
Lorsque Biram Senghor a su que le tribunal administratif condamnait l'État français à lui verser 5000 euros sur les 50000 demandés en réparation du préjudice moral et matériel, il n'a pu qu'exprimer de la colère. A la lecture du jugement, ce sentiment d'injustice est on ne peut plus compréhensible.
Mon intervention volontaire au soutien de Biram Senghor a été rejetée.
La réparation ne porte que sur une erreur de transcription sur l'état signalétique et des services (ESS) obviant la tromperie manifeste de l'État sur le lieu de sa sépulture, sur le paiement des soldes de captivité et bien évidemment sur l'assassinat commis par l'armée française camouflé en désertion.
La défense du ministère des armées
Il soutient que la responsabilité de l'État ne peut être engagée dès lors qu'il a été fait droit à la demande de Biram Senghor de radier la mention déserteur de l'état signalétique et des services.

Pour le ministère, ce retrait ne saurait par lui-même entraîner l'apposition de la mention "Mort pour la France" si bien que son éventuel préjudice n'est ni réel ni certain. Le ministère signale par ailleurs qu'il appartient à Biram Senghor et non à l'administration de saisir les autorités compétentes d'une demande tendant au versement d'une pension militaire d'invalidité au titre du décès de son père. Sur ce dernier point, il semble que Biram Senghor ne soit pas éligible car étranger non résidant en France.
Les trois lignes de cet ESS ne sont pas des erreurs mais le reflet de la tromperie de l'État concernant la mort de M'Bap Senghor. Il n'a pas embarqué à Morlaix le 1er novembre 1944 mais le 4 avec un départ le 5 novembre, ni rejoint le 6ème RAC le jour même du massacre et n'est bien évidemment pas décédé de mort naturelle le 1er décembre 1944. S'il y a eu des appels le 1er décembre avec une liste de rapatriés dont l'administration empêche la consultation, la comptabilisation des victimes du massacre a donc été effective. Le terme "sans autres précisions" renferme la violence du déni dont il convient d'en mesurer l'intensité. Il s'agit ici d'un faux en écriture publique en tant que "altération frauduleuse de la vérité de nature à causer un préjudice à autrui et exprimée à travers un écrit ayant par principe pour effet d'établir la preuve d'un droit ou d'un fait ayant des conséquences juridiques". Ce document, libellé ainsi le 13 novembre 1951, a empêché l'obtention de la mention "Mort pour la France" avec les droits afférents pour sa famille, alors qu'il était bien une personne décédée à la suite d'actes de violence constituant une suite directe de faits de guerre. M'Bap Senghor, mobilisé en 1939 pour défendre la France, avait été fait prisonnier par les Allemands. Rapatrié au Sénégal le 21 novembre 1944, il avait réclamé le paiement des soldes de captivité : il était ni mutin ni déserteur et aspirait à retrouver sa femme et son jeune fils que la guerre avait séparés.
Le jugement du 9 avril 2021
Le magistrat instructeur avait prévenu avant l'audience, par un courrier du 1er février 2021, que le jugement était susceptible d'être fondé sur un moyen relevé d'office tiré de l'irrecevabilité des conclusions indemnitaires [...] et qu'il y a lieu par suite de lui opposer une exception de recours parallèle. N'étant pas juriste, je ne cache pas ma difficulté à saisir le sens de cette exception. Je suppose que c'est lié à son recours devant la même chambre pour le remboursement des sommes dont son père a été spolié. Mais pour cette requête, Biram Senghor ne réclamait pas les sommes détournées et conservées par l'État français mais essayait de démontrer la tromperie de l'État que ce soit sur le statut de déserteur et ses conséquences, le lieu de sépulture et le versement des soldes.
Le jugement confirme que M'Bap Senghor n'a jamais déserté en précisant que le terme était "erroné" tout comme la date d'embarquement.
La date d'embarquement
Alors que le jugement indique que le ministère n'a pas contredit l'erreur de date d'embarquement, je me permets de rappeler que les écritures du ministère en défense évoquent bien un embarquement au 1er novembre et que la ministre n'a pas donné suite à la demande de Biram Senghor datée du 3 mars 2021 de modifier la date d'embarquement sur l'ESS de son père. Pour le tribunal administratif, la mention erronée n'a en elle-même pas causé de préjudice moral de manière directe et certaine au requérant. Le jugement du 25 septembre 2020 a mentionné que M'Bap Senghor avait embarqué le 1er novembre 1944 et que M. Senghor ne démontre pas que l'État aurait cherché à tromper les victimes et les ayants-droits. Si le tribunal administratif avait indiqué un départ le 5 novembre, il aurait de fait admis la tromperie de l'État. M'Bap Senghor faisait bien parti du contingent ayant quitté la France le 5 novembre pour lequel le ministère de la Guerre a fait croire qu'il avait perçu l'intégralité des soldes de captivité dans une circulaire du 4 décembre 1944.

