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Billet de blog 8 septembre 2011

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Contribution au débat sur la «mémoire historique» en Espagne

Dans un village de Castille et Léon, le 2 août 2011, le maire a pris la décision d'exhumer les restes de dix victimes du franquisme placés dans un monument en hommage aux républicains espagnols, pour les envoyer dans un ossuaire. A l'origine de cette action, une femme qui souhaitait récupérer les restes de sa grand-mère qui reposait dans ce monument, pour la placer dans une tombe familiale.

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Dans un village de Castille et Léon, le 2 août 2011, le maire a pris la décision d'exhumer les restes de dix victimes du franquisme placés dans un monument en hommage aux républicains espagnols, pour les envoyer dans un ossuaire. A l'origine de cette action, une femme qui souhaitait récupérer les restes de sa grand-mère qui reposait dans ce monument, pour la placer dans une tombe familiale. Sans avertir les familles concernées, le maire a déplacé tout les restes de ce monument, provoquant la colère des sections locales de l'Association pour la Récupération de la Mémoire Historique (ARMH). Le 7 août, celle-ci organise un rassemblement d'une quarantaine de personnes sur la place de la mairie, pour protester contre cette décision. Une pancarte disait : « nous sommes les petits fils des ouvriers que vous n'avez pas pu tuer ». Au même instant, les gens qui sortaient de la messe (église et mairie se trouve toutes les deux face à face sur la place) ont interprété l'acte comme un geste d'agression externe au village. Des affrontements verbaux et physiques ont suivis. Retour cet événement, représentatif de l'état actuel du débat sur la « mémoire historique » en Espagne.

Pour expliquer ma démarche, je voudrais dans un premier temps faire ce que l'on appelle de l'égo-histoire. Ma famille est originaire de Poyales del Hoyo, un village situé dans la communauté autonome de Castille et Léon. Poyales se compose de 620 habitant-e-s, et comme dans tous les villages d'Espagne, ceux-ci/celles-ci possèdent une multitude de récits familiaux sur la guerre de 1936. Dans ma famille, le récit de l'assassinat de mon arrière grand-père par les républicains au début du conflit reste vivant et sans cesse raconté par les témoins des faits. Si mes recherches historiques sont tournées vers la péninsule ibérique, c'est en partie à cause de ce légat familial d'une mémoire traumatique, transmis par des récits narrés depuis mon enfance. Ceux-ci impliquent une forte charge émotionnelle, et contribuent à créer une sensation de proximité avec les protagonistes de l'époque. Pourtant, nos référents actuels, grâce auxquels nous pensons le monde et agissons, ne sont pas les mêmes que ceux de nos ancêtres. Ils/elles employaient d'autres catégories pour entendre et doter de significations le contexte politique et social, leurs relations[1]. Les récits familiaux transmettent les mêmes faits, mais avec des valeurs différentes qui changent et se modifient avec le temps. Partant du postulat selon lequel les acteurs historiques ne pensaient ni n'agissaient comme nous, il est possible d'observer et de comprendre la façon dont les récits familiaux sont construits. En les considérants comme un élément central de mon propre intérêt sur la guerre, je m'interroge sur leur impact et leur place au sein d'un dispositif narratif dominant.

Dans chaque entreprise mémorielle, les acteurs naturalisent la mémoire qu'ils considèrent comme une chose que l'on peut récupérer et défendre, créant ainsi l'existence d'une identité collective, d'un « nous » atemporel[2]. Les faits rapportés par les récits familiaux se distinguent par ces caractéristiques. Le passé se meut dans un temps homogène considéré comme naturel. Mais ces récits n'ont pas le monopôle de la naturalisation. Les discours historiques, mais aussi institutionnels et politiques, sont construits par le biais d'un vocabulaire également naturalisé, permettant d'orienter et de quadriller les débats, de produire un régime de vérité qui influence la manière dont les espagnols abordent leur passé et construisent leur mobilisation.

