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Billet de blog 27 avril 2025

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Le massacre de Thiaroye : le retour du récit officiel

Le fils d'un officier présent à Thiaroye le 1er décembre 1944 a déposé récemment au Service historique de la Défense le journal de marche de son père. Il en fait une analyse pour démontrer que le récit officiel de la rébellion armée avec 35 morts est le seul plausible.

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Illustration 1

Il y a quelques années,  je ne parviens pas à retrouver la date exacte, j'ai été contactée par Alain Henry, polytechnicien, qui souhaitait me remettre le journal de marche de son père, Jacques Henry, rassemblé en un texte établi en 2007 à partir des deux carnets manuscrits originaux.  Alain Henry a déposé en 2025 les originaux au service historique de la Défense (SHD) comme étant une pièce d'archive importante, reflétant la réalité des faits et a produit une analyse comparative.

Avant d'évoquer l'analyse d'Alain Henry, je vais brièvement exposer en quoi ce journal de marche amène plus de confusion qu'un éclairage historique. Le sous-lieutenant Jacques Henry a été appelé pour faire partie des cadres de conduite sur le navire le Circassia au départ de Morlaix. C'est le point de départ de son journal qui s'arrête le 7 janvier 1945. 

Je vais m'attarder sur l'opération de tirs telle qu'il l'a décrite : "Il s'agit de cerner nos rebelles. 8h30 Les moutons sont rassemblés, les autres essaient de résister. Une salve en l'air. Les rebelles essaient de s'emparer d'une A.M.. Des meneurs excitent à la rébellion. C'est le signal du baroud. Les tirailleurs du 7ème et quelques artilleurs ouvrent le feu. Les autres ripostent avec des 9mm et des 7,65 ainsi qu'une ou des mitraillettes. Finalement force reste aux troupes de l'ordre". Ce passage est discordant avec ce qui est relaté dans les différents rapports des officiers. Ainsi, ce n'est pas une automitrailleuse qui est décrite comme assiégée mais un half-track. Si certains rapports ont effectivement évoqué des tirs de mitraillette, lors de l'instruction du procès, il n'existait plus de mitraillettes chez les "mutins". Jacques Henry est le seul à évoquer l'ouverture du feu par des tirailleurs du service d'ordre alors qu'ils ne possédaient pas de munition. Quant au bilan avec 35 morts - bilan officiel- il est le seul à donner le chiffre de 59 blessés. J'ai donc classé ce journal de marche dans la documentation avec un sérieux doute quant au libellé.

Je signale une erreur tant de fois vue dans des ouvrages et expositions et mentionnée en note de bas de page. Non, les hommes de Thiaroye n'étaient pas démobilisés avant de quitter la métropole.

Jacques Henry a été invité à faire une déposition durant l'instruction du procès non pas en tant que témoin mais pour être confronté à un inculpé : Ibou Senghor. Dans ce PV d'information (1), pour le 1er décembre, il mentionne uniquement le nombre de "mutins" : entre 200 et 300 dans le camp et le même chiffre sur l'esplanade.  Dans sa déposition, le lieutenant-colonel Le Berre évoque quant à lui 800 hommes rassemblés (2).

L'analyse du fils

Dans son texte de 16 pages, Alain Henry se sert du journal de marche de son père pour réfuter les travaux de certains historiens dont les miens.

Pour Alain Henry : "L’anecdote du mensonge, alors qu’elle n’a pas d’existence historique, a fini par prendre une grande existence dans la littérature contemporaine à force d’être répétée à l’envi". Comme mon dernier ouvrage fait état du mensonge d'État, je vais reprendre certains points exposés par Alain Henry non pas pour me justifier mais pour montrer que nous ne sommes pas à l'abri de tentatives de remettre le récit officiel au devant de la scène.

Lorsqu'il évoque les fosses communes, il emploie le conditionnel alors que l'existence des fosses communes est avérée d’autant que le ministère des armées a fini par reconnaître que les tombes étaient vides et qu’il existait au moins trois fosses communes sous les tombes du cimetière.

La fiche visite du Circassia

Pour Alain Henry, le nombre de morts ne peut-être que 35 puisque son père l'a écrit et pour renforcer sa conviction, il prend appui sur une mauvaise interprétation que j'aurais faite lorsque je mets en doute le chiffre de 1300 rapatriés porté notamment sur cette fiche.

Illustration 2
Fiche visite du Circassia SHD TTD 745

La date du 20 novembre m'a longtemps perturbée puisque partout il était mentionné une arrivée le 21 novembre. C'est en consultant les archives sur les remorqueurs au SHD de Brest que j'ai compris que le Circassia était resté au large de Dakar dans la nuit du 20 au 21 novembre. Ce qu'a effectivement noté le sous-lieutenant Henry dans son journal de marche.  Dans mon livre publié en 2024 pourtant cité par Alain Henry, je ne fais pas état de cette date comme étant un problème. Par contre, j'ai indiqué une discordance pour les membres de l'équipage ramené à 280 alors que sur le livre de bord du navire, nous voyons 358. Nulle part, il est indiqué si des membres d'équipage restent à quai lors des escales. 

