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Billet de blog 24 avril 2020

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Le 15 mars l'école s'est arrêtée..., par Valérie Gréco

Valérie Gréco, professeure de sciences économiques et sociales dans un lycée d’une petite ville de province, décrit de manière personnelle et vivante ce qu’a été l’urgence de l’entrée dans le confinement, les interrogations sur l’organisation du travail à mettre en place avec les élèves, les ajustements apportés, et examine les transformations de son rapport au travail.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Valérie Gréco est professeure de sciences économiques et sociales dans un lycée d’une petite ville de province. Dans sa contribution elle décrit de façon personnelle et vivante ce qu’a été l’urgence de l’entrée dans le confinement, les interrogations sur l’organisation du travail à mettre en place avec les élèves, les ajustements apportés. Elle montre comment de nouvelles manières de travailler s’installent progressivement, le rôle du collectif (proche ou « virtuel ») de travail et comment le domestique et le professionnel interfèrent. Alors qu’elle était dans un tournant dans sa vie professionnelle et envisageait une reconversion, la crise et les difficultés qui l’accompagnent ont redonné de la saveur au métier et conduit à suspendre sa décision de reconversion.

Le 15 mars l’école s’est arrêtée. Enfin non, pas vraiment. Si on écoute le ministre de l’EN, elle fait de la « continuité pédagogique ». Pour moi ce n’est pas vraiment de la continuité c’est davantage une renaissance, des retrouvailles.

Depuis plusieurs mois, le sens du métier, ce pour quoi je m’étais engagée dans cette voie il y a plus de 20 ans, avait perdu son sens. La réforme du lycée, le mépris de l’expertise des enseignants, le silence assourdissant et complice des IPR et IG de notre discipline, les mensonges répétés à l’envi, des programmes déconnectés de tout objectif citoyen et devenus tellement lourds, abscons et technicistes qu’essayer de leur donner du sens pour les jeunes, pour construire avec eux une réflexion devenait impossible. Entre la réforme des retraite et cette évolution de l’école, bien loin des idéaux qui m’ont conduit à passer le concours, je voyais se dessiner un projet de société auquel je ne voulais pas participer.

Oui, la méritocratie est un mythe au sein de l’école mais un mythe qui nous pousse, nous enseignants, à faire mieux, à être attentifs aux inégalités, à œuvrer pour davantage d’égalité et de démocratie. Depuis quelques mois le mythe de la méritocratie est devenu un instrument du pouvoir en place pour faire passer des politiques scolaires inégalitaires, justifier l’injustifiable. On utilise l’école comme un instrument politique, non pas pour en faire un outil au service de tous, mais pour en faire l’instrument de la domination de quelque uns sur le reste de la population. Alors bien sûr ce n’est pas neuf. Bourdieu l’avait décrit il y a bien longtemps et comme beaucoup de profs nous sommes attentifs à cela même si parfois, à notre insu nous participons à cette reproduction sociale. Nous en sommes conscients et faisons de notre mieux pour éviter cet écueil avec nos outils, en classe, en ouvrant des portes dans les esprits des jeunes. Mais de plus en plus, la réforme et ses impératifs de choix cornéliens, nous imposent de dissimuler ce qui est pour nous une évidence : tous ne feront pas les bons choix, certains s’en sortiront mieux que d’autres et pas parce qu’ils le méritent mais parce qu’ils sont dans le bon groupe social, dans la bonne classe. La classe à l’école et la classe sociale se confondent de plus en plus et on demande aux enseignants de légitimer cela. La violence symbolique imposée aux jeunes m’était devenu insupportable. Deux semaines avant les vacances de février, j’avais pris ma décision : je demanderai un détachement. J’ai pris contact avec la « RH de proximité » de l’académie pour travailler la question. RDV fin mars, faut pas être trop pressée ! Je ne suis pas la seule à m’interroger, à vouloir quitter le métier. Au lycée, plusieurs collègues sont en arrêt de travail depuis de longs mois, en attente d’un RDV avec le médecin conseil et ils ont en tête un changement de vie. D’autres aimeraient mais, fatalistes, attendent les quelques années restantes avant la retraite. Résister, contourner les injonctions devient de plus en plus difficile.

