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Billet de blog 27 juin 2014

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Treme, la musique à l'image (seconde partie). Passé, présent, futur, à quel temps se conjugue la musique?

L’orchestre guinéen Bembeya Jazz National sort, en 1973, peu après la disparition de son chanteur Demba Camara, l’album Parade africaine - Authenticité 73[1]. Les 8 titres de l’album, paru sur le label d’état Syliphone, sont de superbes exemples du brio de cette formation, distillant une musique mandingue éblouissante aux accents tantôt rhythm’n’blues (style tentemba), tantôt rumba ou plus clairement inspirée par le jazz.

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L’orchestre guinéen Bembeya Jazz National sort, en 1973, peu après la disparition de son chanteur Demba Camara, l’album Parade africaine - Authenticité 73[1]. Les 8 titres de l’album, paru sur le label d’état Syliphone, sont de superbes exemples du brio de cette formation, distillant une musique mandingue éblouissante aux accents tantôt rhythm’n’blues (style tentemba), tantôt rumba ou plus clairement inspirée par le jazz. L’heure africaine est alors à l’émancipation, suite aux mouvements de libération et de décolonisation, et la Guinée, tout comme d’autres pays africains, investit massivement le domaine culturel, et particulièrement la musique, pour affirmer cette ère nouvelle. Cette période représente un moment charnière de la créativité et de la production musicales africaines, l’allégresse de l’indépendance et des lendemains qui chantent (et ne tarderont pas, malheureusement, à déchanter) se vivent en musique.

Par ailleurs, ce temps de l’indépendance africaine se caractérise par une complicité rarement égalée entre musique et politique. Orchestres, musiciens et structures de productions sont de véritables armes politiques soutenues par les régimes nouvellement installés afin de promouvoir la renaissance du continent et de ses peuples. La Guinée et son chef d’Etat, Ahmed Sékou Touré, en est l’idéal-type, tant ce dernier investit largement le champ musical, conduisant même à l’ingérence de l’Etat dans les esthétiques musicales auxquelles doivent se conformer les formations. Une politique d’authenticité culturelle, figurant jusque dans le titre de cet album, vise à requalifier des racines africaines prétendument perdues du fait de la colonisation passée. La musique devait servir cette politique, elle se devait donc, dans le cas du Bembeya, d’être authentiquement guinéenne et africaine.

Pourquoi ce saut dans le temps et dans l’espace, de la Nouvelle-Orléans au début du XXIème siècle à la Guinée post-indépendance ? 

Tout d’abord, à l’écoute de la musique guinéenne moderne, les influences nord américaines sont aisément décelables. L’appellation même du Bembeya Jazz National démontre les processus de circulation culturelle caractéristiques des décennies 1960 et 1970, conduisant à la formation d’un espace musical atlantique. Une similaire analyse peut tout à fait être conduite à l’échelle du voisin Ghana où le style musical highlife, fortement influencé par le jazz, se développe et inonde le continent africain. Si j’en reviens au Bembeya, on note l’importance de la section de cuivres dans les compositions, caractéristique nouvelle de la musique moderne africaine. Comment alors ne pas déceler un lien avec le jazz et la Nouvelle-Orléans, où, pareillement, les cuivres représentent un élément musical primordial ? Dans d’autres compositions ghanéennes, cette filiation est très nette, tant l’utilisation des trompettes et des saxophones rappellent l’univers musical de New-Orleans[2]. D’autres instruments occidentaux sont introduits par les musiciens africains, les guitares électriques, les batteries et plus tard les claviers. De plus, les musiciens sont nourris par l’écoute des musiques afro-américaines et s’en inspirent, laissant ainsi transpirer dans leur création et interprétation, que certains voudraient authentiquement africaines, l’hybridation caractéristique des musiques noires.

Ensuite, ce détour par le Bembeya Jazz National et la politique d’authenticité culturelle de la Guinée de Sékou Touré me permet d’approcher une interrogation centrale dans Treme, celle de l’authenticité justement.

Tout au long de la série, certains personnages de la série, tels qu’Albert Lambreaux, indien noir et Big Chief des Guardians of the Flame et le Dj Davis McAlary, usent d’un argumentaire autour de l’authenticité et de l’altérité pour défendre la culture de la Nouvelle-Orléans. L’histoire, le passé et l’age d’or de la ville sont convoqués pour mieux s’insurger de la situation présente, où la Nouvelle-Orléans apparaît marginalisée culturellement, par rapport aux centres que sont New York, Chicago ou Los Angeles. De manière générale, Simon et Overmyer digressent largement, au fil des épisodes, sur l’identité culturelle de la ville et de ses habitants, une identité urbaine créolisée du fait de l’histoire et de l’empreinte des différentes communautés culturelles louisianaises : les descendants des colons anglais et français, les indiens noirs, les différentes communautés noires, latinos ou asiatiques (des pêcheurs dans la série)…  Cette extrême diversité culturelle a généré le développement d’expressions musicales multiples, de la country au bounce rap, complexifiant l’identification de qualités et caractères intangibles de la musique de la Nouvelle-Orléans. Pourtant, la musique, au-delà de l’étiquetage par styles, fait bien figure de commun à l’échelle de la population de la ville. Des similitudes esthétiques existent. Nombre de fois, des personnages nous le rappellent : « It sounds New Orleans! ». 

