Arnaud Simetiere (avatar)

Arnaud Simetiere

Artiste sonore et dj

Abonné·e de Mediapart

63 Billets

0 Édition

Billet de blog 29 août 2014

Arnaud Simetiere (avatar)

Arnaud Simetiere

Artiste sonore et dj

Abonné·e de Mediapart

Treme, la musique à l'image (troisième partie). Musiciens, engagements et politique du commun

Arnaud Simetiere (avatar)

Arnaud Simetiere

Artiste sonore et dj

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Cette chanson interprétée par Dj Davis, joué par l’acteur Steve Zahn, exprime la colère et la frustration de la population de la Nouvelle-Orléans face au gouvernement américain et, en premier lieu, le président des Etats-Unis, "W", et sa mère, "Barbara", vilipendés dans ce texte pour leurs mots, leurs comportements et manquements suite à la catastrophe engendrée par l’ouragan Katrina. Le même dj Davis ne se contentera pas de son activisme musical, entamant pour tenter de faire bouger les lignes politiques locales, une campagne électorale pleine d’humour et d’ironie afin de briguer le siège de maire de la Nouvelle-Orléans.

Par-delà le cas atypique de ce personnage, la série Treme aborde abondamment la question des engagements sociaux et politiques de la communauté musicale, par la mise à l'image de pratiques et de postures révélant une logique d’appréhension tout à fait stimulante quant aux liens unissant pratique musicale et agir politique.

Généralement, la figure d’artiste ou de musicien engagé est très régulièrement mise en avant pour évoquer là une posture, là une action humanitaire, ici un soutien à un parti politique, par l’entremise, surtout, de la chanson et donc de paroles "engagées". Dans cette perspective, l’engagement politique du musicien ou du chanteur s’articule prioritairement autour de convictions politiques affichées explicitement, et dans la majorité des cas renvoyant au régime idéologique de la gauche (quelques chanteurs populaires font exception en affichant clairement leur position réactionnaire, comme en France avec Michel Sardou, pour ne citer que ce cas, et son "bon temps des colonies").

Le caractère politique d’une démarche musicale est également qualifié par sa position au sein d’un système culturel structuré par la confrontation et la négociation entre des tendances hégémoniques et contre hégémoniques. Une abondante littérature aborde les questions des contre-culture et subcultures musicales comme autant de tentatives plus ou moins fécondes d’alternatives ou de résistances au système musical dominant[1].

Avec Treme, le registre d’engagement induit par l’activité musicale appelle une logique interprétative différente et complémentaire de ces deux modes d’ « être politique » en musique. Le développement de la série permet en effet d’entrevoir un investissement de l’espace sociopolitique par les musiciens, renvoyant largement à la dimension ontologique de l’acte artistique. Alors, le et la politique de la musique ne s’inscrit pas tant dans les paroles d’un chanteur, dans les positions idéologiques d’une formation ou ses engagements militants pour telle organisation, que dans le fait d’être en musique dans un contexte de contraintes sociales et économiques, de proposer de la musique malgré la pesanteur d’un contexte hostile aux expressions artistiques.

Créer et jouer de la musique malgré tout. N’est-ce pas l’acte politique le plus fort que puisse révéler la musique et ses acteurs ?

Répondre au tragique par la futilité d’une mélodie, le bouillonnement d’une rythmique funk, l’allégresse d’un dancefloor constituent des contrepoints tout à fait salutaires dans des situations sociales et économiques telles que celles de la Nouvelle-Orleans. La série met ainsi en lumière des scènes d’investissement de la rue, de l’espace public, par les musiciens de NOLA. Cette tradition locale, jouer dans la rue, héritage du carnaval et de rituels cérémoniels, est loin d'être acquise, obligeant la communauté musicale à lutter contre les forces de l’ordre et l’administration municipale pour conforter l’expression musicale libre in the streets. La ligne de fracture entre la communauté musicale et les autorités publiques se dessine alors clairement, avec l’opposition entre les porteurs d’une culture populaire désireux de maintenir leur usage de la rue, et des forces de l’ordre profitant de la conjoncture particulière d’une ville en déshérence pour reprendre la main sur la rue et déposséder les habitants de cet acquis hérité. Bien d’autres luttes politiques locales s’organisent au fil de la série et mériteraient d’être retranscrites finement, je souhaite toutefois, dans cet article, m'en tenir à une interprétation de la politique de la musique conduite par et au travers la communauté musicale de la ville.

