Donner la parole à ceux qui ne la prennent jamais, on pourrait peut-être le résumer de cette façon par les villages de Peter Handke qui fait taire celui qui possède la parole tout le temps, l'écrivain qui, au fur et à mesure du déroulement du jeu scénique, se tait, déambulant, presque perdu, sur la scène.
C'est réducteur de le dire ainsi mais c'est le premier constat qu'on peut faire de ce beau texte théâtral et poétique, que je considère de grande qualité, profond, questionnant, exigeant, conviant le spectateur (et le lecteur car, plus que d'autres c'est aussi un texte qui s'offre au lecteur) à suivre cette confrontation entre frères et sœur, au moment d'un héritage qui semblait conclut.
L'intendante et les ouvriers
Et l'écrivain, Grégor, va au berceau de leur histoire commune, rencontrer son frère ouvrier, sa sœur vendeuse, qui veut devenir petit-commerçante. Il va par les villages, il les traverse, observe ces transformations, et ce chantier qu'il découvre où travaille Hans, son frère et ses camarades qui, travaux finis, se préparent à partir, sans algeco-fixe, nomades de l'emploi. Il entend l'intendante (Annie Mercier), remarquable gardienne du chantier, sur le départ également, sans avenir assuré, suivant sa destinée de partir encore, cherchant les moyens de vivre. Il rencontre aussi la vieille femme (Véronique Nordey), la mère (il n'y a pas de père dans l'histoire) qui parle d'avant, des bouleversements, de la dureté des gens, et de son désarroi: «Il faut donc que je reparte d'ici, le seul endroit que j'aimais à la ronde? Tout de suite après le croisement, c'est la frontière, au-delà il n'y a plus rien».
Sa sœur lui remémore : «Tu t'en souviens, mon cher frère, un jour tu m'as dit de tenir la main ouverte et tu as craché dedans? Et plus tard, tu te rappelles, tu es revenu de la ville et tu as traversé le village avec nous, tellement avec nous qu'on aurait dit que tu n'avais jamais rien eu de commun avec nous. C'était encore le temps où je voulais marcher bras dessus, bras dessous avec toi. Mais toi, tu as plaqué ton bras contre toi et tu as marché à côté de nous, mais loin».
L'ouvrier, son frère Hans, s'exclame: «Il n'y a pas d'unité entre en haut et en bas. Le bleu du ciel n'est que le bleu de notre imploration enfantine. Personne ne nous veut, personne ne nous a jamais voulus. Nos maisons plantées dans le vide font la haie du désespoir. Nos escaliers en colimaçon, qu'ils tournent à gauche ou à droite, ne mènent qu'à des piles de vieux journaux».
Une des particularités de l’écriture de Peter Handke, notamment dans cette pièce, c'est que chaque interprète se parle, s'adresse, se répond par des monologues, comme si chacun avait tout le temps, tout le loisir d'aller jusqu'au bout de son ressenti, de son raisonnement, de sa vérité ou de son doute. On ne s'apostrophe pas, mais on s'adresse durablement pour mieux se faire entendre.
Et la pièce se termine par un long monologue de Nova ("pièce rapportée" selon l'auteur qui voulait conclure par une exaltation d'espoir et l'a rajouté après avoir conçu et écrit son texte). Presque comme une adresse "à nous", spectateurs, lecteurs: «Concevez l'enfant de la paix! Oui, élevez les enfants de la paix -sauvez vos héros, ils doivent dire de manière radicale: guerre laisse-nous. Vous, gens d'ici, c'est vous qui êtes compétents. Vous n'êtes ni inquiétants ni monstrueux, vous êtes insaisissables et inépuisables. Ne vous laissez plus raconter que nous sommes inaptes à la vie, les stériles d'un temps dernier ou tardif. Repoussez avec indignation l'éternel couplet d'être né trop tard. Nous sommes de naissance égale. Ici nous sommes aussi proches de l'origine que jamais et chacun de nous est destiné à conquérir le monde. Le temps de la vie ne doit-il pas être l'épisode du triomphe? Exister doit être un triomphe! Peut-être n'y a-t-il plus d'endroits sauvages, mais le temps: toujours sauvage et neuf, demeure».
La mise en scène m'a semblé bien accompagner ce texte qui se joue, dans la première partie devant les échafaudages du chantier où le jeu des acteurs nous accroche malgré la longueur et l’exigence de la dramaturgie. Les interprétations qui ont suscité beaucoup de débats entre spécialistes critiques voire polémiques, m'ont paru pour moi, simple spectateur, en grande cohérence avec le choix du metteur en scène et interprète de Hans, Stanislas Nordey. Le rôle de Grégor, par Laurent Sauvage m'a semblé perdre (au moins cette soirée là) en expression dans la deuxième partie, tout en reconnaissant que l'auteur cherche à "descendre" et diminuer la place de celui qui dans d'autres situations détient la parole. Je suis toujours admiratif qu'Emmanuelle Béart (qui joue la sœur) s'expose, à mon avis avec brio, dans une pièce difficile (c'était déjà le cas dans Se trouver de Pirandello) et sans concessions. C'est Nova (Claire Ingrid Cottanceau) qui m'a moins saisi alors que son texte, qui conclu le spectacle, est tout à fait percutant. Il va, me semble-t-il au-delà d'un message, c'est comme un poème qui, dans les jours suivants, éventuellement, vient nous revisiter et solliciter, ce que nous avons bien voulu retenir ou garder en mémoire. A voir et, sans doute à relire!