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Billet de blog 15 avril 2024

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Révolution des Œillets... l’exception portugaise ?

Une dictature de plus de 40 ans, qui s’effondre grâce à ses militaires, presque sans effusion de sang: il y a de quoi surprendre. Pour les 50 ans du 25 avril 1974, le travail d'historien de Victor Pereira nous aide à mieux comprendre la Révolution des œillets, et vivre de l’intérieur ces années où le pouvoir populaire, grèves, usines, terres agricoles... se confronte aux décisions politiques.

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Dans quelques jours, au Portugal comme parmi les nombreuses communautés de migrants portugais à l’étranger, notamment en France, on commémore, on célèbre, on fête, la chute du fascisme le 25 avril 1974.

Les conditions de cet évènement ont surpris le monde car son déroulement est venu bouleverser tout les manuels de « voir les dictatures tomber ! »

Dès le 1er mai 1974, à Lisbonne, à Porto et dans d’autres villes, le peuple a manifesté bruyamment et joyeusement la liberté, la libération des prisonniers politiques, l’arrêt de la censure préalable des journaux et surtout l’espoir d’une démocratie à instaurer et même à inventer avec la promesse de la fin de la guerre coloniale en Angola, Mozambique, Guinée Bissau, Cap Vert...

Un MFA - Mouvement des Forces Armées (à l’origine Mouvement des Capitaines), constitué de jeunes officiers, avec la complicité de certains militaires chevronnés convaincus qu’il faut mettre fin à la guerre coloniale, menée par Salazar et ensuite Caetano, même s’ils ne sont pas tous animés par la décolonisation... mais avec la volonté d’instaurer une démocratie.

C’est donc avec grand intérêt et très opportunément que nous découvrons le livre de Victor Pereira [C’est le peuple qui commande” la révolution des Œillets 1974-1976* éd. du Détour nov 2023].

C’est un moment décisif pour la démocratie portugaise mais aussi au-delà, dans le contexte européen. Historien, grand connaisseur des migrations portugaises, professeur à l’Université de Pau, Victor Pereira contribue à la compréhension de cette « exception portugaise », démontrant avec talent et précision les contours du combat politique que l’expérience d’une révolution baptisée des « œillets » a suscité partout, au Portugal, en Afrique, y compris en France.

1961, « l’annus horribilis de Salazar »

Victor Pereira place le contexte de ce bouleversement autour des évènements de l’année 1961, "l’annus horribilis de Salazar", avec en mars le déclenchement de la lutte pour l’indépendance en Angola, et en décembre la reddition de l’armée portugaise à Goa face à l’armée indienne. Cette même année des mouvements souterrains d’opposition militaire se manifestent au Portugal même, ce qui est un affront insupportable pour Salazar.

C’est avec des multiples clés d’ouverture que Victor Pereira nous décrit les différents mouvements dans l’armée portugaise de plus en plus éparpillée dans l’engagement en Afrique. Salazar, suite à un accident vasculaire en 1968, ne peut plus gouverner, EST remplacé par Caetano qui poursuit la même politique coloniale.

Une place importante est donnée à l’émergence et développement du mouvement des capitaines, de la création du MFA (Mouv Forces Armées) et au rôle joué par le général Spínola. Dès la publication de son livre ‘‘Portugal et l’avenir’’ en février 74 jusqu’à sa dernière manœuvre pour obtenir des armes contre le processus démocratique en avril 76, en passant par sa désignation comme le premier Président de la République Portugaise après le 25 avril 1974. C’est auprès de lui que Caetano a abdiqué de ses fonctions.

O povo é quem mais ordena... C’est le peuple qui commande...

Le livre de Victor Pereira dont le titre est inspiré par la chanson de Zeca Afonso, signal de ralliement dans la nuit du 24 au 25 avril 74, Grândola, Vila Morena / Terra da fraternidade / O povo é quem mais ordena... [Grandôla ville brune, Terre de fraternité / C’est le peuple qui commande..], retrace bien cette volonté d’un “peuple qui commande...” qui sera le nœud de toute la question du choix, de l’engagement, du pouvoir et des nombreuses confrontations entre les militaires et les partis politiques, mais aussi au sein des militaires du MFA, entre les radicaux et les modérés.

Et ce travail d’historien nous permet de vivre de l’intérieur ces deux années 1974-1976 où le pouvoir populaire, les initiatives avec les comités d'habitants, les associations de travailleurs, les grèves ouvrières et les occupations de terres agricoles, de maisons, d'usines, luttes étudiantes... se confrontent aux orientations et décisions politiques.

Aussi bien des militaires (et de leurs différentes orientations, objectifs et respect de la charte du MFA) que des partis politiques (sortis de la lutte clandestine comme le PCF et des secteurs du PS ou des jeunes mouvements d’extrême gauche maoïstes ou la LUAR ayant engagée des actions armées).

C’est un des aspects important de l’apport de cette analyse sur l’histoire de la ‘‘Révolution des Œillets’’ qui souligne la nature d’un mouvement profondément social dans un pays qui a tout à inventer et à bâtir aussi bien socialement que politiquement.

Le spectre de la guerre civile a souvent été agité, d’un côté la crainte d’un retour au passé avec un ‘‘fascisme modernisé et colonial’’ de l’autre l’installation d’un ‘‘pouvoir populaire’’ d’orientation communiste, mettant en danger l’Europe et l’OTAN dont le Portugal fait partie.

