’ESS. Il faut un document permettant de le faire. Où est-il ?
Etat signalétique et des services de M'Bap Senghor modifié sur ordre du directeur de Cabinet de la ministre Geneviève Darrieussecq suite à la requête de son fils auprès du TA de Paris
L'accès aux archives
J'ai abordé que très succinctement l'accès aux archives. Je parle évidemment de celles qui ne sont pas consultables comme la liste des rapatriés, la liste des victimes, les calculs des soldes, des primes de démobilisation, la cartographie des fosses communes, etc. Une administration peut faire valoir la non existence des documents pour éviter de les transmettre et la justice administrative ne peut la contraindre avec la preuve de leur existence impossible à fournir. Le ministère des Armées a mentionné des archives qui n'existaient pas ou qui n'existaient plus. Si elles n'existent plus, il y a donc l'aveu de leur existence avec une destruction dont nous devrions retrouver une trace à moins d'une destruction sauvage pénalement répréhensible.
Extrait ESS M'Bap Senghor
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Ce n’est qu’en 2022 que j’ai eu l’idée de solliciter la caserne Bernadotte de Pau qui, en tant que centre des archives du personnel militaire conserve un fonds d’archives individuelles notamment des étrangers ayant servi sous le commandement français. J’ai reçu un extrait de service de M’Bap Senghor qui contenait les mêmes informations que dans son dossier archivé à Caen. Le terme de déserteur a bien été caviardé. En regardant de près ce document, je me suis aperçue qu’il y avait une accolade avec une inscription « dossier DIC », le DIC étant le dépôt des isolés coloniaux de Dakar. Nous devons donc trouver ce dossier DIC qui contient les appels quotidiens avec la liste des rapatriés et le contrôle des déserteurs. C’est Biram Senghor qui a ouvert le bal le 23 février 2023 en réclamant auprès du ministère ce dossier DIC, demande transmise au centre des archives du personnel militaire. Bien évidemment, ce centre ne pouvait posséder le dossier DIC.
Il s’agit donc d’un refus du ministère et Biram Senghor a saisi la CADA (commission d’accès aux documents administratifs) le 9 mars 2023. Dès le 24 avril 2023, il a reçu l’avis de la CADA signé du président en personne mais qui n’était pas à la hauteur des espérances :
La commission, qui en prend acte, ne peut, dès lors, que déclarer sans objet la demande d’avis comme portant sur des documents inexistants.
Au lieu que Biram saisisse le tribunal administratif, j’ai pris le relais et formulé la même demande auprès du ministère des armées et j’ai eu la même réponse négative de la caserne Bernadotte. Comme Biram, j’ai saisi la CADA mais en insistant sur le fait que ce dossier DIC n’avait rien à voir avec un dossier personnel puisqu’il contenait les archives du dépôt des isolés coloniaux dans lesquelles il est possible de trouver des informations. La CADA a donné un avis favorable lors de sa séance du 20 juillet 2023 :
La commission relève qu’en réponse à la demande de Madame MABON tendant à ce que les archives du dépôt des isolés coloniaux de Dakar soient rendus consultables, le ministre des armées lui a indiqué que le centre des archives du personnel miliaire (caserne Bernadotte) ne conservait pas de document de ce dépôt pour la période sollicitée. En réponse à la demande qui lui a été adressée pour l'instruction de la saisine de la commission, le ministre des armées a ensuite précisé qu’il appartenait à Madame MABON de venir consulter elle-même les cartons d’archives susceptibles de contenir les documents sollicités au service historique de la défense (cartons GR 7 P 74, GR 12 P 287 et DE 2008 ZE 46) et de procéder, par elle-même, à la sélection des documents qu’elle souhaite consulter.
C’est le 15 septembre 2023 que j’ai pu me rendre au SHD de Vincennes. Pour les deux premiers cartons, il n’y avait strictement rien qui correspondait à ma demande. Quant au DE 2008 ZE 46, ce n’est pas un carton mais un fonds doté de 194 cartons. Ce fonds contient des documents relatifs aux militaires français morts dans les colonies et aux tirailleurs morts en métropole ou en Afrique du Nord. Par conséquent, les tirailleurs décédés sur les autres territoires (AOF, AEF par exemple) ne sont pas inclus dans ce versement.
L’inventaire du fonds DE 2008 ZE 46 montre malheureusement une manœuvre du ministère pour ne pas répondre à ma demande, j'ai donc saisi le tribunal administratif de Paris.
J'aurais voulu aussi parler de Souleymane Doucouré qui avait rejoint les FFI (forces françaises de l’Intérieur) après son évasion et qui a bénéficié du soutien de son commandant FFI, André Deguin, lors de la réclamation des sommes qui lui étaient dues. En vain. Son fils attend l’arrêt de la Cour d’Appel de Paris pour le versement des sommes spoliées, sans grand espoir.
La justice, la dignité mais aussi l’honneur, y compris de l’armée, ne sauraient être restaurés sans la reconnaissance officielle du massacre, le procès en révision, la restitution des grades par décret, l’exhumation des corps, l’octroi de la mention « mort pour la France », le remboursement aux familles des sommes spoliées et la réparation. S’approcher de la vérité impose de donner accès aux archives restées auprès des forces terrestres de l’AOF à Dakar devenues forces françaises du Cap Vert et dissoutes en 2011. La réhabilitation de ces combattants africains, sans oublier les officiers qui les ont défendus comme le chef d’escadron Lemasson, permettrait aussi de mettre à mal un racisme d’État perceptible dans le traitement historiographique, judiciaire, archivistique et politique de ces événements. Les morts et les innocents de Thiaroye dérangeront les vivants tant que subsistera la moindre poussière du mensonge d’État.
(1) CE, n° 459652, 7ème et 2ème chambres réunies, séance du 8 mars 2023 Décision du 5 avril 2023.
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