Au sein d’une société américaine traversée par de profondes inégalités et un racisme systémique, comme nous l’a terriblement rappelé les récents événements de Ferguson[2], la communauté musicale de la Nouvelle-Orléans, telle que la montre Treme, outrepasse les clivages raciaux et sociaux, rassemblant les musiciens de toute génération et les habitants de la ville autour d’une ambition commune : vivre ou parfois survivre. Naturellement, des nuances seraient à mettre en lumière quant à cette vision quasi idyllique, la solidarité et la raison politique des membres de cette communauté faisant l’objet d’une constante négociation, suivant les intérêts individuels et les pressions sociales et économiques qui s’exercent sur eux et, plus largement, les habitants de la ville.

Pourtant, il convient de souligner la capacité, pour ne pas dire la force ou la puissance, que détient la musique pour développer et conforter une communauté et mobiliser par-delà les clivages politiques classiques. Certains évoqueront le sacro-saint pragmatisme anglo-saxon, obligeant au dépassement des idéologies jugés sclérosantes. Les charges contre l’administration républicaine sont néanmoins très nombreuses au cours de la série, jusqu’à la dernière saison où l’élection de Barack Obama est vécu par le plus grand nombre comme un virage capital pour le devenir de la Nouvelle-Orléans (l'analyse de Eddie Glaude Jr, dans l'entretien précedemment cité, est également éclairant sur cette question). Le clivage républicains-démocrates n’est donc pas totalement effacé, la plupart des protagonistes se situant à gauche de l’échiquier politique (David Simon, créateur de la série, étant lui-même une personnalité de gauche).

Néanmoins, cette lecture normative me paraît trop restrictive et efface le sens fondamental de la politique de la musique poursuivie dans la série. Ni à droite, ni à gauche, ni encore moins au centre, le cheminement politique que construisent, dans leur pratique, les musiciens et la scène musicale locale interroge une problématique politique beaucoup plus importante. Pour tenter de la comprendre, je mobiliserai le récent travail de Pierre Dardot et Philippe Laval autour du concept de commun ayant donné lieu à l’ouvrage Commun - Essai sur la révolution au XXIème siècle[3].

"Il nous faut concevoir un autre modèle théorique du commun, qui rende mieux compte de la créativité historique des hommes et qui soit donc plus "opératoire" sur le plan stratégique. Cet autre modèle théorique part des pratiques collectives et des luttes politiques. Il les met au centre de l’analyse, il n’en fait pas des « résistances » à la domination et des « contestations » de l’ordre, il les ressaisit théoriquement comme des sources d’institution et de droit. Car il nous semble temps de penser systématiquement l’institution du commun." (ouvrage cité, p.227)

En appelant de leurs vœux une nouvelle appréhension du commun, Dardot et Laval s’appuie sur le concept de praxis instituante par laquelle, collectivement, des groupes sociaux inventent de nouvelles pratiques sociales, économiques et culturelles reposant sur un renouvellement de la raison politique, où la concurrence et les lois stricts du marché laissent place à la coopération et la coproduction. Plus loin, il souligne que "l’heure est aujourd’hui à la création de nouveaux droits d’usage venant imposer, via la reconnaissance d’une norme sociale d’inappropriabilité, des limites à la propriété privée et, en ce sens, un recul de celle-ci." (p.405)

Même si Treme ne représente aucunement une critique politique aussi radicale de la société néo-libérale, la politique instruite entre les personnages autour de l’objet culturel qu’est la musique (et pas seulement, il est également question d’autres objets culturels tels que la gastronomie, la sub-culture des indiens noirs…) s’inscrit, à mon sens, dans cette quête d’un commun inviolable et inaliénable. La musique devient le catalyseur d’une lutte politique qui n’en a pas le nom : celle de préserver l’héritage culturel de la ville, de permettre aux musiciens de travailler[4], de développer la scène musicale pour ne pas faire de la musique de la Nouvelle-Orléans une simple attraction touristique.