Pourtant, dans notre malheur nous avons de la chance. Le Chef d’Etablissement est arrivé dans notre établissement depuis seulement une paire d’année. Le changement d’habitude et de management prend du temps et crée des crispations. Mais depuis le début de l’année scolaire, les relations sont cordiales, et souvent bienveillantes à l’égard des enseignants. Il y a des couacs et des ratés, mais dans l’ensemble il n’y a sur nous aucune pression de la part de notre CE pour appliquer à la lettre une réforme que lui-même semble juger avec beaucoup de circonspection. De l’écoute, de la compréhension et le souci de trouver des solutions à nos difficultés, malgré des contraintes institutionnelles fortes. Les classes sont chargées (35-36 élèves), les emplois du temps sont plus étalés que précédemment, les E3C[1] se sont déroulées malgré notre grève des surveillances, mais nous pouvons parfois trouver des solutions très « borderline » mais efficace et surtout avoir l’aval du CE. Par exemple en faisant des dédoublements de classe quitte à être un peu en dessous de l’horaire du aux élèves mais en gagnant en qualité d’enseignement, aménagement local discutable au regard de l’institution mais accepté et défendu par le CE. Donc on n’est pas trop mal loti. C’est important car dans la période de confinement cela sera d’un grand soutien.

Mais revenons à nos moutons…

Quitter le métier d’enseignant c’est faire un deuil. Faire le deuil de son engagement, de ce à quoi on croyait. C’est accepter « d’abandonner » les jeunes. C’est en ces termes que je le formule auprès d’une collègue-amie en février, sans que ce soit une réalité mais un ressenti extrêmement fort pour moi. 

Et la fermeture des établissements scolaires arriva.

Le jeudi à l’annonce du PR, je ne suis presque pas surprise. C’est une évidence : la progression rapide de la maladie, les échos d’amis à l’hôpital (y compris de toutes leurs difficultés antérieures), de collègues dans le Grand-Est, ne pouvait conduire qu’à cette décision. Presque pas, parce que le matin même, notre ministre, écartait l’idée d’un revers de manche.

Le soir même, je liste tous les documents que je veux absolument donner à mes élèves. Je suis certaine qu’il faut prévoir jusqu’aux prochaines vacances. Je veux leur donner le maximum avant de partir. Je m’organise avec ma fille, scolarisée dans l’établissement pour faire passer des messages aux élèves que je ne vois pas le vendredi. Le vendredi matin, j’arrive tôt au lycée je lance la photocopieuse, qui crache deux chapitres de Terminales, un chapitre de Première, des TD, des corrigés quand ils sont en version numérique.

8h, première heure de cours, en demi-groupe, en Terminale. Ils sont inquiets. « Tout est prêt », vraiment ? Ils me posent la question, attendent que je les rassure. Je ne sais pas ce qui est prêt en haut, je sais ce que moi j’ai préparé en urgence, dans la nuit, ce matin, dans ma tête. J’explique, je dédramatise. Un élève propose de créer un groupe Discord[2] pour se contacter au plus vite. La classe CNED[3], pronote[4], on est tous dubitatifs sur une mise en route rapide avec un tel niveau de connexion. Je ne connais pas cette application.

« - Vous verrez M’dame, c’est facile, on peut faire des audioconf’, partager des docs,…

- T’es sûr ? non parce que je ne suis pas sûre d’avoir un micro à la maison (bah oui, le geek c’est mon fils et l’étudiant a emmené son matériel avec lui, à 100km de là. Il ne pouvait pas prévoir que sa mère la prof en aurait besoin !).