Tout événement est inséparable des interprétations qui lui sont attribuées. Les mots ne constituent pas un simple réceptacle neutre au service de la communication, mais bien un élément actif permettant de créer du sens, de doter les expériences sociales de significations particulières. Concernant les heurts qui se sont produits à Poyales, l'une des interprétations dominantes était que dans ce village, on ne voulait pas de mémoire historique[3]. Pourtant, les gens qui sortaient de la messe ce jour là revendiquaient eux-aussi une mémoire traumatique. Dans ma famille, le souvenir de mon arrière grand-père a été érigé en exemple pour montrer que les républicains n'avaient pas le monopole du statut de victime, bien que les morts du côté « nationaliste » aient fait l'objet d'une reconnaissance publique pendant les quarante ans de dictature[4]. Dans le village, pendant les premiers jours de la rébellion militaire du 18 juillet 1936, il y eu entre trente et quarante morts victimes du « camp républicain ». Avec l'arrivée des « nationalistes », entre soixante-dix et soixante-quinze personnes ont été assassinées. Ces faits sont interprétés dans leur ensemble comme folie collective. La dépolitisation des explications et des interprétations du passé permet de mettre en exergue les souvenirs traumatiques transmis par les récits familiaux ; ceux-ci font l'objet d'une concurrence mémorielle, là où au contraire il faudrait s'interroger sur la manière dont nous connaissons les faits historiques, pour en déterminer leur sens, et ainsi permettre d'avancer sur le débat mémoriel.

Ainsi, le conflit autour de la mémoire historique à Poyales le 7 août résulte d'une absence de débat collectif sur les significations de la guerre de 1936. Il indique comment le discours dominant, interprétant la guerre comme conflit fratricide, détermine les conduites par le biais d'un vocabulaire naturalisé et sème la confusion autour du débat mémoriel. Pour comprendre ces conflits actuels et la place prépondérante des récits familiaux comme lecture de la guerre, il est nécessaire de rappeler que les enjeux autour de la mémoire restent conditionnés aux instrumentalisations politiques du passé, qui débutent dès la guerre, et se poursuivent durant le franquisme et la transition démocratique[5]. Pendant la Guerre Civile, l'existence de deux camps est le résultat d'une homogénéisation des identités collectives, fondée sur des récits diffusés par le biais d'une propagande omniprésente[6]. Les deux camps ne sont pas des entités naturelles, mais bien le résultat de constructions discursives. En leur sein, les discours dominants proposèrent une interprétation du passé et du présent, élaborant les images de l'ennemi, re-configurant et re-signifiant les valeurs et les représentations, pour construire des communautés de sens homogènes, des « communautés imaginées ».

L'élaboration d'une mémoire officielle pendant les premières années du régime franquiste était celle des vainqueurs de la guerre. Le récit dominant reposait sur une vision impériale et catholique de l'Espagne, sur le mythe de la croisade. Cette version fut déconstruite par l'apport d'historiens étrangers tels que Edward Malefakis et Hugh Thomas, ou encore Gerald Brenan et Bartholomé Benassar. Mais à mesure que les explications officielles perdaient de leur force, un nouveau discours émergeait, celui de la guerre fratricide, qui après la guerre sainte, diffusait l'idée que tous les Espagnols étaient responsables de la tragédie. En outre, ce discours permettait d'évacuer les responsabilités des généraux rebelles[7]. Le régime instaura également le mythe des « vingt-cinq ans de paix », passant sous silence sa violence, comme en témoigne les condamnations à mort de Joaquin Delgado et Francisco Granados en 1963, et celle de Salvador Puig Antich en 1974.

En 1975, la classe politique dans son ensemble fait le choix de ne pas accorder de réparation mémorielle. Contrairement à d'autres pays qui instaurèrent des commissions « vérité et justice[8] », les élites politiques espagnoles prirent la décision d'enterrer le passé. Il n'y eut aucune investigation sur les disparus pendant la période franquiste, encore moins sur les actes et les responsabilités de ceux qui étaient au pouvoir et qui, pour une bonne partie d'entre eux, continuèrent à exercer des fonctions pendant la transition et après[9]. En effet, le changement de régime en Espagne se distingue par la continuité du personnel politique, administratif et judiciaire. C'est en partie cet aspect qui a érigé la transition espagnole au rang de modèle à suivre pour tous les pays en voie de démocratisation. Ainsi, la loi d'amnistie politique de 1977 fut l'arme législative pour permettre une telle continuité dans les rouages de l'Etat. Fondée sur le discours de la réconciliation nationale, cette loi est l'un des piliers de la démocratie espagnole car elle introduit un nouvel élément, l'impunité des vainqueurs de la guerre de 1936[10]. Elle interdit aux victimes du franquisme de demander justice et réparation, de réclamer des comptes aux responsables de l'époque. C'est en partie à cause de ces aspects que l'histoire de la guerre de 1936 s'apparente à « un passé qui ne passe pas[11] ».

