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Billet de blog 28 octobre 2021

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Netflix : le « mieux disant culturel » du XXIe siècle

Netflix est une réussite commerciale époustouflante. Un séisme. Mais plus Netflix a du succès, moins on se pose de questions sur son fonctionnement, ses motivations, ses objectifs. Comme les GAFAM, Netflix impose distance et opacité. Veut-on continuer à regarder autre chose que des films soumis aux diktats calibrés d’une gigantesque maison de production qui a droit de vie ou de mort sur une multitude de projets ou d’auteurs ? Par François Aymé, Président de l'Association Française des Cinémas Art et Essai.

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En 1986, Jacques Chirac, Premier ministre, décide de privatiser TF1. L’État vend son premier média, mais avec une exigence de qualité ! Entre Hachette et le géant des BTP Francis Bouygues, La Commission Nationale de la Communication et des libertés désigne le second, avec comme critère déterminant affiché, la notion de « mieux disant culturel ».

TF1 devient championne des audiences, mais côté diversité et qualité des émissions, il y a comme une déception. Oui aux jeux, aux séries et aux films grands publics. Pour les documentaires, les programmes culturels et les films d’auteur, on repassera. La privatisation de TF1 sur la base du mieux disant culturel fut une incroyable mascarade où le bien public a été vendu sans la moindre contrainte de programme. Et pourtant, pendant des mois, des politiques et des journalistes ont alimenté avec un aplomb superbe cette supercherie historique. Comment a-t-on pu croire UN INSTANT à cette fable du mieux disant culturel ?

Quelques années après, Francis Bouygues créé Ciby 2000, sa maison de production cinéma, avec une ambition artistique affirmée : produire les grands auteurs internationaux, ceux qui récoltent les prix dans les festivals. Le patron de TF1 ne mégote pas et accorde le final cut à David Lynch (Twin Peaks, Lost Highway, Une Histoire vraie), Jane Campion (La Leçon de piano, palme d’or), Emir Kusturica (Underground, palme d’or), Mike Leigh (Secrets et mensonges, palme d’or), Bernardo Bertolucci (Little Bouddha) ou Wim Wenders (The End of Violence). La liste est impressionnante ! Comme si Bouygues avait voulu gagner une légitimité artistique, médiatique, faire coexister dans la même entreprise une télé très commerciale et une vitrine cinéma qui brille. Tapis rouge et Roue de la fortune. Sauf que cette ambition ne dure qu’un temps. Au bout de quelques années, le naturel revient au galop : TF1 est une chaine commerciale, la rentabilité avant tout. Les films de prestige, les exigences des artistes, ça va bien un moment. Finalement, laissons cela aux producteurs cinéma traditionnels et aux chaines du service public.

Mais tout ça, c’est du passé. C’était au siècle dernier. Nous vivons aujourd’hui un bouleversement mondial. Changement des modes de production, de diffusion et de comportement du public avec le développement phénoménal des plates-formes et des séries. Chacun a pu le constater : la période Covid a accéléré et amplifié ce bouleversement avec Netflix comme opérateur emblématique.

Netflix : une réussite commerciale et financière époustouflante. Un séisme. Avec une efficacité redoutable. Immédiateté et facilité d’accès, offre abondante, tarifs accessibles. Netflix vient de signer un contrat d’exclusivité avec Omar Sy et diffuse en exclusivité le nouveau de film de Dany Boon. Ses abonnés se comptent par centaines de millions dans le monde et sa puissance financière semble irrésistible. C’est nouveau, ça touche les jeunes, ça cartonne, donc forcément, c’est bien. Mais qu’est-ce qui est bien ? Certaines séries ? Oui bien sûr, comme sur Canal +, Arte, HBO, France TV... Mais encore. À l’instar du succès des GAFAM, cette réussite fascine. Non seulement le génie marketing de Netflix laisse pantois mais en plus la société affiche une ambition culturelle ! Pour n’importe quel ado, Netflix c’est bien pratique pour consommer plein de films, des séries ou des films d’animation mais ce serait en réalité encore mieux et l’ado lambda serait à côté de la plaque ! Il n’y a qu’à voir tous les « gages culturels » que Netflix donne au monde artistique et médiatique : production de grands auteurs cinéma (Jane Campion, Martin Scorsese, les frères Coen, Bong Joon-Ho, Paolo Sorrentino, David Fincher…), mécénat avec la Cinémathèque française, partenariat avec le Festival Lumière, mise en ligne des films de François Truffaut, implication annoncée dans les formations cinéma… Netflix fait tout pour montrer patte blanche. Et il y a comme une admiration béate qui flotte dans les médias, la réussite économique éclipse toute forme de questionnement. Nicolas Demorand sur France inter, le 18 octobre à Roselyne Bachelot : « L’attrait de Netflix pour un jeune acteur, une jeune réalisatrice n’est-il pas irrésistible au fond, quand on veut, quand on peut faire des séries, plus rapidement, plus librement ».

Et pourtant, regarder des films ou des programmes audiovisuels constituent l’une des activités principales de la plupart des gens. La question de savoir ce qu’ils regardent aujourd’hui et ce qu’ils regarderont demain avec toutes les implications culturelles et sociales que cela peut avoir est tout sauf anodine. Alors soufflons aux journalistes quelques questions.

Quelle est la politique éditoriale de Netflix ? Qui la définit ? Quels sont les cinéastes que Netflix a révélés ? Combien de visionnements sur la plate-forme pour la série « The Eddy » de l’oscarisé Damien Chazelle, pour « La Ballade de Buster Scruggs » des frères Coen, pour « Mank » de David Fincher ?

