Rappel du contexte
Le 30 juillet 2021, TNPJVC, l’exploitant de la centrale nucléaire de Taishan en Chine, mettait à l’arrêt le réacteur n°1 à cause de défauts sur le combustible nucléaire, défauts conduisant notamment à une contamination anormale du circuit primaire par des gaz radioactifs. Ce réacteur de 1750 MWe (le plus puissant au monde) était le premier EPR à être mis en service (en décembre 2018). Les anomalies avaient été détectées dès octobre 2020 et rendues publiques en juin 2021.
Les assemblages de combustible ont été déchargés et des inspections engagées afin d’identifier tous les assemblages et crayons endommagés. Il s’agit de déterminer l’origine du percement des gaines qui enveloppent le combustible (et constituent la première barrière de confinement de la radioactivité) et d’analyser les causes des dégradations d’ampleur inédite qui ont affecté la structure des assemblages.
Le résultat de ces investigations est évidemment susceptible d’impacter les autres EPR : Olkiluoto en Finlande, Hinkley Point en Angleterre et bien sûr Flamanville en France. D’autant plus que la CRIIRAD a obtenu des informations internes évoquant des problèmes de conception de la cuve qui pourraient engendrer un niveau de vibration trop élevé. Elle a adressé, le 27 novembre 2021, des demandes de précision à l’ASN. Au vu de la réponse du 15 décembre, une seconde demande était adressée à EDF, le 22 février 2022, sur la base de l’article L. 125-10 du code de l’environnement qui prescrit que toute personne a le droit d'obtenir de l’exploitant d'une installation nucléaire de base les informations qu’il détient, dès lors qu’elles sont relatives aux risques que l'installation peut présenter pour l’environnement ou la santé publique ou aux mesures prises pour prévenir ou réduire ces risques.
La CRIIRAD interrogeait EDF sur les causes des dégradations et des fuites radioactives constatées sur le combustible de l’EPR de Taishan et sur leurs implications pour l’EPR de Flamanville dont elle est l’exploitant.
La réponse d'EDF
La réponse d’EDF, parvenue à la CRIIRAD le 24 mars 2022, est à la fois décevante et instructive.
Réponse décevante car EDF indique que les données relatives aux paramètres radiochimiques ne sont pas communicables car propriété de l’opérateur de la centrale, TNPJVC (dont EDF ne détient que 30%) et parce que le courrier s’efforce globalement d’échapper aux questions plutôt que d’y répondre.
Exemple de pseudo-réponse : Question de la CRIIRAD : « Confirmez-vous qu’il s’agirait d’une trentaine d’assemblages présentant des fuites et environ 70 crayons fuyards ? » Réponse d’EDF : « lors des inspections du combustible de Taishan 1 un phénomène d’inétanchéité de quelques crayons a été constaté » ; « Le phénomène est localisé et ne concerne que quelques assemblages ».
Réponse instructive parce que les silences d’EDF sur des points sensibles sont particulièrement éloquents et parce que le courrier contient tout de même un certain nombre d’informations à exploiter.
1/ Des informations intéressantes à exploiter :
Sur les ruptures de dispositifs de maintien des crayons qui seraient à l’origine des fuites
EDF précise que les fuites de radioactivité sont liées à l’usure mécanique des gaines des combustibles, usure provoquée par la rupture de petits dispositifs de maintien des crayons combustibles dans les assemblages. Elle assure que ce phénomène est connu et « a déjà été rencontré sur des réacteurs à travers le monde dont certains du parc nucléaire français ». La CRIIRAD demande donc à EDF communication de tous les rapports relatifs aux problèmes survenus sur les réacteurs français en exploitation ainsi que la démonstration que l’origine des ruptures est la même que sur l’EPR de Taishan. EDF garde en effet le silence sur la cause de ces ruptures. Et si, comme elle l’affirme, « les solutions techniques sont d’ores et déjà disponibles et éprouvées », pourquoi est-elle incapable d’adresser à l’ASN le rapport sur les solutions techniques à mettre en œuvre ? Ce document devait être remis en février mais un communiqué du 13/04/2022 de l’agence de presse spécialisée Montel annonce 4 mois de retard (selon les propos d’une porte-parole de l’ASN rapportés par l’agence Montel, EDF envisage en effet d’envoyer son rapport « vers la fin juin »).