Ce développement ne vise pas à effectuer une analyse musicologique permettant de dégager les caractéristiques propres, voir uniques, des expressions musicales de la Nouvelle-Orléans. Sur ce point, je me tiens à ma sensibilité d’auditeur, pour simplement souligner qu’à l’oreille, il semble bien qu’un son estampillé New Orleans se distingue, que l’on écoute les Meters, Dr John, Allen Toussant ou les frères Marsalis.

L’intérêt que je porte à l’idée d’authenticité culturelle se situe sur un autre registre, un registre discursif, sémantique et idéologique. C’est donc le discours autour de l’authenticité qui me paraît problématique, tant le construit musical, porteur du divers et du multiple, semble tout à fait contraire à la définition d’un objet authentique. Pour autant, le discours autour de l’authenticité existent, à la Nouvelle-Orléans ou ailleurs, et sert des argumentaires et desseins différents suivant les situations et acteurs.

Dans Treme,  le débat autour de l’authenticité constitue un fil conducteur de la narration et se rattache à différentes postures, parfois contradictoires. Pendant la première saison, de nombreuses scènes montrent des musicien(-ne)s se produisant dans les rues touristiques de la ville, comme Canal Street. Les touristes, américains ou étrangers, séjournent à Big Easy pour y confirmer les représentations que véhiculent cette ville. A la Nouvelle-Orléans, on mange bien, on boit et fait la fête dans la rue (ce que ne permettent pas la majorité des polices urbaines dans les autres villes étasuniennes) et surtout on écoute du jazz ou de la musique cajun. Le commerce touristique vend donc l’idée d’une Nouvelle-Orléans éternelle, où il fait bon vivre et écouter du jazz, comme à la grande époque. La modernité est en quelque sorte évacuée au profit d’un passé, notamment musical, porteur de l’identité de la ville. La culture se cultive alors à l’imparfait, excluant, de fait, ses mutations contemporaines et, à travers elles, les problèmes sociaux, économiques, urbains auxquelles la Nouvelle-Orléans doit faire face, dans le présent.

L’éloge de la préservation trouve sa figure ultime avec Preservation Hall, lieu touristique où des musiciens reprennent les standards du jazz New Orleans. Plusieurs personnages expriment leur réserve quant à cet espace de fixité culturelle, ramenant notamment les membres des communautés noires au passé, pas vraiment glorieux celui-ci, de la ségrégation. On fige et exclut de fait tout déplacement possible, tout déterritorialisation et reterritorialisation des expressions musicales et de leurs acteurs. Comme tout procédé de muséification, on assiste au final à la mise à mort de la musique, assignée à ses formes historiques et passées, sans que ses dernières ne puissent se réinscrire dans le présent.

Dans le cas du personnage de Davis McLary, le passé musical est convoqué pour une toute autre finalité. Défenseur éperdu de sa ville et de ses musiciens, McLary officie dans une station radio locale et n’a de cesse, par son activité radiophonique, de promouvoir la richesse musicale de la Nouvelle-Orléans. Au contraire d’une stricte logique du « regard sur le passé », il conjugue tous les temps musicaux de la ville, contant à qui veux l’entendre l’histoire de la ville, la généalogie de tels enregistrements, le destin de tels musiciens, tout en pratiquant la musique et se félicitant des émergences artistiques contemporaines. Il mettra en œuvre, notamment, un projet de compilation afin de rassembler sur le même disque d’anciennes gloires musicales, issues de la communauté noire, avec l’objectif de leur restituer les royalties que les producteurs de leur époque n’ont daigné leur payer. Dans le même temps, il monte un groupe de funk et invite un rappeur à se joindre à l’aventure.

La logique politique que poursuit ce personnage est ainsi tout autre. L’histoire musicale n’apparaît plus enfermée dans le passé mais correspond bien à un processus vivant, en mouvement où les temps se font et se défont. La musique détient effectivement cette capacité, les anglo-saxons parlent de timeless. Passé, présent, futur s’imbriquent et se réorchestrent tant l’objet musical traverse les époques.

Est ce que la musique de John Coltrane est une musique du passé ? Les 42 minutes d’A Love Supreme, enregistrées en 1964, ne sont-ils pas encore des fragments du futur ?

