Cette proposition critique que porte l’association Épokhè vis-à-vis des travaux de Jean-Marc Jancovici et du Shift Project se veut respectueuse et constructive. Nous partageons bien entendu avec Jean-Marc Jancovici (JMJ) l’impératif de sortir du déni face aux dérèglements climatiques catastrophiques actuels et à venir, et donc de la nécessité d'y apporter des réponses ambitieuses adaptées. Nous apprécions chez JMJ la force de son discours, sa démonstration implacable que nous sommes à mille lieux d’une véritable “transition” démarrée, et que nos dirigeants ne sont définitivement pas à la hauteur des défis actuels articulant les enjeux climatiques et l’impératif d’équité sociale.
En intégrant la question des limites planétaires, le Shift Project et JMJ ancrent l’économie dans ses dimensions matérielles, de manière analogue à l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen. Ce geste nous permet de sortir du paradigme trompeur du système à l’équilibre et rétablit le lien entre économie et physique. Il encourage ainsi une pensée systémique qui prend en compte des facteurs tels que la fin prochaine du pétrole non conventionnel[1]. C’est pourquoi la “sobriété”, voire la décroissance, accompagne son discours : bien qu'il “incarne une tendance plus technocrate que démocrate”, comme l’explique Victor Petit, le geste de JMJ ne consiste pas à réduire la réponse à la crise écologique à une ingénierie environnementale[2].
Pour autant, nous estimons que le discours de Jancovici et du Shift Project participe à une dépolitisation de l’écologie, dans la mesure où la réduction proposée, physicaliste, des problèmes écologiques à des flux énergétiques, se présente comme neutre politiquement. Cette posture pose qu’il n’y aurait pas d’alternative à la vision techniciste et chiffrée de ces problèmes globaux, qui méritent pourtant d’être également éclairés par des perspectives tout autres (sociales, psychologiques, conceptuelles, esthétiques, …).
Au-delà d'un cadre scientiste de contrôle, ces perspectives peuvent commencer par s’inscrire dans une science orientée vers la construction de compréhensions, comme le suggèrent les mathématiciens du Groupe Cardano. D’autres cadres de pensée et d’action, hors des discours dominants sur “l’environnement”, peuvent et doivent aussi éclairer notre situation catastrophique et contribuer à y apporter une réponse prenant en considération et en charge toutes les dimensions des problématiques auxquelles nous faisons face - entre autres dimensions, la question de la justice sociale.
Tout en reconnaissant les apports indispensables de JMJ et du Shift Project à la compréhension des enjeux actuels, nous souhaitons ici dessiner une certaine ligne de fuite à la perspective quelque peu totalisante de la “gestion des flux” d’énergies et de matières, qui n'intègre pas suffisamment la diversité - du vivant ni des pratiques sociales. Si ces flux doivent être organisés, aucune organisation ne va de soi : elle implique des orientations et donc des choix politiques, se basant sur des valeurs sociales, elles-mêmes inscrites dans des histoires locales singulières.
La diversité des formes de vie, au sens large, émane de la capacité du vivant à se transformer, générant ainsi une histoire en lien avec ses milieux écosystémiques mais aussi techniques et culturels dans le cas des humains. Cette historicité ne peut se réduire à une optimisation linéaire, téléologique et générale des flux, qui ne peut constituer une finalité unique et en soi.
Au-delà de l’optimisation et de la prescription
JMJ et le SP, dans leurs discours et leurs rapports laissent entr'apercevoir, malgré eux, une vision réductrice, essentiellement linéaire, se focalisant sur l'optimisation des flux énergétiques et la gestion des ressources et des matières. Selon nous, ces enjeux importants ne peuvent se penser sans assumer l'implication sociale, l'organisation du travail et la question des désirs communs humains, soit ce qui dépasse la seule subsistance. Ceci exige de revendiquer des transformations politiques, qui soient délibérées collectivement. Au-delà d’une approche d’ingénieur focalisée sur les “inputs” et “outputs” énergétiques, nous préférons porter attention aux processus et dynamiques sociales capables d’investir l’énergie - à la fois “physique” et “psychique” - dans le sens des trois écologies de Félix Guattari (environnementale, sociale et mentale) et afin d’ouvrir les voies d’un futur encore à venir, à savoir indéterminé.