Sur les frottements entre l’enveloppe du cœur et les assemblages
EDF évoque dans son courrier des frottements entre certains assemblages de combustible et l’enveloppe métallique du cœur, précisant que ce phénomène « est lié à des sollicitations hydrauliques particulières », tout en soulignant que les essais hydrauliques réalisés en phase de conception n’ont pas révélé d’anomalie (contrairement à ce qu’indiquaient les informations transmises à la CRIIRAD par un lanceur d’alerte).
Il importe dès lors de savoir quelles sont ces « sollicitations hydrauliques particulières », pourquoi elles n’ont pas été prises en compte dans les essais et si elles concernent l’EPR de Flamanville. Le courrier d’EDF n’est pas forcément rassurant puisque l’exploitant « considère que ce phénomène ne présente pas de risque de remise en cause de la sûreté » mais seulement « dans la situation actuelle et moyennant une gestion des assemblages adaptée » (sans préciser ce qu’implique cette gestion « adaptée »).
Toutes ces questions justifient des demandes complémentaires à EDF et des vérifications auprès de l’ASN.
2/ Des silences éloquents
EDF omet de répondre à des questions, pourtant précises, de la CRIIRAD, notamment sur le devenir des assemblages de combustible nucléaire livrés à Flamanville en 2019-2020 et qui devaient constituer le premier cœur du réacteur.
La CRIIRAD demandait si ces assemblages pourraient être utilisés en l’état ou s’ils devraient être remplacés avant même d’avoir servi. De fait, les modifications que la CRIIRAD mentionnait dans son courrier (et qu’EDF s’est refusée à confirmer) concernent des changements dans les grilles de maintien des assemblages mais aussi dans l’alliage utilisé pour les gaines. Il ne s’agit donc pas de points mineurs. EDF indique que des études sont en cours qui pourraient « à terme » conduire à des modifications dans le procédé de fabrication ou les technologies utilisées.
La nature exacte des modifications n’est pas explicitée et il est impossible de savoir ce que signifie « à terme ». Les assemblages déjà fabriqués seront-ils utilisés malgré leurs défauts, au risque de dégrader la sûreté et de provoquer une contamination élevée du circuit primaire, avec tout ce que cela implique pour l’exposition des travailleurs et pour les rejets de gaz radioactifs dans l’environnement ? Et si oui, à quelles conditions ?
Les actions de la CRIIRAD
1/ Saisine de la CADA
La CRIIRAD vient de saisir la Commission d’Accès aux Documents Administratifs pour défaut de réponse manifeste à une série de questions relatives à l’EPR de Flamanville dont EDF est l’exploitant et donc soumis aux obligations de transparence définies par l’article L.125-10 du code de l’environnement. Ces questions concernent directement les risques générés par l’installation et les moyens de les réduire. Elles entrent donc dans le champ d’application du droit à l’information. L’issue de la saisine est incertaine car la CADA est généralement appelée à se prononcer sur des dossiers plus simples : demande de communication d’un document défini, refus explicite de communication et décision à la lumière des textes en vigueur. Dans le cas présent, EDF répond sans répondre, en s’efforçant de noyer le poisson. Quelle que soit l’issue, la décision de la CADA doit être motivée et éclairera sur le niveau exact de transparence en matière de nucléaire.
2/ Nouvelle demande à EDF
La CRIIRAD a adressé par ailleurs un second courrier à EDF, toujours dans le cadre de l’article L.125-10 du code de l’environnement. Elle réitère certaines des questions clés restées sans réponse et demande des compléments sur plusieurs affirmations contenues dans le courrier, en particulier 1/ sur les ruptures des dispositifs de maintien à l’origine du percement des gaines et 2/ sur les frottements entre assemblages combustibles et paroi métallique.
3/ Vérifications auprès de l’ASN
La CRIIRAD saisit également l’Autorité de Sûreté Nucléaire, en charge du contrôle du parc électronucléaire en exploitation et du chantier de l’EPR de Flamanville, afin de vérifier les assertions d’EDF. Deux séries de questions ciblées doivent permettre de déterminer si l’ASN est informée des dysfonctionnements mentionnés par EDF, si elle a procédé à des expertises, si elle a donné les autorisations requises et d’obtenir, le cas échéant, communication des rapports correspondants.
Plus d’informations sur le site de la CRIIRAD, dossier « Sûreté nucléaire »
Voir aussi les vidéos explicatives de décembre 2021 et février 2022.
Rédaction : Corinne CASTANIER
Relecture : Bruno CHAREYRON