Illustration 3

Pour Alain Henry, l’équipage était de 277 membres et j'aurais dû voir que les noms de l’équipage inscrits à partir du numéro 280 sont ceux des relèves successives, ajoutés par des mains différentes. Je vois effectivement un changement d'encre et non des écritures différentes. Il serait intéressant, en effet, de regarder au plus près, le nombre des membres d'équipage à l'arrivée à Dakar. Mais il serait plus logique que le ministère des armées nous donne simplement la liste des rapatriés.

Illustration 4

Combien de rapatriés?

Le chiffre le plus problématique est bien celui de 1300 pour le nombre de rapatriés alors que pour Alain Henry la question ne se pose pas puisque les chiffres peuvent s'arrondir à la centaine. Sur les fiches visite des navires, les chiffres ne sont pas arrondis à la centaine comme le montre cet exemple.

Illustration 5
Fiche visite du Fauzon

S'il y a un point pour lequel nous sommes d'accord c'est l'invention des 400 restés à Casablanca dans cette note.

Illustration 6
ANS 21G153

Pour Alain Henry, puisque le chiffre de 1300 y est mentionné, c'est une nouvelle preuve que ce chiffre ne peut souffrir d'aucune contestation sauf que 2400-600 -400 cela fait 1400 et non 1300. Par ailleurs, c'est bien un télégramme britannique qui annonce le départ de 2000 ex-prisonniers de guerre de Morlaix ainsi que plusieurs documents y compris de la direction des Troupes coloniales et en enlevant les 315 restés à Morlaix, cela ne fait pas 1300. 

Illustration 7

Alain Henry ne manque pas d'ardeur pour contourner l'interrogation sur le nombre de rapatriés et fait appel aux archives diplomatiques du Royaume Uni comme cette pièce :

Illustration 8
TNA,FO 371/42267

Mais c'est bien la France qui envoie les informations après le massacre avec une minoration du nombre de victimes et une présentation des faits pour obvier toute responsabilité : "des armes ont été introduites clandestinement à terre et ils étaient en possession dune importante somme dargent". 

Je cite Alain Henry :"Au final, le nombre de 1 300 rapatriés à bord du Circassia, bénéficie de cinq attestations, provenant de sources indépendantes : la Marine nationale, la Sûreté militaire, l’Administration coloniale civile, le Consul général britannique, auquel on peut maintenant ajouter le nombre exceptionnellement aiguisé des rapports Dagnan" mais le rapport Dagnan donne le chiffre de 1280 et dans son ordre antérieur à son rapport, il inscrit 1300. Les militaires nous ont habitués à plus de rigueur et une réécriture est toujours possible.

La liste sans équivoque de 35 morts

Comme ils sont 1300, le bilan des victimes est forcément 35 comme son père l'a écrit et comme le montrent les registres des décès au ministère des Affaires étrangères  : "Lors de mon travail, un fait nouveau a résonné comme un coup de gong. Une personne avisée m’a conseillé de consulter les registres de l’état civil des Français à l’étranger à Nantes".  Comme je l'ai indiqué dans mon précédent billet, il y a bien les actes de décès de 35 victimes mais, par exemple, M'Bap Senghor n'a pas d'acte de décès puisque présenté à sa famille comme non rentré et nous pouvons estimer qu'il n'est pas le seul "non rentré" tué à Thiaroye. Mais pourquoi donc l'Etat français a accordé la mention "Mort pour la France " à seulement six de ces hommes alors qu'il possédait 35 noms mais sans M'Bap Senghor?

Tout comme Julien Fargettas, il prend le témoignage du médecin  Hilaire Delfon dans la revue Afrique histoire de 1983 comme la preuve que le bilan des victimes ne peut être que de 35 morts : "La concordance précise de son témoignage avec les actes de décès fournit une confirmation externe". Là encore, les "non rentrés" sont oubliés.

Comme moi, Alain Henry a vu les autres actes de décès et notamment un soldat décédé, le 1er décembre à 22h00, au Lazaret du Cap Manuel, rattaché au 6ème RAC et il estime qu'il existe une forte présomption pour qu’il fasse partie des troupes de répression et soit le blessé mentionné par plusieurs rapports. Mais celui décédé le premier décembre s’appelle Hampa Bari, le tirailleur blessé Idrissa Niang, donc rien à voir. Si un tirailleur du service d’ordre avait été tué lors de la « répression », la mention « Mort pour la France » lui aurait été attribuée. Ce qui n’est pas le cas. Et s’il y avait eu un décès du côté du service d’ordre, cela aurait été utilisé lors du procès.

Alain Henry pense que celui qui est décédé le 26 décembre a sans doute été tué à Thiaroye mais il a été rapatrié sanitaire le 29 novembre et ne faisait pas partie de ce contingent. 

"Personne n’empêchera quiconque d’imaginer des récits compliqués sur des corps jetés secrètement dans des charniers. Je m’en tiens aux éléments objectifs vérifiables, qui sont corroborés par des sources de nature profondément distinctes" nous dit Alain Henry mais, quand il y aura exhumation des corps des fosses communes avec possiblement un charnier, quelle analyse fera t-il de ces sources?

Après la cérémonie du 80ème anniversaire alors qu'un pas non négligeable a été franchi pour une approche de la vérité, il est surprenant de voir le récit officiel revenir de cette manière. Alain Henry remercie ceux qui l'ont conseillé, dommage qu'il ne donne pas les noms. 

(1): Pièce n°10 information, procès Thiaroye (DCAM).

(2) : Pièce n°19 procédure, procès Thiaroye (DCAM).

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