En ce qui concerne Dj Davis, il est donc davantage question de reterritorialisation de la musique produite hier, dans un présent chancelant, que de quête absolue d’authenticité. Le travail d’un dj réside bien dans cet acte, chercher dans le passé des traces du présent ou du futur, rechercher par le biais de la discographie, des témoignages musicaux faisant sens dans le présent. Un dj n’est pas un archéologue, ni un collectionneur. Un dj recherche, explore et se nourrit de l’histoire de la musique pour mieux se situer dans le présent. Parce que la musique, je le répète, détient cette faculté inestimable de contourner l’absolu du temps qui tranche en périodes et en dates. La musique flotte dans et sur le temps et l’enthousiasme débordant de Davis, son combat quotidien pour faire vivre la musique de la Nouvelle-Orléans, visent précisément à nous embarquer dans cette navigation fantastique vers un ailleurs intemporel.

J’en viens dans la dernière partie de cet article au duo que forme Albert Lambreaux et son fils Delmond. Issus de la communauté des indiens noirs, le premier, comme je l’évoquais ci-dessus, est Big Chief  d’une troupe, the Guardians of the Flame. Contrebassiste, chanteur, percussionniste, il s’évertue surtout à sauvegarder la culture des indiens, groupe minoritaire que les institutions locales, tout du moins une partie de leurs membres, aimeraient limiter au rang de groupe folklorique carnavalesque. Le second, Delmond, est trompettiste et jazzman. Il habite au début de la série à New York, où se situe l’audience et le système culturel permettant à un musicien de jouer, d’enregistrer et de travailler dans des conditions favorables. Certaines circonstances l’amèneront pourtant à un retour à la Nouvelle-Orléans. Le jeu qui s’instruit entre ces deux personnages est tout à fait intéressant au regard de la problématique qui nous guide présentement. La filiation, les complicités et conflits qu’elle enserre, constitue un miroir sensible à la question de la transmission culturelle, et à l’articulation complexe entre la sauvegarde et l’inlassable réinvention des traditions. Le père, dépositaire de ces dernières, reproche à son fils de s’échapper de sa condition et de ses responsabilités en tant qu’indien noir de la Nouvelle-Orléans, quand le second, sans renier ses origines et en pesant à sa juste mesure l’héritage musical considérable de sa ville de naissance, joue du jazz moderne, vit à New York et n’entend pas, naturellement, être le légataire de traditions familiales et communautaires. Leur rapport concentre ainsi un enjeu essentiel qui traverse, plus globalement, la Nouvelle-Orléans, tiraillée entre le respect du passé et des traditions et l’appel à un présent seul capable d’assurer un avenir.

Progressivement, un terrain commun va s’ouvrir entre le père et le fils, un terrain musical bien sûr. Dans la seconde saison, un projet d’album est lancé avec pour ligne directrice la rencontre entre expression musicale indienne et composition jazz post-bop. Un entre-deux s’ouvre donc, par et avec la musique, pour constituer un terrain nouveau et hybride, à partir des deux pôles que constitue l’héritage culturel indien et la musicalité jazz.

Dans ce geste, je vois, encore une fois, la démonstration de la puissance de la musique et de son caractère intrinsèquement hybride et en mouvement. L’enjeu souligné précédemment ne peut trouver de réponse que dans l’invention constante de formes et d’expressions, visant au dépassement, au déplacement, et à la recherche de lieu musicaux inconnus.

Le résultat de la rencontre musicale entre le père et le fils, avec, excusez du peu, Ron Carter à la basse, Donald Harrison au saxophone et Dr John au piano[3], est un témoignage précieux du pouvoir que détient la musique à conjuguer, dans le même mouvement, passé, présent et futur.


[1] Le Bembeya Jazz National fut l’un des plus grands orchestres ouest africains dans les années 1960 et 1970. Il est particulièrement représentatif de la politique culturelle menée dans la période de décolonisation par le leader guinéen Sekou Touré. Orchestre d’état, jouissant d’un soutien publique et politique important et produit par le label Syliphone, il était au service du nouvel état socialiste guinéen pour assurer le nouvel élan culturel et recouvrir le dessein poursuivi alors dans la plupart des pays africains décolonisés : "construire le nouvel homme africain".
Voir F. Mazzoleni (2008), L’épopée de la musique africaine - Rythmes d’Afrique Atlantique, Hors Collection

[2] Je pense par exemple au groupe ET Mensah et à l’album Day by Day

Une écoute : https://www.youtube.com/watch?v=0VAb4izcd28

[3] Les morceaux qui sont réinterprétés dans la série sont tirés d’un enregistrement de Donald Harrison avec Dr John sur l’album Indian Blues (Candid, 1992)


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