On savait que les employeurs, publics et privés, ne manquaient pas d’imagination pour écarter toute responsabilité managériale ou organisationnelle lorsqu’un suicide d’un(e) salarié(e) se produisait dans leur entreprise ou administration.
On connaissait la rengaine des « causes personnelles », familiales, conjugales, problème de santé, addictions... qu’ils opposent immédiatement à une demande de reconnaissance en accident du travail de la part de la famille ou des syndicats.
On connaissait aussi la « mode des suicides » inaugurée par le tristement célèbre ex-PDG de France télécom.
On savait que pour « respecter le deuil de la famille » il fallait s’abstenir de toute question sur le travail et le management. On savait que tous ceux qui avaient la prétention de déroger à cette injonction se voyaient immédiatement taxés « d’instrumentalisation » ou de « récupération » à des fins évidement malfaisantes pour l’entreprise....
Ces stratégies de déni que nous avons longuement décrites dans différents écrits, se déploient systématiquement dans toutes les entreprises et les administrations à chaque suicide.
Mais il semblerait qu’aujourd’hui cela ne suffise plus :
En effet ces stratégies de déni, aussi élaborées qu’elles soient, ne sont en fait que des stratégies de com’ d’entreprise visant à s’exonérer de toute responsabilité civile ou pénale.
Il leur manque une assise « indiscutable », c’est à dire une caution « scientifique » !
Ainsi, grâce à quelques grands groupes du CAC 40, avec le parrainage du très libéral Institut Montaigne et l’aide de quelques universitaires, cet espoir des employeurs va pouvoir enfin être satisfait ; car grâce à la fondation FondaMental voici venues les « prédispositions génétiques » aux comportements suicidaires :
Il n’est pas question dans cet article d’ouvrir un débat scientifique sur l’importance, ou pas, des facteurs psychiatriques, neurobiologiques ou génétiques dans les conduites suicidaires ; de telles recherches existent notamment au Canada au sein du centre de recherches de l’université McGill , et nous espérons qu'elles font débat au sein de la communauté scientifique dans les universités et laboratoires de recherche..
Il s’agit ici d’alerter sur les dangers que représente une telle démarche si elle est appliquée dans le domaine de la santé au travail et dénoncer une instrumentalisation de ces recherches vers des objectifs qui n’ont rien à voir ni avec la santé ni avec la prévention comme on a déjà pu le voir, en d'autres temps, dans le domaine des TMS (recherches sur les prédispositions) et plus récemment dans le domaine du cancer professionnel.
L’expérience montre que le principal argument des employeurs publics et privés, ainsi que celui de la sécurité sociale par l’intermédiaire de ses médecins conseils, pour s’opposer à la reconnaissance en accident du travail ou maladie professionnelles des atteintes psychiques et des suicides liés au travail est d’évoquer les « prédispositions » de la victimes en recherchant dans son passé médical toute indication possible dans ce sens quand bien même il existe des éléments objectifs et prouvés de conditions de travail ou de management, délétères ou harcelantes.
La recherche de telles « prédispositions » devient alors un outil primordial pour s’opposer à la reconnaissance des conséquences désastreuses de conditions de travail maltraitantes ou de management harcelant et elle risque, en s’appuyant sur de telles recherches, de devenir aussi un outil de sélection à l’embauche sur des critères de santé. L’objectif de tout cela étant de rendre ainsi encore plus invisibles ce qui est aujourd’hui l’une des principales causes des atteintes à la santé au travail.
Donc, pour les chercheurs de FondaMental ce sont les fragilités immuno- génétiques intrinsèques et des réactions inflammatoires excessives face à des situations de stress qui poussent les personnes (et donc les salariés aussi) à cet acte fatal.
