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Billet de blog 7 février 2022

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L’Espagne face à l’impunité des crimes franquistes

Validé par le conseil des Ministres en juillet 2021, la loi dite de mémoire démocratique a été discutée au Congrès des Députés en octobre dernier. Malgré de réelles avancées, le modèle de réconciliation nationale fondé sur la loi d'amnistie d'octobre 1977 constitue toujours un frein aux demandes de vérité, de justice et de réparation des victimes du franquisme.

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La démocratie espagnole repose sur le mythe d’une transition idéale, pacifique et consensuelle qui a façonné les imaginaires nationaux et empêche aujourd’hui encore de se pencher sur le passé pour juger les crimes perpétrés pendant la Guerre civile et le franquisme. Après la mort du dictateur le 20 novembre 1975, le démantèlement des institutions franquistes est mené dans un cadre légal, « de la loi à la loi », afin d’assurer la continuité administrative de l’Etat. Cette transition juridico-politique d’un régime dictatorial à un régime parlementaire opérée de façon graduelle au sommet de l’Etat - la « réforme pactée » - s’est traduite par la destruction de l’édifice franquiste fin 1976 et l’organisation d’élections législatives en juin 1977. La victoire électorale des réformistes franquistes organisés autour de l’UCD[1] leur permet de bénéficier d’une légitimité démocratique afin de poursuivre les réformes transitionnelles. Celles-ci aboutissent à la signature des Pactes économiques et sociaux de la Moncloa et à la loi d’amnistie en octobre 1977. Si les Pactes font l’objet d’une mise en scène politique et médiatique participant à légitimer le mythe d’un consensus entre l’ensemble des forces politiques, la loi d’amnistie repose quant à elle sur le mythe de la réconciliation nationale. Son objectif est d’enterrer les conflits passés et d’oublier le franquisme et la Guerre Civile. La paix mise en place par la jeune démocratie repose donc sur un « pacte d’oubli » qui amnistie les vaincus de la guerre mais permet dans le même temps l’impunité des franquistes. Ce pacte de silence érigé pendant la transition, pacte d’oubli tout autant que d’amnésie scellé par la loi d’amnistie, a donc permis la libération des prisonniers politiques mais a garanti dans le même temps aux criminels franquistes de ne pas être inculpés par la justice. 

La légitimité du modèle de réconciliation fondée sur l’amnésie/amnistie a été remise en question par le mouvement de « récupération de la mémoire historique » au milieu des années 1990 qui a abouti en 2007 à la loi dite de « mémoire historique » promulguée sous le gouvernement PSOE de Zapatero. Le texte condamne officiellement le franquisme, reconnaît les victimes de la dictature et déclare l’illégitimité des tribunaux franquistes ainsi que des sentences prononcées pour des motifs politiques, idéologiques ou religieux. Cependant, le législateur n’a pas annulé ces sentences et s’il affirme leur illégitimité - concept moral et non juridique - il ne prononce pas leur illégalité et n’appelle pas non plus à leur annulation, pourtant nécessaire pour enclencher une justice rétroactive en faveur des victimes. La loi de 2007 ne remet donc pas en cause l’amnistie de 1977 et laisse de côté la responsabilité de l’Etat espagnol dans le traitement des crimes et des violences de la guerre et du franquisme[2]

Après s’être tournées pendant des années vers la justice internationale[1],  les associations de victimes du franquisme ont perçu le retour au pouvoir de la gauche en 2018 comme un signe d’espoir, qui remettrait au centre du débat public les questions mémorielles. Le gouvernement, après avoir exhumé les restes du dictateur du Valle de los Cuelgamuros en 2019[3], a validé en Conseil des ministres en juillet 2021 le projet de loi dite de « mémoire démocratique » qui a été discuté au Congrès des Députés au dernier trimestre 2021.

Ce texte permet plusieurs avancées significatives en matière de réparation mémorielle. Il prévoit par exemple la transformation du Valle de Cuelgamuros, auparavant Valle de los Caídos, en un espace mémoriel. Par ailleurs, la loi va plus loin que celle de 2007 et déclare comme nulles les condamnations et les sanctions des tribunaux promulguées pendant la Guerre Civile et la dictature franquiste pour des motifs politiques, idéologiques ou liés à l’identité de genre.  Le texte prévoit également d'étendre le recensement des victimes du franquisme aux survivants ainsi que la création d’un centre de la mémoire démocratique avec la participation des victimes et de leurs associations. De plus, dans le domaine éducatif, la loi ouvre la voie à une modification des programmes et des manuels scolaires afin d’intégrer l’étude des crimes de la dictature. Dans le domaine universitaire, elle garantit le droit à la recherche historique sur les crimes du franquisme. 

Pourtant, malgré les avancées du texte législatif, celui-ci se heurte à la loi de 1977. C’est en vertu de l’amnistie que la justice espagnole refuse d’enquêter sur les crimes du passé[4]. Cette loi représente, comme on l’a dit, l’un des socles de la démocratie espagnole et l’une des clefs de voûte du récit national fondé sur le consensus et la réconciliation. Bien qu’elle représente le dernier maillon de l’impunité, son abrogation reste un enjeu politique majeur.

