L’artiste et rappeur parisien Rocé a fait paraitre récemment la compilation Par les damné.e.s de la terre - des voix de luttes 1969-1988 recensant une histoire musicale subalterne de France. Des musiques de France ou plus largement francophones, des musiques à texte surtout, qui disent des combats et des mémoires. Des musiques et des artistes bien loin des lumières de l’industrie musicale mainstream, des artistes qui pour certain.e.s n’ont pas fait carrière mais dont les traces musicales renseignent sur la trajectoire des minorités françaises. Des musiques qui nous renseignent sur notre histoire coloniale et notre présent post-colonial. Sur la trajectoire de la France tout bonnement. Cette compilation dont la dénomination se réfère à l’intellectuel martiniquais Franz Fanon comble un manque. Elle participe à combler un vide assez caractéristique du regard franco-français sur notre histoire et notre présent musical.

Comme beaucoup d’ami.e.s qui m’entourent, de collègues djs, de collaborateurs musicaux, je me suis beaucoup intéressé aux musiques extra-françaises. Je ne vais pas chercher à lister de quelles musiques je parle exactement. Trop fastidieux. Il se trouve que j’ai cherché ces 20 dernières années à fouiller des répertoires qui n’étaient pas, à priori, les répertoires culturels et musicaux les plus proches culturellement ou géographiquement. Et progressivement, j’ai trouvé dans ces répertoires des poésies, des sons, des mots, des expressions qui étaient miennes. Je me suis trouvé en ces musiques. Je peux dire que plus le temps avance, plus ma zone d’écoute se rapproche de mon bassin géographique, de la terre dont je suis issu. Pourtant, à l’écoute de cette fantastique compilation, je me dis que le boulot est encore immense.
Je reviens sur le réjouissant travail réalisé par Rocé, avec l’aide, pour la conception et l’écriture du livre accompagnant le disque, des deux historien.ne.s Amzat Boukari-Yabara et Naïma Yahi. Le disque compile 24 titres produits en France et dans l’ensemble de l’espace (post-colonial) francophone, de la Nouvelle Calédonie au Burkina Faso, de la Guyane à l’Algérie, du Vietnam au Gabon, de l’Ile Maurice au Bénin. Plein de découvertes musicales, parce que oui, il faut le souligner, l’intérêt de cette parution ne tient pas simplement à sa noble intention. Artistiquement, c’est d’une richesse folle, alternant des pistes aux consonances jazz, comme “Je suis un sauvage“ d'Alfred Panou enregistré avec le Art Ensemble Of Chicago, à du pop-rock psyché avec le Groupement Culturel Renault, des protest songs, de Eugène Mona à Colette Magny en passant par ce titre complètement incroyable du martiniquais Joby Bernabé “La Logique de pourrissement“.
Vous l’avez compris, nous sommes bien loin des représentations traditionnelles et communes du répertoire francophone et français. La bonne vieille variétoche d’un côté, ou les grandes voix de la musique française de l’autre, le rock alter des années 80 ou même la house dite french touch des années 90 qui a trouvé, depuis, sa légitimation auprès des institutions culturelles consacrées.
Cette compilation témoigne de la multiplicité des musiques de France et francophones. Des musiques hybrides, des musiques créoles, des musiques de l’entre-deux, de la frontière, faisant se croiser des influences culturelles, des héritages et des résonances. Des frontières musicales, là où quelque commence à être, pour reprendre l’idée de Homi K. Bhabha. Si la variété et la chanson française constituent la face émergée de l’iceberg musical francophone, telles des excroissances au récit hégémonique d’un pays et d’une société prétendument une et indivisible, les musiques créoles françaises restent un versant immergé, témoignant de l’empreinte multiculturelle et post-coloniale française.
Ici, quand j’emploie le terme créole, je n’entends pas exclusivement les musiques antillaises ou caribéennes. J’utilise le terme créole dans un sens plus large. Créole parce que produit d’une invention culturelle. Créole comme tentative de lier, d’entrelacer, de créer du nouveau à partir du multiple et de l’absence.
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Belle écoute!