Les quelques pages sur Kissinger et l’ambassadeur américain au Portugal, Frank Carlucci (et ses liens avec la CIA) situent l’enjeu pour le ‘‘monde occidental’’ du risque portugais. Notons certains documents dans la recherche de Victor Pereira, notamment les notes de l’ambassadeur de France au Quai d’Orsay, qui donnent également un aperçu des différentes interprétations et des interrogations suscitées par le PREC (processus révolutionnaire en cours) au-delà des frontières.

Une autre séquence qui a, notamment en France, été très suivie, c’est l’affaire du journal Républica, (fondé en 1911). La commission des travailleurs constituée surtout par les typographes a pris la direction du journal, excluant la rédaction socialiste pour lancer un journal en accord avec le Conseil de la Révolution et les valeurs du courant plus radical du MFA. Victor Pereira détaille et analyse les enjeux de cette question qui pose, dans une pays ayant vécu la censure préalable de tous les moyens de communication, le sens de la liberté de la presse en temps de bouleversement social et politique.

Le ‘‘labo révolutionnaire’’

Le Portugal a été aussi à l’époque un terrain-laboratoire suscitant un tourisme-révolutionnaire où de nombreux militants (aux orientations les plus diverses) sont allés voir, parfois participer aux combats pour un pouvoir populaire et pour des mesures visant à battre le capitalisme et instaurer un socialisme version lusitanienne.

Et ces variantes ont aussi bien touché les civils, les militants mais aussi les courants qui ont traversé les militaires du MFA et les institutions créées comme le Conseil de la Révolution.

Je me souviens de l'accueil en France, curieux et militant, du livre du journaliste Francis Pisani (fils de l’ancien ministre de De Gaulle) présenté au  cinéma 14 juillet-Bastille à Paris fin 1977. Il y décrit l’expérience d’une coopérative paysanne où une quarantaine d’ouvriers agricoles se sont emparés des terres d'un seigneur féodal. ‘‘Torre Bela, on a tous le droit d'avoir une vie’’, titre de son livre (éd Jean-Claude Simoën). Un documentaire de Thomas Harlan décrit aussi cet engagement. En septembre 1977 des violences sont commises contre la coopérative, incendie, tentative d’assaut par des personnes (pas seulement d'extrême-droite) opposées à la réforme agraire.

Ces violences fréquentes avaient eu leur apogée pendant l’été chaud 1975. Je l’ai constaté à Braga en 1975 où, après une homélie de l’Archevêque, un dimanche du mois d’août, des membres de l’extrême-droite et des délinquants de droit commun ont attaqué les bureaux du Parti Communiste.

De retour en France, j'ai trouvé l'impertinente couverture de Charlie Hebdo de la semaine suivante (14 août 1975)...

C’est une des séquences importantes du livre de Victor Pereira qui suit la progression à la fois de ces violences pour contrecarrer toute perspective de changement vers une démocratie inspirée du changement voulu par les militaires du MFA et parallèlement l’évolution, confrontation et compromis aussi des forces politiques qui déboucheront sur le contre-coup du 25 nov 1975  mettant le pays au pas de la normalisation.

Remarquons qu’un an après les “œillets” (avril 1975) une assemblée constituante est élue et en avril 1976 la nouvelle Constitution est votée. Trois semaines plus tard (25 avril 1976) les élections législatives ouvrent à l’installation d’un parlement et ensuite l’élection présidentielle en juin 1976 d’un général “modéré” du MFA Ramalho Eanes.

Cette étude approfondie sur les deux années marquantes de la révolution des “Capitaines d'avril”, titre du film de Maria de Medeiros, se termine par une nécessaire alerte sur la réalité portugaise actuelle et les risques d’une montée de l’extrême droite, représentée par le parti “Chega” (Assez). Le livre a été écrit et publié avant la démission du Premier-ministre António Costa qui a donné origine aux législatives de mars dernier où l’extrême droite est arrivée en troisième place et compte 50 députés dans l’actuelle législature (le PS 1978 et le PPD 1977).

Dans un intéressant entretien sur RFI, avec Carina Branco, auteure d’une série sur Revolução dos Cravos, Victor Pereira souligne bien que “Chega est l'un des partis qui critique le plus le 25 avril, notamment l'une des conséquences du 25 avril, qui est la décolonisation et le retour des populations blanches qui vivaient principalement en Angola et au Mozambique, et qui pose la question de la démocratie tel qu'elle existe depuis 1976, en parlant de corruption, en parlant du système et de tout le reste”.

Il est presque ironique que, quelques semaines avant le 25 avril [pour ses 50 ans], il y ait ces élections et - on ne le sait pas encore - peut-être que le parti Chega sera un parti essentiel pour garantir une majorité à droite voire même empêcher une solution gouvernementale claire après ces élections.” Émission en portugais qu’on peut écouter ici : 25 de Abril como “revolução social” e abana “visão idealizada” da História

Et pour compléter cette alerte, lire un extrait du livre dans le premier commentaire pgs 264/265

* *“Un problème difficile”... dans son livre Victor Pereira rappelle le dessin de João Abel Manta, dessinateur portugais, ‘‘En août 1975, comme le suggère ironiquement une caricature de JAM, le Portugal semble être une énigme insoluble : Marx, Lénine, Gandhi, Mao, Sartre, Kissinger - affublé d’oreilles d’âne -, Fidel Castro, Gramsci et bien d’autres scrutent un tableau où le Portugal est dessiné à la craie. Les grands hommes - il n’y a qu’une seule femme, Rosa Luxembourg - du passé et du présent, sont perdus, incapables de saisir ce qu’il se déroule dans ce petit pays jusqu’alors peu connu’’ page 203. Aujourd’hui le livre “C’est le peuple qui commande”, ça les aiderait... !

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