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Billet de blog 15 janvier 2022

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« Les anarchistes dans la ville » de Chris Ealham

« Les anarchistes dans la ville » est la traduction française de la thèse de Chris Ealham paru en 2005. L’auteur, par le biais d’une « histoire sociale des dépossédés inscrite dans l’espace », montre comment s’est construite « la ville prolétarienne » en réponse au développement de la ville capitaliste.

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 A partir des années 1850, Barcelone s’érige comme le modèle de la ville capitaliste et reflète le pouvoir grandissant de la bourgeoisie catalane. Les intérêts des élites économiques s’incarnent dans un projet nationaliste qui consiste à promouvoir la croissance urbaine pour faire de Barcelone une capitale économique mondiale. La bourgeoisie catalane avait pour projet d’utiliser les institutions locales afin d’accélérer le développement économique reposant sur une vision utopique de l’urbanisation qui serait capable de mettre fin aux conflits sociaux. Cependant, ce projet se heurte au développement des conflits de classe exacerbés par la fragmentation du tissu social. En effet, le développement des forces productives entraîne une accélération des migrations économiques qui renforce la crise urbaine notamment à cause d’un déficit de logements pour la main-d'œuvre non qualifiée. 

Ealham décrit le développement des barracas (bidonvilles) dans Barcelone, puis des Cases Barrates (maisons bon marché). Celles-ci sont le fruit d’un projet de rénovation urbaine conçu selon une appréhension sécuritaire de la question sociale. En effet, les cases barrates constituaient la réponse de la bourgeoisie à la crise urbaine et se traduisaient par une exclusion du centre-ville des « classes dangereuses ». L’historien montre en effet que le développement de la croissance urbaine s’accompagne de “paniques morales” chez les dominants, notamment après les grèves générales de 1902 et de 1909. La construction d’un discours visant à séparer le bon ouvrier de « l’alcoolique sans-abri » contribue à dessiner une géographie morale de la ville, entre les bons et les mauvais quartiers. L’intensification de ces « paniques morales » chez la bourgeoisie se traduit aussi par une intensification du pouvoir répressif de l’Etat et notamment par la mise en place d’un dispositif militarisé de l’espace public. L’historien montre que tout au long de la Restauration, le maintien de l’ordre repose sur une série de pratiques arbitraires et se distingue par une terreur policière encouragée par les autorités locales. Cette « culture de la répression » participe au développement des mobilisations sociales : la police, comme durant les grèves générales de 1902 ou de 1917, se montre incapable de garantir l’ordre public. La question du maintien de l’ordre a donc joué un rôle central dans la montée du catalanisme bourgeois dans la mesure où le patronat barcelonais critiquait l’Etat de la Restauration, incapable d’assurer sa sécurité. 

 Ces inquiétudes sécuritaires, exprimées à travers les paniques morales de la bourgeoisie, reposent sur une vision de Barcelone comme étant une ville “sans foi ni loi”. Ces représentations révèlent l’existence d’une ville prolétarienne dans des quartiers comme le Raval, Sants, Poble Sec ou bien la Barceloneta. A ces barris prolétaires anciens sont venus s’ajouter ceux des zones périphériques dans les années 1920 comme l'Hospitalet ou San Andreu, Santa Coloma. Bien que non homogène, ils constituaient l’espace de vie d’une classe ouvrière majoritairement non qualifiée. Fondée sur des réseaux de solidarité, la ville prolétarienne reposait sur une organisation autogestionnaire, fruit d’une intense sociabilité comme réponse aux dures conditions de vie et à la pauvreté que devaient supporter ses habitants. Ces réseaux de sociabilité et de solidarité dans des espaces comme la rue et l’usine ou bien à travers des pratiques comme la vente à la sauvette, se sont traduits par la formation d’une culture de classe renforcée par toute une série de pratiques d’actions directes appréhendées par la bourgeoisie comme autant de "crimes sociaux”. L’un des apports de ce travail est de montrer comment cette « culture des barris » - qui constituait une réponse à la fois sociale et spatiale au capitalisme et à l’Etat - a été agencée aux discours anarcho-syndicalistes fondés sur l’action directe. La construction puis le développement de la CNT[1] s'appuyait donc sur ces traditions de rébellion ouvrière qui à leur tour ont contribué à définir les modes d’organisation de l’anarcho-syndicalisme. 

