Et pourtant on les voit, on les croise dans les rues, dans les jardins, dans les banlieues, on les aperçoit dans les bistrots arabes du coin, mais ils sont invisibles. Nos regards les traversent, mais ne s'y arrêtent pas. Les chibanis, ce mot qu'en arabe signifie, «vieux, vieil homme ou cheveux blancs». Les études administratives des caisses de retraite les appellent vieux migrants ou immigrés âgés.

Ce sont eux, loin de leurs familles, les « soutiers » des trente glorieuses, des grands ensembles, des grandes routes, des gros projets qui, de chantier en chantier, s'installent d'Algeco en Algeco. Aujourd'hui, cheveux blancs, ils habitent les foyers dits Sonacotra. 9 mètres carrés, une cuisine commune, une salle, une table de formica pour le domino et se racontent, bien peu de choses d'une mémoire présente mais qui, comme eux, reste en quarantaine. Le travail les empêchaient de joindre leur famille. La maigre retraite complémentaire les empêchent de quitter le pays « d'accueil ».
C'est ça qu'il nous raconte Nasser Djemaï. C'est lui aussi qui le met en scène. Avec une telle force d'évocation, une telle justesse dans ce qui nous est donné à voir et à entendre de cette communauté, solidaire, mortifiée, soumise, fidèle en amitié et en souvenirs.
Ces éternels célibataires, avec femme et enfants au bled, certains privés des fêtes de famille, l'autre empêché d'aller marier sa fille au pays, sont regardés sans être vus. «Toute la vie on est invisibles. On est invisibles, et tu crois ils vont nous donner ça maintenant ? Maintenant on sert à rien, vieux, fatigués, ils vont s'occuper de nous ? Y a pas confiance, ils vont nous mettre la corde au cou, oui !» Ils sont hors circuit et pourtant ils ne peuvent qu'y rester pour sauvegarder leurs modestes revenus, résultat de leurs longues journées de travail pendant de longues années : «Et ils pensait pas qu'un jour on pourrait vieillir comme tout le monde, parce qu'ils pensaient pas on était des hommes».
Les chibanis sur scène nous racontent tout ça, lentement, avec les gestes que leurs âges autorisent, les pas et les mouvements hésitants que leurs artères permettent.
La mise en scène assurée par l'auteur de la pièce rend cohérent, très complémentaire ce beau texte, dépouillé de la colère que la situation pouvait suggérer, et le jeux théâtrale des quatre chibanis qui nous deviennent familiers.
Martin, le jeune homme en quête de El-Hadj, pour lui remettre le petit coffret que sa mère lui a confié au moment de son décès. Et c'est cette rencontre avec un père impuissant, dans un état presque végétatif qui a tout donné au pays d'immigration, sans avoir pu reconnaître son enfant, que l'histoire dénoue.
C'est au moment où les paroles, contenues dans le coffret de sa mère, se libèrent que Martin découvre la vérité et les mains de cet homme, les bras de ces hommes qui l'ouvrent grand la vie. Scène déchirante, puissante en énergie et émotion quand Martin est enveloppé par cette communauté. Une belle découverte avec les chibanis que je croisais sans les reconnaître !