Cette découverte constitue alors, pour nos scientifiques (mais surtout pour ceux qui les financent) une belle occasion de s’attaquer à ces « facteurs de risques », et donc laisser tomber tout lien possible avec le travail qui ne serait qu’une impasse ; car comme ils l’expliquent très bien dans le préambule de leur recherche :
« Pour relever les défis de la prévention du suicide, il faut lutter contre les préjugés et les idées reçues qui accompagnent souvent la perception des conduites suicidaires par le grand public et les médias (acte d’autodétermination, expression du libre arbitre, conséquence des politiques managériales dans l’entreprise, etc.) et font écran à une approche médicale et scientifique de ce problème de santé publique majeur. »
Ainsi la vulnérabilité au suicide « constitue une sorte de prédisposition ou de terrain favorable qui peut se traduire par un passage à l’acte sous l’effet d’un stress important (perte d’un emploi, problèmes familiaux ou conjugaux…). Elle serait liée à l’association de facteurs génétiques et de facteurs environnementaux. En effet, plusieurs gènes liés aux conduites suicidaires ont déjà été identifiés ».
Car c’est bien connu : concernant les suicides au travail et les risques psychosociaux en général, la responsabilité des politiques managériales ne relève que de préjugés et d’idées reçues qui constituent un obstacle majeur à l’éclairage de la science…. Quant au stress là aussi pour nos scientifiques il ne peut provenir que de facteurs environnementaux (sans doute l’éco-anxiété ?) ou de problèmes familiaux ou conjugaux (comme les employeurs s’emploient à le dire depuis des années !) ...
Selon eux : « Comprendre les mécanismes de cette vulnérabilité suicidaire est d'une importance majeure : aujourd'hui, les seuls indices cliniques ne permettent pas de détecter avec précision le risque suicidaire d’un individu à un moment donné. Il est essentiel d'identifier des marqueurs biologiques attachés au risque de suicide si nous voulons développer des stratégies diagnostiques et préventives. »
Une démarche qui tombe à pic pour aider les entreprises à identifier les salariés « les plus fragiles », comme nombres d’entreprises, incitées par la réforme de la médecine du travail, s’emploient aujourd’hui à le faire dans leurs fameux (fumeux !) « Plans de prévention des RPS ».
Déjà, grâce à la Loi Travail (Macron-El Khomri), l’arsenal réglementaire permet aujourd’hui à tout employeur de décider de classer ses postes de travail « à risque » et inviter le médecin du travail à procéder aux « examens nécessaires »... (L4624-2 ; R4624-3 ; R4624-24 ; R4624-35 du code du travail) ; ce qui est certes important concernant les expositions à divers risques cancérogènes où autres afin de prendre des mesures de prévention, mais qui pose de réels problèmes concernant les risques de dérives discriminatoires !
Comme le précise le responsable de cette recherche : « l’identification des mécanismes biologiques impliqués est un enjeu de taille : c'est une étape essentielle pour découvrir des marqueurs biologiques susceptibles d'aider au repérage des personnes à risque et d'innover dans la prise en charge des patients ».
Dans les entreprises, la « prévention » doit donc porter sur le repérage des personnes à risques et non plus sur les conditions du travail. Une telle analyse, conduit donc à considérer que ce n’est pas le travail qui est « à risque », mais le travailleur !
Adieu donc toute considération du « lien social », des rapports de domination liés aux situations économiques, du sens de « l’agir », des critères de pénibilité, des conditions de travail... puisque le risque est « biologique » alors la prévention sera elle-même biologique et ne manquera pas de reposer sur la sélection afin d’écarter ceux qui présentent ce « risque », car c’est quand même « pour leur bien » qu’on ne les embauchera pas ! Ou pour le « bien public » puisque ce risque de suicide est considéré aussi pour certaines professions (chauffeur de bus, conducteur de train, pilote de ligne, pilote de réacteur nucléaire…), comme un risque pour la sécurité publique, depuis ce tragique suicide du copilote d’un Airbus A320 en mars 2015.
Plus besoin de perdre du temps (et de l’argent) dans des plans de prévention des RPS...
Reste à déceler ces fameux gènes....