 Avec la crise économique de 1929, les élites politiques et économiques prennent leur distance avec la dictature de Primo de Rivera. Alphonse XIII cherche à rétablir la monarchie constitutionnelle et décide d’organiser de nouvelles élections. Dans le même temps, la volonté du pouvoir de ne plus miser uniquement sur la répression, mais sur l’adhésion idéologique à la monarchie, conduit celle-ci à ne plus réprimer systématiquement la contestation et à légaliser des organisations comme la CNT en 1930. Cette politique se traduit immédiatement par une augmentation des mobilisations sociales qui font apparaître la fragilité du régime et participent à la renaissance du républicanisme, un mouvement porté par les classes moyennes libérales qui entendaient s’appuyer sur l’union du “peuple” afin de renverser la monarchie.

La proclamation de la République en avril 1931 est suivie d’une “fête démocratique” dans les rues de Barcelone qui témoigne d’un profond désir de changement chez les masses populaires. Cependant, les républicains souhaitaient mener par le haut le rythme de ces changements, sans être perturbés par des « masses primitives ». Pour s’octroyer leurs faveurs, ils pensent dans un premier temps intégrer la CNT au gouvernement, ce qu’elle refuse. Par ailleurs, leur volonté d’instaurer La “République catalane dans la République fédérale espagnole », se heurte au refus des républicains madrilènes. Les nouveaux maîtres du pouvoir acceptent de se soumettre à l’Etat madrilène et les républicains catalans ne peuvent dès lors pas mettre en place leur projet politique : le gouvernement central gèle tous les prêts et les financements pour la mairie de Barcelone et la Generalitat, ce qui empêche la mise en place comme ils l'avaient prévus, d'un “New Deal” pour notamment s’occuper du chômage. Ealham montre que dès le début, les réformistes républicains gouvernent dans des espaces politiques très limités et n’ont pas les moyens de leurs ambitions. Il explique également que leur conception du pouvoir, fondé sur un “utopisme légaliste” qui consistait à croire naïvement que “les forces chaotiques du marché pouvaient être réorganisées par les efforts d’institutions publiques éclairées sans que la liberté des intérêts privés s’en trouve limitée pour autant”, va de pair avec l’obsession de ne pas apparaître comme un régime faible.

 Un nouveau « consensus répressif » s’établit entre les autorités et les élites traditionnelles qui se traduisent par la création de nouveaux corps de police et de nouvelles législations comme la loi de défense de la République en 1931 puis la loi d’ordre public en 1933. A cela s’ajoutent d'autres mesures comme la loi contre les vagabonds et les malfaiteurs, qui permettait d’arrêter et d’isoler des individus considérés comme « socialement dangereux » dans des camps de concentration. Au lieu d’investir dans des programmes de réformes sociales, la « République de l’ordre » reposait sur une législation sécuritaire pour neutraliser les mobilisations ouvrières. L’auteur brise ainsi la vision mythifiée de la République en montrant comment celle-ci, au lieu de rompre avec les anciens schémas du maintien de l’ordre sous la monarchie et la dictature, les a rationnalisés et modernisés, participant au renforcement d’une militarisation du maintien de l’ordre.