L’écologie ne se réduit pas, selon nous, à un environnement naturel qu’il s’agirait de préserver et protéger, et encore moins à la seule réduction des émissions de gaz à effets de serre. C’est vers l’ensemble de nos milieux techniques, sociaux et psychiques, inscrits dans des niches écosystémiques, que nous invitons à prendre en compte comme espaces politiques fondamentalement indéterminés. Partir de cette base nous permet de remettre en cause les dynamiques propres à ces milieux de manière réflexive, ouverte et démocratique, plutôt que dans une approche prescriptive. Des technologies telles que celles du smartphone, rendues plus sobres “par le haut”, n’inciteraient pas, par exemple, à une remise en question de leurs manipulations algorithmiques et aliénantes. Elles n’inciteraient pas à des pas de côté critiques capables de les inscrire davantage dans nos besoins psychiques et sociaux.
Au lieu de s’attaquer aux symptômes d’une industrie computationnelle pathologique et pathogène, nous invitons à concentrer nos efforts sur une réorientation de nos organes techniques et politiques dans le sens “d’une réappropriation du monde vécu et de la culture du quotidien”, comme l’écrivait André Gorz[3] - soit aussi une réappropriation du temps. La qualité de celui-ci ne peut être réduite à une quantification de son efficience, qu’elle soit productiviste (capitaliste) ou énergétique (environnementaliste), et consiste plutôt en une diversification de liens, de pratiques de vie et de désirs, dans des formes singulières qui sont ainsi irréductibles au calcul seul. Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ne peut être mathématisé.[4]
Plutôt que des rapports “clefs en main” conçus par le Shift, pour décarboniser telle ou telle industrie, nous invitons l’ensemble des acteurs politiques et industriels à ouvrir celles-ci à de réelles bifurcations : c’est-à-dire qui ne peuvent être déduites de leurs tendances passées. Une telle invitation implique de tenter collectivement des changements de regards sur les processus et les motifs industriels, qui n’ont pas à être uniquement dévoués à l’optimisation de la marge de profit, quand bien même on la contraindrait à l’optimisation d’une sobriété énergétique. Nous pouvons par exemple penser aux logiciels libres, qui constituent une tentative radicale de bifurcation industrielle : leurs principes d’ouverture du programme s’écartent profondément du processus et du motif dit “propriétaire”.[5]
L’industrie s’est étendue au-delà de la transformation des matières premières
Comment ne pas prendre en compte les évolutions du capitalisme, depuis le milieu du 19ème siècle ? D’un capitalisme essentiellement productif, nous sommes passés, depuis le compromis fordiste, généralisé dans l’après-guerre, à un capitalisme de consommation - non sans l’aide du marketing, qui consiste essentiellement à manipuler et détourner subrepticement les pulsions de ses cibles. Depuis plusieurs dizaines d’années, ce capitalisme de consommation est devenu computationnel et cognitif, en captant et orientant au travers d’un “profilage” algorithmique, lui-même nourri de toujours plus de données, les attentions des consommateurs numériques.
Si c’est bien de l’industrie dont il est question chez JMJ et “le Shift”, ceux-ci tendent à nier le fait que cette industrie ne peut pas se réduire à la transformation des matières premières : c’est l’ensemble des processus sociaux, affectifs et cognitifs qui sont aujourd’hui soumis à la standardisation et aux “eaux glacées du calcul égoïste”, pour reprendre les mots de Marx et Engels.[6] C’est pourquoi l’on ne peut éluder tous les procédés par lequel l’industrie contemporaine oeuvre à créer des addictions, à commencer par l’industrie numérique, du géant américain Netflix à celui, chinois, TikTok (qui nous ramène à un passé que l’on croyait derrière nous : au travail des enfants, bien que non rémunéré ou habituellement présenté comme tel).
Nous nous positionnons ainsi contre une tendance à naturaliser la “paresse humaine” dans le discours de Jancovici, comme si cette position ne s'inscrit pas dans une option politique. L’activité des retraités étant pourtant un contre-exemple empirique flagrant. Contrairement à l’égoïsme fondamental présupposé de l’être humain occidental, qui tend à être essentialisé par JMJ, nous trouvons le nœud du problème dans ses conditionnements techno-économiques plus larges. La lutte écologique ne peut être réduite à une bataille entre le striatum et le cortex préfrontal, c’est-à-dire à un déterminisme biologique voire neuronal qui tend à dépolitiser et individualiser le combat, si ce n’est inviter à une résignation fataliste.