Les débats parlementaires se sont ainsi cristallisés autour de la loi d’amnistie. Au départ le gouvernement était réticent à l’idée de remettre en cause l’un des piliers de la transition. Pourtant, la pression des parlementaires d’Unidas Podemos (UP) et du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE) l’a obligé à prendre en considération plusieurs amendements proposés puis adoptés au Congrès des députés[5]. L’enjeu est de savoir si la future loi de mémoire démocratique pourra conduire à la création d’un parquet spécialisé pour enquêter sur les violations des droits de l’Homme durant la guerre civile et les quarante années de dictature franquiste. Ce dernier point pourrait constituer un tournant décisif dans la reconnaissance par l’Etat des victimes du franquisme, en contournant la loi de 1977. Les amendements de l’UP et du PSOE ont donc pour objectif d’adapter la législation espagnole au droit international signifiant dès lors que les crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocides et tortures, ne seraient plus susceptibles d’être amnistiés. Enrique Santiago, député d’UP au Congrès et secrétaire général du PCE, a ainsi déclaré qu’avec l’adoption de ces amendements la loi d’amnistie ne servira plus d’excuse pour ne pas juger les responsables[6]

Cependant, ces amendements ne suppriment pas le texte de 1977 et permettent seulement de le contourner, d’en modifier certains articles pour que les tribunaux ne se déclarent plus incompétents dans le jugement des crimes franquistes. C’est d’ailleurs parce qu’ils ne suppriment pas la loi d’amnistie que le parti indépendantiste catalan Esquerra Republicana de Catalunya (ERC)  ne s’est pas associé à ces amendements. Par ailleurs, Félix Bolaños, ministre de la présidence, des relations avec les Cortès et de la mémoire démocratique, a reconnu que ces derniers ne changeraient rien en matière de législation pénale. Dans la pratique, même si la future loi de mémoire démocratique permet d’affirmer la primauté du droit international sur la loi de 1977, celle-ci restera toujours en vigueur. Par ailleurs, la future loi n’est pas une loi organique et n’aura donc, d’après le ministre, aucun effet sur la législation pénale et notamment sur la mise en place d’une justice rétroactive, pourtant nécessaire afin de répondre aux besoins de vérité et de réparation des victimes. Face à ces déclarations, le chef de file d’UP a en retour accusé le ministre de semer la confusion en précisant que les amendements proposés n’ont pas tant pour objectif de statuer sur la loi de 1977, qui constitue une « conquête démocratique », que de permettre la fin de l’impunité[7]. Nous sommes donc face à une situation inédite où les deux partis de la coalition gouvernementale qui ont déposé et fait accepter des amendements pour contourner la loi de 1977, ne sont pas d’accord quant à leurs effets sur le plan pénal.

La puissance symbolique de la loi d’amnistie de 1977, qui structure les imaginaires politiques fondés sur le mythe de la transition, semble donc encore intacte bien qu’elle soit sous le feu des critiques. Les associations mémorielles se sont ainsi mobilisées afin de réclamer que la future loi de mémoire démocratique déclare l’illégalité du franquisme et abroge l’amnistie de 1977[8]. Par ailleurs, les groupes indépendantistes au Congrès comme l’ERC, voteront contre le texte de loi s’il reste en l’état. Ainsi, devant le manque d’unité des groupes parlementaires alliés au gouvernement, celui-ci a décidé de suspendre momentanément l’examen final et le vote de la loi. Le vote définitif du texte ne se fera qu’à partir du moment où il bénéficiera d’un soutien parlementaire suffisant pour son approbation. Dans l’immédiat, des tractations parlementaires sont en cours et révèlent à quel point la loi d’amnistie de 1977 cristallise les oppositions politiques et citoyennes car elles supposent la remise en cause de la réconciliation nationale telle qu’elle s’est construite durant la transition. Obstacle pour juger les crimes franquistes, la loi d’amnistie est instrumentalisée par une droite extrême et une extrême droite qui se réclament de la transition mais qui dans le même temps multiplient les discours révisionnistes et négationnistes, discours sur lesquels nous reviendrons dans un prochain billet.

[1] Unión de centro democrático (UCD). Parti politique fondé en mai 1977 par les réformistes franquistes qui occupent l’espace du centre politique entre les durs du régime, le “bunker”, et l’opposition démocratique de gauche.

[2]  Danielle Rosenberg, “La mémoire du franquisme dans la construction de l’Espagne démocratique. Les voies incertaines d’une réconciliation nationale”, Témoigner. Entre histoire et mémoire, 117/2014, 56-66

[3] Voir Ludovic Lamant, “Espagne: avec l’exhumation de Franco, Sanchez tient sa promesse”, Médiapart, 24/10/2019.

[4] Víctimas y abogados piden a España que deje de poner trabas a la investigación judicial de los crímenes del franquismo, El diario, 19/10/2021.

[5] “PSOE y Unidas Podemos acuerdan enmendar la ley de memoria para que se puedan juzgar crímenes franquistas”, Público, 17/11/2021.

[6] Ibid.

[7] “Enrique Santiago acusa a Bolaños de "confundir" con la ley de Amnistía”, La Vanguardia, 19/11/2021.

[8] Concentración en Madrid por una Ley de Memoria que ponga fin a la impunidad del franquismo”, Público, 10/12/2022.

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