Je suis chirurgien plasticien à l'hôpital Tenon. Je suis chef de clinique et habituellement je suis soit au bloc opératoire en train d'opérer, soit en consultation.
A partir du début du confinement mi-mars, on a eu l'impression que ça s'est fait progressivement mais en réalité ça s'est fait du jour au lendemain. On a dû diminuer au maximum notre activité, surtout notre activité opératoire. D'une semaine à l'autre on a dû annuler le programme prévu. Je mets des réserves, nos opérations de chirurgie plastique ont été sévèrement touchées parce que la majorité des opérations ne sont pas urgentes.
On fait beaucoup de chirurgie de reconstruction du sein, de la face, des cancers aussi ; beaucoup de chirurgie fonctionnelle ou plastique générale qui est réduction mammaire ou plastie abdominale, plastie des bras, des jambes, des cuisses... Et la troisième partie c'est la chirurgie esthétique pure.
Tout cela a été complètement annulé et on a maintenu uniquement les opérations urgentes c'est à dire les cancers de la peau et les reconstructions qui nécessitaient de ne pas trop attendre... ce qui arrive de temps en temps quand on a des reconstructions profondes. Avec tout cela, on a diminué 90% de notre activité.
Au départ, on s'est un peu tourné les pouces, on essayait de regarder ce qui se passait, on faisait des réunions, on a fait beaucoup de réunion avec toute l'organisation du bloc opératoire, avec les anesthésistes et nos instances dirigeantes etc. pour savoir dans quel sens on allait. Puis on a réalisé que ça allait durer plus longtemps que ce qu'on pensait initialement. Il fallait donc qu'on trouve des occupations.
Moi personnellement je me suis inscrit sur toutes les listes de télésuivi à domicile comme Covidom qui est une plateforme informatique centralisée et qui permettait de suivre les patients positifs au Covid sur une application et de détecter si certains avaient des besoins médicaux urgents ou moins urgents. Covidom se présente sous une forme d'application où tous les patients, qui se sont présentés aux urgences et qui n'ont pas eu besoin d'être hospitalisés ont été rentrés dans un fichier informatique. On leur a demandé de télécharger cette application Covidom et de remplir quotidiennement leurs symptômes et de l'autre côté de l'application une plateforme de médecins vérifie les symptômes et leurs évolutions. Je me suis inscrit et je n'ai jamais été rappelé parce que je pense qu'ils ont reçu énormément de demande et qu'ils n'ont pas pu tout gérer.
Puis, on a organisé deux choses au sein de Tenon. On a aidé les urgentistes qui recevaient énormément de patients et on a créé une "liste de garde" de chirurgiens qui s'occupaient uniquement des urgences chirurgicales. C'était en journée pour les gens qui vont aux urgences avec une pathologie qui nécessitait un avis chirurgical : une plaie, une fracture, un problème urologique, un problème viscéral (une appendicite par exemple). Tout ce qui était chirurgical était trié aux urgences, comme les patients sont triés à chaque fois, et tout ce qui paraissait chirurgical nous était envoyé dans une unité spéciale qu'on a apprêtée exprès. Ca a permis de libérer assez vite les urgentistes qui s'occupaient (début avril) presque exclusivement de patients Covid.
La deuxième chose s'est réalisé sur tout l'APHP : les chirurgiens qui se retrouvaient un peu les bras croisés se sont proposés pour aller aider le personnel en réanimation, notamment pour tout ce qui était retournement de patient. Les patients atteints de Covid ont des graves problèmes pulmonaires et ils nécessitent d'être retournés deux fois par jour, une fois sur le ventre, une fois sur le dos pour que les poumons soient mieux ventilés. Ce nécessite beaucoup de monde dans la chambre, cela ne peut pas se faire à deux et on était au moins cinq à chaque fois. Le retournement de patient prend une bonne vingtaine, trentaine de minutes par patient et s'il y a huit patients à faire, ça devient compliqué. On a créé des équipes qui passaient le matin et l'après-midi pour voir s'il y avait besoin d'aide pour les retournements des patients.
Pour cela, on nous a envoyé des mails très protocolés (il y a eu beaucoup de protocoles de fait), un protocole écrit c'est bien mais on y va une fois, on regarde comment ça marche et puis on fait. Le retournement de patient en réanimation : je n’en avais jamais fait, mais au bloc opératoire, on doit retourner les gens sur le ventre parce qu'on doit les opérer du dos et c'est à peu près la même machinerie.