L’entropie et le vivant
L’énergie utilisable tend à se dissiper et à se perdre avec le temps, c’est ce que nous dit la trop méconnue seconde loi de la thermodynamique. Pour autant, des travaux en biologie théorique et en épistémologie, dans la lignée du texte Qu’est-ce que la vie ? d’Erwin Schrodinger (1944), nous montrent que la vie se joue au sein même de cette entropie, et avec elle, comme anti-entropie[7] : c’est-à-dire comme réduction locale et temporaire de cette dissipation, par une structuration et une organisation dynamique, diversifiée, des corps biologiques. Nous pourrions étendre l’idée d’une telle organisation aux organes psychiques, sociaux et techniques qui constituent les milieux de vie humains, et qui n’échappent pas à la loi de l’entropie qui tend à les détruire avec le temps.
L’anti-entropie insiste sur la dimension qualitativement différente des “niches écosystémiques” au sens large (niches biologique, sociale, technique, psychique), dont les composantes ne peuvent être réduites à des flux quantifiables, car celles-ci entretiennent des liens complexes d’interdépendance, elles-mêmes inscrites dans les historicités dynamiques de ces lieux.[8] Une localité, un lieu, c’est une singularité qui dépasse un espace universel et standard d’échanges[9] : cette localité peut être la planète Terre, dans son échange de flux d’énergie et d’entropie avec le soleil et l’espace, ou encore l’esprit imaginatif d’un enfant, dans son dialogue joueur et singulier avec ses parents.[10]
Il s’agit d’appuyer ces singularités locales dans leurs capacités à se transformer, y compris en transformant leurs milieux, au lieu de prescrire de manière techniciste des impératifs qui tendent à les standardiser et ainsi à nier leurs puissances créatives, de bifurcation. Si le Shift concentre ses observations et recommandations à l’échelle française de manière standardisée, nous soutenons l'impératif d’intégrer et d’articuler les singularités locales dans leurs différentes échelles : individu, groupe, commune, région, pays et finalement, internation. C’est en effet pour dépasser un double écueil de standardisation et de non-transférabilité des réponses que nous avons proposé une “Internation” au secrétaire général des Nations Unies, début 2020 - en reprenant la préconisation de Marcel Mauss d’une dynamique de coopération globale et internationale, qui ne se ferait cependant pas au détriment des spécificités locales.
L’économie n’est pas qu’un flux d’énergie physique que pourrait mesurer approximativement l’indicateur PIB de (mé)croissance (comme semble le suggérer JMJ dans cette conférence de 2019 à Sciences Po) mais une série d’arbitrages socio-politiques et d’activités culturelles, d’affects individuels et collectifs qui ne peuvent être réduits à des tableaux quantifiables et optimisables par l’industrie. S’il s’agit d’opérer une écologie de l’industrie, c’est d’abord contre sa tendance à négliger les singularités locales, c’est-à-dire aussi la diversité du vivant et des valeurs culturelles. Une telle écologie nous appelle ainsi à poser la question de la démocratie, dans les termes de Barbara Stiegler et Christophe Pébarthe[11] : la pratique démocratique, à l’inverse de la gouvernance, ne consiste pas en une politique efficiente et éclairée. Plutôt, elle invite à faire dialoguer et confronter les différences singulières, de manière tant à les individuer qu’à les lier. Ce faisant, la démocratie permet de construire ce qui fonde les communs, et ce à différentes échelles - c’est-à-dire jusqu’à l’élaboration et la délibération d’un droit international.
D’une politique de l’efficience à une politique du soin
Nous invitons à déplacer la focale écologique vers un prendre soin des localités, dans toutes leurs interdépendances, et à leurs différentes échelles. Au lieu d’une logique de contrôle et de pilotage - et de son corollaire, la performance. Le soin définit un autre rapport de responsabilité collective aux milieux vivants, techniques, sociaux et psychiques, et se déploie de manière diversifiée et ouverte. Les pratiques de soin sont essentiellement multiples. Elle impliquent de lutter contre la bêtise, qui se conçoit du moins en partie comme ce qui se renferme sur son propre idiome, se coupe de toute possibilité de transformation véritable.
Si la prescription rassure, celle-ci peut tendre à déresponsabiliser les individus et les collectifs, à prévenir de tout pas de côté fondamental. De quoi avons-nous besoin, qu’est-ce que nous désirons ? La question du « pourquoi » est le premier geste écologique, selon nous, et celle à même de constituer des mondes et des époques, à proprement parler, dans toutes leurs épaisseurs. Car les données ne disent pas d’elles-mêmes ce qu’il nous faut faire, ne nous permettent pas de distinguer le juste de l’injuste et le désirable du rebutant.