- Ca marche aussi en tchat…

- Si tu le dis ! »

D’une efficacité royale : il y invite tous les élèves, tous les collègues de la classe dans l’heure. De fait le lundi matin, premier jour de la « continuité pédagogique » je peux discuter avec eux, ils créent des tutos pour nous  « pauvres profs » pour nous en expliquer le fonctionnement. Ils ne veulent pas perdre le lien. Ils veulent savoir, comprendre.

Mais tout va vite : le chef d’établissement nous a informés d’une réunion le mardi suivant pour voir ensemble comment on organise cela. Lui non plus, n’a pas d’information, il attend que des réunions se terminent au Rectorat pour en savoir plus. Comme nous tous, il sourit d’un air entendu (bon nous, on n’est peut-être un peu moins dans retenue) quand nous utilisons la phrase « tout est prêt » pour répondre à une question. Des collègues s’inquiètent : ils veulent partir aider des membres de leur famille dans une région éloignée, ne veulent pas se réunir en grand nombre. Le proviseur écoute, reste évasif mais ne ferme pas la porte à une réunion qui ne réunit pas tout le monde, mais il ne peut l’écrire. Il est dans son rôle, il ne peut pas dire le contraire du ministre officiellement, mais de façon officieuse il peut laisser faire. C’est sa façon à lui de résister.

La journée s’écoule bizarrement entre lenteur et agitation : les heures de cours n’en sont pas vraiment. En salle des profs, les photocopieuses crachent des cours, des feuilles et des feuilles, on discute on est un peu perdu, on s’interroge. En cours, on parle de la situation, on récupère les numéros de téléphone portable des jeunes, des parents, les adresses mails de tout le monde. La vie scolaire est sur tous les fronts pour préparer la suite au mieux. Les jeunes envoient des SMS à leurs parents pour vérifier les adresses mails en temps réels : pas le temps d’attendre lundi et pour une fois qu’on ne les reprend pas quand ils regardent leur portable, qu’on les encourage même… ! Des rumeurs commencent à naître, certains nous disent qu’ils quitteront le lycée dès midi, qu’ils ne veulent pas déjeuner au self (trop de promiscuité), que leurs parents ont peur, qu’ils ont peur pour leurs parents, qu’ils ont peur. La parole comme seule arme pour dédramatiser, rassurer, éviter l’hystérie collective. Un peu d’humour aussi ça permet de mettre à distance. Et notre présence bienveillante.

On se quitte, c’est triste comme une fin d’année qui ne dit pas son nom.

Quand nous reverrons-nous ? On ne sait pas.

Les examens : le bac, les E3C ? On ne sait pas.

Le bac blanc ? On ne sait pas.

Les exposés à terminer ? On ne sait pas.

Les programmes ? On ne sait pas.

A tous, je leur dis qu’on a une réunion mardi, qu’il est normal qu’on ne donne pas d’infos avant : on veut se coordonner, discuter, organiser. Mais on les tiendra au courant. « On fait quoi alors ?», on révise, on fait des fiches de ce qui a été fait récemment, et on attend ! Mais si besoin, vous avez mon adresse mail…

Le vendredi soir, coup de massue : fermeture des lieux publics mais maintien des élections ! Je tiens un bureau de vote, le dimanche. Je ne suis pas très sereine…

Mail du proviseur le samedi soir : Réunion de mardi ? Annulée. Des infos ? Toujours rien. Sauf si on exclut les liens vers le site du cned, quelques consignes du rectorat. Il nous envoie un tuto pour envoyer des mails via pronote.

On attend… Le ministre, lui, continue … « Tout est prêt ». Derrière les mots, on entend le refrain habituel « au boulot ! », comme si on n’avait l’intention de ne rien faire ! Du mépris encore et toujours, l’absence de compréhension de ce que sont les profs.

Ma fille, étudiante, est rentrée. Pas de cours la semaine prochaine, appartement de 15m2 dans une résidence : elle préfère revenir à la maison. Mon fils, lui, reste dans son appartement, pour faire ses examens blancs maintenus à distance la semaine suivante. Dans son appartement il y a une bonne connexion et du calme pour travailler. Et puis, vendredi il a appris qu’un élève de son établissement était peut être infecté. Il ne veut pas nous contaminer, au cas où. Il connait les fragilités respiratoires de sa sœur, de sa grand-mère.