Les luttes et les actions menées en dehors des usines se traduisent par toute une série de pratiques conflictuelles comme la vente à la sauvette, le vol, les grèves de loyers et l’occupation des rues par les chômeurs. Ces derniers étaient soutenus par la CNT qui tentait de leur apporter une coordination. Il s’agissait d’articuler la lutte pour le pouvoir urbain de la communauté à celle des ouvriers dans les usines. Ces actions directes donnaient lieu à des scènes de guerre urbaine. La répression s’accompagna d’un sentiment d’exclusion chez les chômeurs et les habitants des barris en général. Cela renforça leur esprit communautaire et auto-organisé. Par ailleurs, face aux discours de criminalisation des pratiques illégales de subsistance, les anarchistes diffusèrent un contre-discours afin de politiser des actions comme les vols à l’étalage, les braquages ou les grèves de loyers. Ainsi, le livre montre comment l’anarcho-syndicalisme a réussi à fédérer et à organiser autour d’un projet politique révolutionnaire ce peuple des bas-fonds[2] perçu comme des « rebelles primitifs[3] » par les autres cultures politiques de la modernité.

La répression républicaine a conduit la frange radicale de la CNT-FAI[4] à déclencher des insurrections armées entre 1932 et 1933. Ces soulèvements visaient à remplacer les luttes syndicales massives par des tentatives de putsch. Les pressions internes au sein des organisations anarchistes mirent fin au cycle insurrectionnel des années 1932-1933. Par ailleurs, l’évolution du contexte politique et la prise de conscience du péril fasciste expliquent le changement de tactique de l’anarcho-syndicalisme qui n’appelle pas au boycott électoral aux élections législatives de février 1936 et participe dès lors à la victoire du Front populaire.  

 Lorsque les militaires sortirent des casernes le 19 juillet 1936 pour s’emparer des points stratégiques de la ville, les comités de défense de la CNT et les prolétaires sortirent à leur tour dans les rues ; non pas pour défendre les institutions républicaines mais pour protéger la sphère publique ouvrière. Dès le 20 juillet, la rébellion militaire est vaincue et la CNT devient la force armée la plus importante de Barcelone et d’une grande partie de la Catalogne. L’historien met en avant la contradiction chez les meneurs anarchistes qui consiste à être parvenus à faire « jaillir l’étincelle révolutionnaire » sans savoir comment ils organiseraient des structures politiques révolutionnaires. Ainsi, l’appareil d’Etat resta intact et les anarchistes décidèrent d’entrer dans une « collaboration démocratique », une collaboration de classe donc. La mise en place du CCMA[5], fruit de l’alliance entre anarchistes et républicains, signifiait la préservation de l’Etat républicain bourgeois en attendant que passe la tempête de la révolution. Cette révolution par le bas matérialisée par la construction de tout un réseau de barricades, par l’expropriation des demeures bourgeoises, la collectivisation des usines et des campagnes ainsi que par la réappropriation de l’espace urbain en général, ne déboucha  sur aucune structure institutionnelle. A l’inverse, la multitude du pouvoir ouvrier organisé par le biais des comités de quartiers demeura fragmenté et sans coordination. Dans le même temps, les dirigeants de la CNT-FAI ne réagirent pas face à la volonté des républicains de reconstruire l’Etat. Ce processus culmina lors des journées de mai 1937. Cette « guerre civile dans la guerre civile » éradiqua définitivement le pouvoir révolutionnaire des comités de quartiers de la CNT.

La traduction du travail de l’historien Chris Ealham permet au lectorat français d’appréhender toute la richesse et l’intensité de la Barcelone prolétarienne. Le récit minutieux et passionnant des luttes ouvrières et anarchistes dans le monde du travail et dans l’espace public entre 1898 et 1937 permettent ainsi d’appréhender la construction d’une culture de classe qui s’enracine dans l’espace et qui a abouti à la révolution espagnole de 1936. 

Chris Ealham, Les anarchistes dans la ville. Révolution et contre-révolution à Barcelone (1898-1937), Marseille, Agone, trad. Elsa Quéré, coll. « Mémoires sociales », 2021.

[1] Confédération Nationale du Travail

[2] Dominique Khalifa, Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, 2013.

[3] Eric. J Hobsbawm, Les primitifs de la révolte dans l’Europe moderne [1959], Paris, Fayard, 1963.

[4] Fédération Anarchiste Ibérique

[5] Comité Central des Milices Antifascistes

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