Ils s’y emploient, la preuve : dans cette identification des « marqueurs » nos scientifiques se sont aperçus que « la neuro-imagerie est également riche d'enseignements, suggérant que les personnes à risque de suicide seraient particulièrement sensibles aux expériences d'isolement, de rejet social ou de désapprobation », c’est vrai qu’il faut bien une imagerie médicale pour démontrer ce truisme,.
Sans doute bénéficieront-ils aussi de la base de données du groupe McGill qui dispose notamment d'une importante réserve d'échantillons d'ADN et d'une banque de cerveaux provenant de personnes qui se sont suicidées...
A quand le prélèvement ADN et l’IRM avant l’entretien d’embauche ??
Alors à qui faut-il dire merci ?
Cette chaire de recherche se trouve au sein de la fondation FondaMental laquelle bénéficie des fonds de généreux mécènes comme Capgemini, AstraZeneca, groupe Marcel Dassault, Sanofi, Clinéa (filiale du groupe Orpéa), AXA, Servier, Bouigues, Bettencourt... et quelques autres dont la SNCF, le CEA ..autant d’entreprises dont on connait l’intérêt qu’elle portent au bien-être de leurs salariés..
Mais au-delà de ce qui, malgré tout, pourrait paraître anecdotique dans la panoplie des entreprises visant le déni des effets délétères du travail (Après tout, cette chaire a été fondée en 2016, et 6 ans après il semble bien qu’elle n’a pas produit grand-chose, car comme le dit très justement le Pr Debout « le suicide est un révélateur de la complexité de l'humain, à travers sa psychologie, sa sociologie, jamais un humain ne se résumera à ses gènes. La prévention du suicide restera toujours au niveau de la personne humaine, et pas de la génétique »).
Se cache un autre projet :
Tout ceci s’inscrit dans un projet plus large de transformation en profondeur du service public de la santé et notamment de la santé mentale.
La fondation FondaMental assure la coordination scientifique du projet PROPSY (Projet-programme en psychiatrie de précision) qui a pour objectif d’ouvrir « le champ de la médecine de précision en psychiatrie ». Projet largement critiqué au sein même de la communauté scientifique.
Un des domaines de cette recherche consiste à « découvrir des marqueurs pronostiques de ces troubles et identifier des sous-groupes homogènes de patients » et « Réduire la stigmatisation et les fausses représentations » cela concerne sans doute les conséquences des politiques managériales dans l’entreprise qui « font écran à une approche médicale et scientifique » comme le dit si bien FondaMental !
Cette fondation entre donc dans ce projet de recherche accompagnée de ses partenaires attitrés (voir plus haut)... et soutenue par l’institut Montaigne avec ses têtes d’affiche les dirigeants de groupes comme Renault, Engie, La Poste, Dassault, Capgemini ... tout un beau monde dont personne n’ignore l’intérêt qu’ils portent à la santé des citoyens comme à celle de leurs salariés.
Pas étonnant que le projet PROPSY mette l’accent sur les coûts faramineux engendrés par les maladies psychiatriques et notamment les « coûts en perte de productivité » qui semblent préoccuper ces mécènes bien plus que l’amélioration du sort des malades comme les conditions d’hospitalisation atroces et la fermeture actuelle de centaines de lits dans les services de psychiatrie, la suppression d’effectifs.
Ainsi l’opportunité bien réelle et légitime de faire progresser la recherche dans le domaine de la psychiatrie ne saurait faire oublier la volonté évidente d’instrumentalisation par ceux qui restent en embuscade derrière ces projets à des fins qui n’ont rien à voir avec le soulagement de la douleur des malades et de leur famille (car perte de productivité = perte de profits). Cet article a donc aussi pour vocation d’alerter les scientifiques sur ces risques.
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » écrivait déjà François Rabelais qui a fait ses études de médecine à l’université de Montpelier, là où professe aujourd’hui l’un des principaux acteurs de ce projet....