Bilan, une lycéenne, une étudiante, une prof en télétravail, et pas de casque micro (Il est resté chez mon fils !). Peut-être que mon conjoint va lui aussi devoir télétravailler (il est dans un service informatique), on ne sait pas encore, ils en discutent dans l’entreprise… On habite dans une campagne verdoyante, c’est super sympa pour se reposer mais du coup cela veut aussi dire une connexion internet correcte mais ce n’est pas la fibre ! Il va falloir gérer ! Encore heureux que chacun dispose d’un ordinateur distinct. Quelle bonne idée de profiter de cette promo en novembre pour acheter un ordinateur portable à la « petite » dernière ! En même temps elle ne supportait plus mon PC : trop long à la mise en route (ça rame un peu quand ça a plus de 5 ans un PC, mais pour faire de la bureautique essentiellement ça va).

La maison est grande, on peut disposer chacun d’un espace de travail séparé. Bon il faudrait que je range mon bureau : des cours partout, des bouquins par terre en tas, que je n’ai pris le temps de ranger, des listes de choses à faire,… Ce n’est pas pour tout de suite, on verra… Un week-end hors du temps. On n’arrive pas à se projeter. On agit dans l’instant. On profite d’un apéro avec quelques amis et déjà on s’écarte autour de la table.

Lundi 16 mars 9h. Hop sur le pont.

J’allume le PC (j’ai le temps d’aller faire couler un café), je consulte les mails.

Boîte pro : pas beaucoup d’infos. Le proviseur nous informe : ENT[5] planté, la Région est sur le pont… On attend…

Boîte perso, liste professionnelle de la discipline : des mails dans tous les sens. Une liste de diffusion active, beaucoup d’interrogations, des ressources, profusion de pistes. Trop. Je me noie. Définir un objectif, une règle…

Discord : installation sur le PC réussie. Premier contact. D’autres liens avec d’autres classes arrivent. Contact. « Alors ? On fait quoi ? Ca plante l’ENT ?» Bah on s’organise, on cherche des réponses… « Tout est prêt ! » J’entends leur sourire complice dans leur message sur mon écran. Ils passent en vocal. Je les entends, mais ne peux leur parler. Je répond par écrit, c’est laborieux mais c’est mieux que rien. « Pour nous aussi c’est inédit, laissez-nous quelques heures… »

WhatApps : Discussion avec des collègues. On échange des idées, des outils simples d’appropriation rapide. Créer un compte mail Laposte pour éviter de surcharger la boite académique, tester l’envoi par Pronote (quand ça marchera) de mails aux élèves et à leurs parents. Quantité de travail ? Type de travail ? Rythme ?

Connexion Parcoursup[6] : ça marche Whaou !!!! Je consulte les pages gestion, regarde qui n’a pas encore finalisé ses vœux : on a déjà fait plusieurs séances avec les Terminales, tous ont des vœux diversifiés, mais ils n’ont pas tous confirmés leurs vœux. La dernière séance on avait travaillé la lettre de motivation. Je n’ai pas pu relire tout le monde mais j’ai donné des conseils. Cela sera-t-il suffisant ?

Je décide de me consacrer à Parcoursup : dossiers, appréciations, engagement citoyen… tout complété. Au moins ça ce sera fait. Du côté des cours je ferai le point plus tard en fonction des retours des services techniques.

Il est 13h déjà. L’impression de ne pas avoir avancé, de ne pas avoir de direction… La pause s’impose.

14h. L’écran du téléphone n’a pas arrêté de s’allumer pour me signaler l’arrivée d’un nouveau mail, d’un SMS, d’un message Discord, WhatsApp… Je n’ai pu voulu regarder dans l’instant mais là, je sens qu’il faut que je m’impose un tri immédiat.