Surtout, par le biais de la musique et du territoire physique, social et symbolique qu'elle déploie, il est possible de conforter une raison politique nouvelle, s’affranchissant du recours systématique à la propriété privée, au profit du droit d’usage, s’inscrivant à différentes échelles, de l’investissement micro local à l’échelle nationale, visant une émancipation sociale et culturelle, et un recouvrement des liens de solidarité que l’hégémonie néo-libérale détériore toujours davantage. Pour preuve, l’émergence du web a représenté un virage sans précédent dans les manières de produire et diffuser de la musique. Au premier titre de ces changements, nous avons assisté depuis le début des années 2000 à l’explosion de la gratuité dans l’accès à la musique, même si des modèles économiques ont vite fleuri pour monétiser le streaming et contraindre cet élan numérique. Sans entrer dans le débat autour de cette question, je souhaite seulement pointer cette tendance, reposant sur la mise en place de communautés musicales à l’échelle mondiale, partageant et diffusant de la musique, hors du marché du disque classique.

Pour en revenir à la Nouvelle-Orléans, cette politique du commun, dont la musique serait l’un des supports d’imagination, pourrait s’engager sur le terrain des violences policières, particulièrement symptomatiques de la reproduction des structures racistes dont souffre la société américaine. La série consacre, effectivement, de larges développements à la lutte de défenseurs des droits civiques, de journalistes et de familles au sujet des violences policières conduisant aux meurtres de jeunes noirs. L’actualité, encore une fois, nous rappelle à cette réalité toute états-unienne, celle du contrôle et la coercition exercée sur les minorités ethniques, legs morbides du passé-présent esclavagiste des Etats-Unis, et signe de la toute puissance du système policier et carcéral ayant largement abattu, dans les décennies précédentes, l’Etat social américain.

La musique pourrait ainsi représenter (mais ne le représente-t-elle pas d'ores et déjà, et ce depuis longtemps?) un registre de mobilisation et de pratiques visant à l’établissement d’une politique du commun, bien loin des sentiers aujourd’hui sans horizon des engagements politiques traditionnels (les partis, les syndicats…). On s’engage ainsi en musique, pour la musique, et de ce fait, on engage un devenir commun où les discours péremptoires, les « éléments de langage », et les trahisons électorales sont piétinés par la marche irrésistible d’une humanité chantante et musicale, légère, modeste et décroissante.

La politique s’incarnerait ainsi dans une pratique de cohérence avec une ambition commune et mesurée, celle d’extraire la vie sociale et les individus des logiques aberrantes et sans lendemain de la (dé)raison néolibérale.


[1] Voir à ce propos les travaux de Stuart Hall, notamment le recueil suivant : S. Hall (2007), Identités et Cultures - Politiques des cultural studies, Ed. Amsterdam, Paris

[2] A ce sujet, vous pouvez lire l’entretien de Mediapart réalisé avec Eddie Glaude Jr, intellectuel afro-américain et directeur du Centre for African American Studies de Princeston
http://www.mediapart.fr/journal/international/240814/etats-unis-depuis-2008-la-situation-des-noirs-ne-fait-que-se-deteriorer

[3] P.Dardot, Ph. Laval (2014), Commun - Essai sur la révolution au XXIème siècle, la Découverte, Paris - Voir l’entretien réalisé par Médiapart avec les deux auteurs de l'ouvrage
http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/040614/un-chemin-commun-pour-la-revolution-au-xxie-siecle

[4] A écouter, une émission récente d’Elodie Maillot sur France Culture consacrée à la musique de la Nouvelle-Orléans. Elle aborde notamment les difficultés économiques et financières des musiciens de la ville et évoque l’opportunité qu’a représentée la série Treme à ce sujet
http://www.franceculture.fr/emission-continent-musiques-radio-america-un-road-trip-musical-25-2014-08-26

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.