La tromperie de l'État doublée d'un refus de la reconnaître cause un préjudice certain. En tant qu'historienne, j'ai sollicité le ministère des armées afin qu'il modifie cette date falsifiée d'embarquement dans tous les dossiers où elle est présente. Le Chef par intérim du service historique de la Défense (SHD) a prétexté qu'il était impossible de modifier un tel document d'archive oubliant que son prédécesseur avait eu ordre de le faire par le Directeur de Cabinet Eric Lucas pour barrer la mention "radié du contrôle des déserteurs". J'ai donc saisi le tribunal administratif de Paris qui a rejeté ma requête le 11 mars 2021 pour défaut d'intérêt à agir. Les descendants de victimes, de condamnés, de rescapés doivent donc faire la même démarche auprès du ministère qui s'obstine à ne jamais répondre, les contraignant à saisir la justice.
L'État n'aurait pas menti sur le lieu de sépulture
Ce point abordé dans le jugement est particulièrement violent et indécent : «Cependant, le requérant, à qui incombe la démonstration de l’existence d’une faute, n’a apporté aucun élément de nature à prouver que lui-même ou feue sa mère auraient été informés de manière erronée par les autorités françaises du lieu de l’inhumation de son père et de l’attribution d’une tombe anonyme à ce dernier ».
Vigilante dès lors qu'il est question des sépultures des massacrés de Thiaroye, j'ai tout de suite repéré une erreur dans le jugement. Biram Senghor aurait écrit dans ses conclusions : « qu’il serait inhumé dans une tombe anonyme au camp de Thiaroye, alors qu’il semblerait qu’il n’y ait pas en réalité de tombes individuelles mais des fosses communes dans ce camp ». Biram Senghor n'a jamais évoqué de tombes dans le camp situé à plus d'un km du cimetière militaire de Thiaroye avec 202 tombes anonymes où les 35 -chiffre officiel -victimes sont supposées avoir été inhumées.
Afin d'asseoir leur jugement, les magistrats mettent en exergue l'ESS avec "décédé le 1-12-44 sans autre[s] précision[s]" et une lettre non datée du ministre des Anciens combattants au directeur du service de Santé des troupes de l'AOF, archivée dans le dossier personnel de M'Bap Senghor, qui stipule : "le lieu de décès n'[a] pu être précisé". L'existence de la faute est évidente quant aux modalités de son inhumation. Le jugement reconnaît que M'Bap Senghor a été tué par l'armée française le 1er décembre mais soutient que le lieu du décès et de l'inhumation peut être inconnu comme si l'armée française était devenue amnésique après avoir massacré les ex-prisonniers de guerre qui avaient réclamé le paiement de leur solde de captivité. C'est à nouveau une négation non plus du crime mais de la connaissance du lieu de sépulture. Il est nécessaire de rappeler le discours de François Hollande le 30 novembre 2014 au cimetière de Thiaroye qui relaie ce mensonge d'État :
"Aujourd’hui les interrogations demeurent : celles des historiens, celles des familles, celles finalement de tous ceux qui veulent comprendre. D’abord sur le nombre exact de victimes, mais aussi sur l’endroit où ils furent inhumés qui reste encore mystérieux. Les tombes que l’on voit ici, dans ce mémorial, sont vierges de tout patronyme. Il n’y a rien de marqué dessus, la pierre ne révèle aucun nom. Comme si ces hommes qui avaient été tués avaient également perdu leur identité… Alors c’est au nom de leur Mémoire, que je veux, ici, dire combien la France veut honorer sa dette ».
Si l'endroit des sépultures est mystérieux - l'est-il vraiment? - l'État français a bien menti à Biram Senghor en laissant prospérer la rumeur de l'inhumation dans les tombes anonymes.
Alors que Biram Senghor avait transmis le rapport du député Philippe Michel-Kleisbauer annonçant la présence de trois fosses communes sous les tombes où aurait donc été inhumé son père, le jugement déporte les tombes dans le camp évitant ainsi de mentionner qu'il revient aux autorités françaises d'engager des fouilles puisque le cimetière militaire de Thiaroye est géré à nouveau par la France depuis 2014. En positionnant tombes et fosses communes dans le camp, le tribunal administratif s'en remet aux seules autorités sénégalaises pour procéder aux fouilles.
L'indispensable fouille des tombes et des fosses communes
Le gouvernement affirme aujourd'hui, dans une réponse au député Jacques Marilossian publiée dans le JO du 12 janvier 2021, que "le cimetière militaire de Thiaroye (Sénégal) comporte 202 tombes « in memoriam » de soldats inconnus, morts durant la Seconde Guerre mondiale, dont les victimes de la répression du 1er décembre 1944". Je récuse le terme de répression : les fauteurs de trouble et de désordre n'étaient pas les rapatriés mais ceux qui ont refusé de les payer avant de programmer une opération de tirs avec des auto-mitrailleuses.