Alors que le fascisme risque de prendre la relève du néolibéralisme bien avant la catastrophe climatique - tout en l’accélérant - cette dernière peut toutefois nous inviter à repenser notre rapport à l'avenir, et à l’incertitude radicale de ses déploiements. Comme l’explique Victor Petit, « l’environnementalisme prend souvent des allures autoritaires, car son but n’est autre que de maîtriser l’environnement ». Le philosophe nous invite ainsi à « considérer nos techniques comme nos enfants », plutôt que comme nos maîtres ou nos esclaves, afin de « casser le paradigme de la maîtrise pour lui substituer celui de la responsabilité et du soin ».[12]
D’une triple dimension matérielle, sociale et culturelle, notre écologie est attentive aux savoirs locaux, à la diversification de ces derniers et de leurs relations, grâce à l'utilisation pænsée des flux physiques. Elle rejoint ainsi le modèle des « communs », tel que théorisé par Elinor Ostrom comme propriété partagée d’une communauté de parties prenantes bien délimitée (communauté qui définit elle-même les règles de gestion et les redevabilités de chaque partie prenante), en insistant sur les valeurs de coopération, d’entraide et de partage. Pour nous, les communs vivent de leurs diversifications de nos modes de vie et de pensée, tout en dépassant le rapport d’opposition entre production et consommation. Les communs sont toujours localisés dans l’espace et le temps. Ils nous demandent aussi bien de pænser, avec un ‘e’ et avec un ‘a’, nos rapports à nos milieux, soit de dés-automatiser nos gestes, pour les rendre plus curatifs que toxiques. Selon nous, c’est à ces conditions que l’on peut espérer opérer, au-delà des approches techno-solutionnistes, de véritables bifurcations socio-écologiques.
Nous invitons Jean-Marc Jancovici et le Shift Project à faire un tel pas de côté sur leur cadre de pensée et d’action, en espérant ouvrir un dialogue fructueux sur les réponses plurielles que nous pouvons apporter, en commun, à la catastrophe écologique et sociale en cours.
Ce billet est le fruit d’une série de discussions et réunions menées au sein des groupes de travail de l’Association Épokhè, autour de la place des sciences fondamentales dans l’économie, et des enjeux de la notion d’entropie par rapport au vivant.
Note synthétique produite par Victor Chaix, avec les contributions et apports de Marie Chollat-Namy, Somhack Limphakdy, Giuseppe Longo, Olivier Marchand, Maël Montévil, Anton Robert, Patrick Sappey, Jean-François Simonin.
Complément : note d’Anton Robert à partir de quelques travaux du collectif
[1] Nous avons déjà, en effet, dépassé le pic de pétrole conventionnel au début de ce siècle. Notre passage corrélatif au pétrole de schiste a ainsi été commenté par le Shift Project ici.
[2] Voir Victor Petit, “Technologie du milieu versus ingéniérie de l’environnement”, dans Nicolas Brault, Guillaume Carnino, Michel J.F. Dubois, Xavier Guchet, José Halloy, et al.. Prendre soin des milieux : Manuel de conception technologique. Editions matériologiques, 2024, pp. 79-116. En libre accès : https://hal-lara.archives-ouvertes.fr/COSTECH/hal-04590726v1.
[3] André Gorz, Leur écologie et la nôtre (Le Seuil, 2020), p. 59-60.
[4] Voir aussi : https://www.cairn.info/revue-multitudes-2006-1-page-85.htm.
[5] Voir : https://www.fsf.org/fr/quest-ce-que-le-logiciel-libre.
[6] Manifeste du parti communiste, p. 58.
[7] Voir Marie Chollat-Namy et Giuseppe Longo “Entropie, Neguentropie et Anti-entropie : le jeu des tensions pour penser le vivant” (2023). Papier accessible à ce lien.
[8] Voir aussi Montévil, Maël. 2021. “Sciences et Entropocène. Autour de Qu’appelle-t-on Panser ? De Bernard Stiegler.” EcoRev’ 50 (1): 109–25. Accessible à ce lien.
[9] Voir Marcello Vitali-Rosati, Éloge du bug (Zônes, 2024).
[10] Voir Donald Winnicott, Jeu et Réalité, l’Espace Potentiel (Gallimard, 1971).
[11] Barbara Sitegler et Christophe Plébarthe, Démocratie ! Manifeste (Le bord de l’eau, 2023).
[12] Voir aussi “l’écologie industrielle et territoriale”, p. 98, dans Victor Petit, Ibid.