Netflix communique sur les tops des séries, moins sur les résultats des fictions unitaires. D’ailleurs, un journaliste peut-il vérifier les chiffres de visionnement donnés par Netflix ? Quelle est la part des films français dans ces visionnements (en attendant la participation de Netflix au financement des films européens en discussion actuellement) ? Quelle est la part d’audience des films anglo-saxons ? Est-il possible de produire un polar de 3h sur la mafia avec de grands acteurs pour moins de 200 millions de dollars ? Netflix va-t-il refinancer un second film de Martin Scorsese à 200 millions de dollars après The Irishman ? Après Okja, pourquoi est-ce que Bong Joon-Ho a-t-il préféré produire « Parasite » avec des producteurs cinéma ? Jane Campion aurait-elle pu financer son dernier film « Le Pouvoir du chien » sans Netflix ? Des milliers de producteurs se plient aux règles du Festival de Cannes depuis des décennies pour inscrire un film en compétition, pourquoi Netflix ne s’y soumettrait-il pas ? Netflix est-il susceptible de produire les prochains films de Mohammad Rosoulof (interdit de sortie en Iran) ou du chinois Wang Bing exilé en France ? Netflix est-il sensible aux sujets dits « politiques » ? Quels sont les algorithmes qui gèrent les pages d’accueil de la plate-forme ? Ces algorithmes incitent-ils les enfants, les ados et les adultes à regarder toujours les mêmes types de films ou bien à varier les genres, les origines, les styles, les thèmes ? À terme, ces algorithmes ne sont-ils pas dangereux pour la diversité de l’offre de films ? Quand on ne s’appelle pas Jane Campion, où est le curseur de la liberté artistique des auteurs de la plate-forme ?

Plus Netflix a du succès, moins on se pose de questions sur son fonctionnement, ses motivations et ses objectifs. Comme les GAFAM, Netflix impose distance et opacité. Rappelons quelques faits : le business de la plate-forme est essentiellement la production et la diffusion de séries formatées où la violence et le sexe sont souvent en bonne place. Côté cinéma, la stratégie de la plate-forme est d’agir avec une forme de voracité et de prédation. Débauchage de stars et de grands cinéastes à renfort de gros chèques plutôt que faire émerger de nouveaux talents. Récolter chez le voisin : oui ; semer : on verra plus tard. La plate-forme transforme, à une échelle industrielle mondiale, tout film et tout programme en bien de consommation jetable, oubliable. C’est une vision ultra-consumériste et compulsive que la société américaine met en œuvre aux antipodes d’une démarche artistique et culturelle. Quand vous arrivez sur la page d’accueil d’un film Netflix, vous avez plus de chances de trouver la mention déconseillé aux moins de 16 ans que le nom du ou de la cinéaste (qui n’y figure jamais).

En dehors d’une poignée de signatures, la plate-forme efface, À DESSEIN, le nom des auteurs. On ne dit pas « un film de untel produit par Netflix », on dit « un film Netflix ». Un peu comme si on disait un livre Gallimard sans citer l’écrivain. Car sur la plate-forme, le film est un produit pas une œuvre et c’est la marque qui compte, comme pour une voiture ou un pot de yaourt. C’est l’idée en marche que tout le travail de reconnaissance artistique des auteurs patiemment construit pendant des décennies est balayé en quelques années d’un revers de main. Et Netflix serait le nouveau mécène durable des auteurs et des films ? C’est évidemment une fable grossière, un alibi pour journalistes, professionnels et politiques crédules ou paresseux. C’est comme le mieux-disant culturel et le catalogue de Ciby 2000 pour TF1 : un vernis et quelques grands noms jetés en pâture pendant quelques années. Qui peut croire que Netflix est réellement intéressé par la restauration du Napoléon d’Abel Gance ? Leur chèque leur sert de caution culturelle et institutionnelle, c’est un instrument pour amadouer les pouvoirs publics dans les négociations en cours dans un pays qui défend encore un principe de régulation avec diffusion des films de cinéma en salles.

Pour la plate-forme, Scorsese et Campion sont des faire-valoir de luxe, qui ne serviront qu’une ou deux fois, l’important est qu’elles apparaissent au catalogue. Il y a peu, les chaines de télé françaises, ont été surprises par l’annonce d’accord entre Netflix et les fabricants de télé pour compliquer l’accès aux chaines classiques sur les télécommandes. Nos télés françaises semblent découvrir l’avidité et l’agressivité des grands opérateurs. Netflix ne veut pas seulement diffuser des programmes, avoir beaucoup d’abonnés et gagner de l’argent. La plate-forme met en place une stratégie méthodique pour casser toute forme de résistance à une dérégulation, pour acquérir une image positive et prestigieuse et accéder à une position hégémonique dans le monde. Netflix promeut le cinéma à domicile comme modèle exclusif : tant pis pour les salles de cinéma et les spectateurs qui apprécient le grand écran, le cinéma comme lieu de sortie collective et de rencontres avec une politique éditoriale. Toute la question est de savoir aujourd’hui si les pouvoirs publics, les télévisions, la profession cinéma, les médias, le public et tous les cinémas souhaitent réellement maintenir une alternative qualitative, diversifiée, exigeante, créative aux plates-formes.

C’est la survie de tout un écosystème envié dans le monde entier qui est en jeu. Veut-on continuer à regarder autre chose que des films soumis aux diktats calibrés d’une gigantesque maison de production qui a droit de vie ou de mort sur une multitude de projets ou d’auteurs ? Si ce n’est pas le cas, alors il ne faut pas tomber dans le panneau du vernis du mieux-disant culturel et, a fortiori, refuser en bloc toute proposition de festivals, de projections éparses. Une poignée de projections pour faire croire que Netflix est le partenaire des cinémas. La société n’en est pas à une fable près.

François Aymé
Président de l’AFCAE (Association Française des Cinémas Art et Essai)

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