Concernant ce geste, chaque hôpital a son propre protocole, je t'explique celui qu'on avait à Tenon. On était 5, minimum 4. Il y avait au moins le médecin réanimateur responsable du patient qui lui était à la tête, il s'occupe du tube qui est dans la bouche, il le maintien et il donne les ordres de retournement et de déplacement. Il y avait l'infirmière responsable du patient et il y avait deux ou trois autres personnes présentes pour aider. Ce sont des patients inconscients, intubés. Ce qui est compliqué c'est qu'ils sont branchés à énormément de fils, de tuyaux, de perfusions... ces derniers ne doivent pas être arraché pendant le retournement. Donc il faut que tout soit libéré, démêlé avant d'entamer le moindre mouvement du patient : ça prend du temps. Une fois qu'on a fait ça, on le prépare... ils font des manipulations au niveau du respirateur. Puis ensuite on attend le signal de l'anesthésiste qui compte jusqu’à trois, on décale d'un côté, on met des draps propres, hop on le retourne sur les draps propres et on le redécale. En fait on le décale à droite par exemple, ce qui permet de mettre les draps propres sur le lit, ensuite on le retourne sur le drap propre et on le remet sur le centre du lit. Ca se fait en trois temps à peu près.
J’ai fait des retournements de patients et des gardes chirurgicales. Concernant les gardes chirurgicales, on avait une salle pour les urgences chirurgicales. Pour la petite anecdote, j'ai fait la première intervention chirurgicale d'un malade Covid à Tenon. C'était tout au début, on venait de rentrer dans le confinement. Les cadres ont travaillé pour mettre en place un protocole assez lourd de protection Covid au bloc opératoire. Sur les treize salles de blocs opératoires on n’en utilisait que six qui étaient les unes à côté des autres et cette salle « spéciale Covid » était éloignée : c'était la treizième. On a créé un petit sas à l'intérieur duquel on se changeait totalement, on mettait des masques FFP2, des charlottes, des bouses, des sur-blouses... et puis ensuite on pouvait rentrer dans la salle où il y avait le patient. Après ça reste les mêmes mesures de stérilité chirurgicale que d’habitude. Ce qui est dangereux, c'est pour les anesthésistes parce qu'ils sont au niveau de la bouche, au niveau de l'intubation et c'est eux qui prennent le risque. Une fois que le patient est intubé il y a moins de risques et après, à part opérer avec des masques FFP2, on faisait comme d'habitude.
L’activité a diminué assez rapidement et on nous a dit (mi-avril) que les cas de Covid étaient moins nombreux. Il y avait donc moins de patients aux urgences et la garde supplémentaire n'était plus nécessaire. Quelques jours après c'était la même chose pour la réanimation ; les patients allaient de mieux en mieux, ils étaient moins graves et ils étaient assez nombreux pour effectuer les retournements eux-mêmes. A ce moment-là, on a commencé à réfléchir sur la reprise de l'activité et on nous a autorisé à effectuer les opérations non "ultra-urgentes" mais à faire : tout ce qui est chirurgie reconstructrice.
Aussi il y a une chose qui m'a frappé rapidement c'est qu’on n’avait pas mal d'internes inoccupés, ils restaient chez eux, c'était plus sécuritaire pour tout le monde mais parfois on avait besoin de mains d'œuvres pour des urgences par exemple il se trouvait qu'on était paradoxalement en manque de mains alors que tout le monde était dispo.
Malgré toute l'aide qu'on a pu apporter, on a eu une grosse baisse d'activité, ce qui nous a permis de réfléchir un peu sur tous les aspects théoriques, philosophiques, éthiques de notre profession. A titre personnel, je me suis dit « Qu'est-ce que je fais ? Où est-ce que je vais ? Qu'est-ce que je vais faire ensuite ? Est-ce que je continue à aller dans un chemin ou dans un autre ? Est-ce que je veux faire de la chirurgie reconstructrice ou de la chirurgie esthétique ? » ... Ces réflexions resteront personnelles.
Restez prudent, l'idéal serait d'être déconfiné tout en restant prudent : en gardant les gestes barrières pendant un bon moment. Ne pensez pas que c'est derrière nous, la grosse partie est derrière nous c'est clair mais personne ne sait si ça va revenir et comment... Restez aussi humble face à la nature qu'on ne contrôle pas du tout.