La réconciliation nationale part de l'idée que tous les Espagnols sont responsables de la guerre civile qui a déchiré le pays. Si le thème est exclu à l'échelle politique, il demeure un sujet polémique au sein de la société ; des interprétations multiples et partisanes s'affrontent. C'est dans ce contexte que l'historien universitaire est intronisé comme autorité légitime pour analyser et expliquer le passé tragique, grâce à « l'objectivité scientifique ». Celui-ci interprète la guerre comme le déploiement d'une violence irrationnelle, une erreur collective, contribuant à dépolitiser le discours historique, mais aussi le discours public et institutionnel. Influencé socialement par le contexte dans lequel il se meut, par les politiques de mémoire, l'historien analyse le passé depuis son présent. Dans le présent de la transition, des concepts fondamentaux et omniprésents comme ceux de « démocratie », « Etat », « citoyenneté », « réconciliation nationale », fonctionnent comme des éléments centraux d'un dispositif narratif, qui lui-même constitue une pièce maîtresse dans la construction d'une culture politique dominante. Fondée sur l'idée de progrès, celle-ci instrumentalise le passé pour construire un contre-modèle de société, une altérité du présent pour mieux légitimer la manière dont la démocratie est en train de se construire[12]. Ainsi, l'objectivité même des historiens de cette époque est le produit d'une demande politique, le résultat d'un contexte qui permettait de l'ériger en autorité indiscutable. Les représentations de la guerre de 1936 comme guerre fratricide fonctionnent aujourd'hui encore comme élément central dans la culture politique des Espagnols, et dans leurs identifications collectives. Elles constituent un mythe, c'est-à-dire « une parole dépolitisée[13] » qui permet d'évacuer le caractère construit des structures politiques. Ainsi, pendant la transition, l'instrumentalisation politique du passé par le biais du paradigme de la guerre fratricide, de la violence irrationnelle, de l'erreur collective, a permis d'alimenter tout un imaginaire politique, qui aujourd'hui encore constitue un obstacle pour réfléchir sur le passé et construire des mobilisations collectives pour demander des comptes à l'Etat espagnol et aux élites politiques.

A l'origine des heurts à Poyales, une manœuvre politique de la part d'un parti, qui se sert du thème mémoriel en période électorale. En écoutant le maire du village, mais aussi certains acteurs du conflit, il ne s'agit que de la gestion de corps, en aucun cas nous ne sommes devant une affaire politique, encore moins face à des calculs politiciens ; ce qui revient à dire que les contestataires opposés à la décision de la mairie portent l'entière responsabilité du conflit. Car, comme à chaque occasion, c'est bien connu, « la gauche » tente de rouvrir les plaies du passé, et ne respecte pas la loi de 1977. De toute évidence, cet événement, aussi anecdotique qu'il puisse paraître pour certains (mais qui alimente toutes les conversations du village et construit un climat délétère), indique comment une partie de la population reste manipulée et instrumentalisée par la classe politique. Il montre également comment le pouvoir s'appuie sur les récits familiaux pour mettre en concurrence les Espagnols dans leurs quêtes mémorielles, et en fin de compte, décrédibiliser toute tentative de mobilisation collective.

L'événement survenu à Poyales, qui n'est pas un cas isolé, montre qu'il est grand temps de déconstruire le discours officiel sur la Guerre Civile espagnole, ce qui passe nécessairement par remettre en question et contester des lois comme celle de l'amnistie politique de 1977. Les conflits autour de la mémoire historique montrent que le consensus né de la transition, et les mythifications du passé sont en train de se fragmenter.