Je trouve particulièrement déplacé et indécent de qualifier les massacrés de Thiaroye de "soldats inconnus" alors qu'à leur arrivée à Dakar, le 21 novembre 1944, ils portaient tous un nom, un matricule et apparaissaient sur une liste de rapatriés non consultable à ce jour. M'Bap Senghor n'est pas un inconnu et son nom commence à hanter les couloirs du ministère tout comme les réclamations de son fils pour l'exhumation de son corps d'une fosse commune que ce soit dans le camp ou au sein du cimetière. En effet, si M'Bap Senghor fait partie des blessés achevés à l'hôpital principal de Dakar, il est vraisemblable que son corps ait été jeté dans une fosse commune du cimetière repérée par l'archéologue sénégalais Yoro K. Fall.
Le ministère des armées s'est bien gardé de transmettre cette information inédite au tribunal administratif et à Biram Senghor. Rapporteur public et magistrats auraient pu prendre acte que l'endroit des sépultures n'est pas si inconnu ou mystérieux. Il ne s'agit donc plus d'une rumeur mais bien d'un mensonge grossier. Le désaveu vient de l'ancien ministre de la Défense aujourd'hui ministre de L'Europe et des Affaires étrangères. Dans son courrier du 1er février 2021, Jean-Yves le Drian confirme la présence de trois fosses communes tout en mentionnant que leur localisation doit faire l'objet d'un travail scientifique mené par les historiens. Je me suis autorisée à lui rappeler que ce travail avait déjà été mené par des historiens sénégalais dont Cheikh Faty Faye récemment décédé et moi-même. En septembre 2014, c'est le conseiller mémoire du ministre de la Défense qui, lors d'une rencontre, m'avait annoncé que les victimes n'étaient pas dans les tombes anonymes. Une telle affirmation ne peut être faite qu'en s'appuyant sur un document d'archive.

J'ai demandé à la ministre Geneviève Darrieussecq le 23 avril 2021 de pouvoir consulter les archives de ce transfert des corps des soldats inconnus et du cimetière. Sans réponse de sa part, je saisirai la CADA (commission d'accès aux documents administratifs) avant de déposer une nouvelle requête auprès du tribunal administratif.
Biram Senghor va interjeter appel du jugement
Parce que l’État français a commis une faute concernant la spoliation des soldes, la cause du décès et l'information tant sur le lieu que sur les modalités d'inhumation, Biram Senghor ne peut accepter un tel jugement qui reconnaît qu'une infime partie du préjudice subi pourtant certain. Jeter un corps dans une fosse commune et inhumer une personne dans une tombe ce n'est pas la même chose. La loi n° 2008-1350 du 19 décembre 2008 relative à la législation funéraire précise : « Le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort. Les restes des personnes décédées, y compris les cendres de celles dont le corps a donné lieu à crémation, doivent être traités avec respect, dignité et décence ».
Depuis 1944 jusqu'à ce jour l'État français ment à Biram Senghor.
La dépouille de son père n'est pas dans une tombe anonyme du cimetière mais bien dans une fosse commune. Il conviendrait que la France et le Sénégal s'unissent pour procéder à la fouille de toutes les fosses communes et des tombes anonymes vraisemblablement vides ou avec des corps d'un autre temps que celui de la Seconde Guerre mondiale.

Biram Senghor est confronté à un crime continu tant que le corps de son père n'est pas retrouvé : il est ni parmi les vivants ni parmi les morts comme le dit Taina Tervonen dans la présentation de son magistral ouvrage Les fossoyeuses sur la guerre des Balkans et la recherche des morts.
Puisse la France restaurer la dignité due à ces hommes assassinés pour avoir réclamé leurs droits d'ex-prisonnier de guerre et que la justice admette le mensonge d'État. En 1944, les autorités françaises ont fait croire que 400 rapatriés avaient refusé d'embarquer à l'escale de Casablanca pour diminuer le nombre de rapatriés et camoufler le nombre de victimes. Aujourd'hui le ministère des armées refuse de rendre consultables les archives les plus sensibles et les plus dérangeantes. Biram Senghor croit en la justice française, c'est pourquoi il fait appel du jugement du 9 avril 2021 et je crois aussi en la justice en déposant un pourvoi devant le Conseil d'État afin d'accéder à toutes les archives sur le massacre de Thiaroye.
Pour soutenir le combat de Biram Senghor c'est ici : Cagnotte : Thiaroye44 - Leetchi.com