Dans la déconstruction des discours officiels et institutionnels, démarche essentielle pour dénoncer et contester les manœuvres politiques comme celles effectuées par le maire de Poyales, la connaissance historique joue un rôle important. Celle-ci doit se mettre au service des individus et non des institutions qui essentialisent le social, dépolitisent le passé pour mieux l'instrumentaliser. Dans les assemblées populaires mais aussi dans tous les espaces où l'on pourra critiquer et déconstruire les récits dominants, il est nécessaire de réfléchir à de nouvelles significations du passé qui sont à même de nous donner des pistes pour construire nos expériences présentes. Michel Foucault, qui dans ses cours au Collège de France définissait le discours historique comme un exercice servant à légitimer le pouvoir, entendait que la pratique discursive des historiens permettait de construire un régime de vérité[14]. Alors qu'aujourd'hui des milliers de personnes se réunissent pour contester le pouvoir politique aux cris de « ils ne nous représentent pas », il est nécessaire de remettre au centre de nos discussions la manière dont nous connaissons le passé, le rôle des catégories que nous employons, avec ou sans l'aide des historiens.


[1] Sánchez León Pablo, Izquierdo Martín Jesús, La Guerra que nos han contado. 1936 y nosotros, Alianza Editorial, 2006, p. 19-32.

[2] Godicheau François, « Après le soixante-dixième anniversaire de 1936. Vers une histoire en débat ? », Mélanges de la Casa de Velasquez, Num 38-1, 2008, pp. 115-134.

[3] « En Poyales del Hoyo, no quieren memoria histórica », El País, 07/08/2011.

[4] Comme le rappel le quotidien El publico dans l'article, « Enfrentamientos en un acto de denuncia por los fusilados de Poyales », Publico, 07/08/2011.

[5] Rodríguez Marie Carmen, « Permis d'exhumer le passé en Espagne. Nouvelles confrontations et usages politiques de l'histoire », Comité de Vigilance face aux Usages publics de l'Histoire, 18 mai 2010.

[6] Godicheau François, « "Guerre Civile", " révolution", "répétition générale": les aspects de la guerre d'Espagne », in, Bourderon Roger (dir.), La guerre d'Espagne. L'histoire, les lendemains, la mémoire, Paris, Tallandier, 2007, p. 89-105.

[7] Rodríguez Marie Carmen, op.cit.

[8] Comme par exemple en Afrique du Sud dans les années 1990. Pour une étude comparative des politiques de mémoire, voir Traverso Enzo, Le passé modes d'emploi. Histoire, mémoire, politique, La fabrique Editions, 2005.

[9] C'est le cas par exemple de Manuel Fraga Iribarne. Ministre du tourisme et de l'information de 1962 à 1969 sous le gouvernement de Franco, il est ministre de l'intérieur sous le gouvernement d'Arias Navarro (décembre 1975-juillet 1976). De 1989, il est élu trois fois président de la communauté autonome de Galice.

[10] Baby Sophie, « Sortir de la guerre civile à retardement : le cas espagnol », Histoire@politique. Politique, culture, société, No 3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr.

[11] Saz Campos Ismael, « El pasado que aun no puede pasar », Fascismo y franquismo, PUV, Valencia, 2004.

[12] Sánchez León Pablo, « La objetividad como ortodoxia: los historiadores y el conocimiento de la guerra civil española », in, Arostegui Julio, Godicheau François (eds.), Guerra Civil. Mito y memoria, Madrid, Marcial Pons, pp 95-135.

[13] Selon Roland Barthes, l'important dans le mythe est sa fonction sociale. Il permet de construire des identités collectives. Le mythe ne doit pas être compris comme système factuel, mais comme système sémiologique. Le mythe raconte dans un cadre qui évacue les questions politiques. Ces commentaires sur le mythe d'après les travaux de Roland Barthes sont tirés de l'article de Godicheau François, « L'histoire objective de la guerre Civile et la mythologie de la transition », in, Corrado Danielle, Alary Vivianne (dirs.), La Guerre d'Espagne en héritage, entre mémoire et oubli. De 1975 à nos jours, Clermond Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007.

[14] Foucault Michel, Il faut défendre la société. Cours au collège de France 1975-1976, Hautes Etudes/Gallimard/Seuil, Paris, 1997, p. 61-62.

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