Entre deux appréciations Parcoursup, je jette un œil sur le mail académique : infos du proviseur, comment envoyer un mail, installer le client pronote sur mac,… demande de conseils pour tel ou tel outil, où trouver un tuto moodle[7] pour des élèves, des collègues ? Les collègues du CDI envoient des liens et des listes de ressources qui s’ouvrent à nous (Je me répète : « ne regarde pas, attend, ne te noie pas ! »). Je lis, réponds peu, j’essaie de rester focalisée sur mon objectif (parcoursup) sans perdre de vue les cours. Peu à peu une stratégie se dessine.

J’ai ouvert un fichier « cahier de texte » sur mon PC. Je commence à y noter les objectifs. Je fais le point pour chacune de mes classes : quatre classes de seconde, une première en spécialité[8], une première en EMC[9], une classe de Terminale.

Pronote remarche ! Je jette un œil aux tutos du proviseur. Ca va le faire ! On nous a dit d’attendre demain matin pour envoyer un mail aux élèves et aux parents, le temps pour la vie scolaire de tout remettre à jour. Plus de 1000 élèves (avec des adresses improbables) et au moins deux adresses mails de responsables, c’est long. Quand en plus il faut gérer ceux qui n’ont pas d’adresse mail… Demain matin j’envoie mon mail « Continuité pédagogique » ! C’est décidé. Je commence à y voir clair.

Dans un premier temps je demanderai aux secondes de m’envoyer le devoir maison qu’ils devaient faire pour cette semaine. En EMC, comme certains sont passés à l’oral et d’autres non, pour évaluer de façon équitable je récupèrerai tous les exposés, textes et diaporama. En spécialité, en Term, je réfléchis encore. Malgré tout une pression insidieuse s’est installée : il faut des retours des élèves, leur donner du travail ; sinon on est de « mauvais profs ».

Régulièrement je jette un œil aux infos nationales. L’annonce d’un confinement total le soir même se fait de plus en plus probable. Il est 16h30. Je décide de filer au lycée récupérer quelques documents en salle des profs (notamment les comptes et chéquiers de la Maison des lycéens dont je pourrais avoir besoin pour régler nos fournisseurs). Sur place, je discute rapidement avec l’agent de service. Le lycée est désert. Eux aussi attendent. J’ai oublié mes clés, j’emprunte le pass, file en salle des profs et vide le casier de la MDL[10]. Mon casier d’enseignante est quant à lui presque vide depuis vendredi. J’avais déjà rapatrié mes dossiers-classes, distribué le maximum de photocopies. Il ne reste que mon paquet de dosettes de café, les recharges de feutres pour les tableaux. Je quitte le lycée, sous un petit crachin. Déjà les rues semblent s’être vidées. Etrange sensation : le trop plein de la journée, de l’activité à la maison, d’informations en tous genres et ce vide, presque irréel !

Retour à la maison. En tant que parent d’élève je reçois les premiers mails des professeurs de ma fille. Bon bah attendre demain, pas pour tout le monde, alors…

L’impression d’un bombardement : ça arrive dans tous les sens. Des demandes lourdes en termes de temps, d’attentes scolaires. Ce qui dans un premier temps me heurte le plus c’est la façon dont sont tournés les mails. Relativement froids, impersonnels, du type cahier de texte numérique. Je connais bien les collègues qui ont envoyés ces mails. Ce ne sont pas des collègues distants de leurs élèves, bien au contraire. Peut-être qu’eux aussi sont un peu perdus ?

 Les cervicales me font mal, il est plus de 19h, je lâche le PC. L’appli Discord sur le téléphone « clignote ». Je réponds, je rassure. La structure de la « classe » discord se précise : cours, documents, salons vocaux dédiés, informations générales… Les Terminales se sont lancés dans un débat sur la crise économique à venir : ils utilisent leur cours, mobilisent leurs connaissances, confrontent les idées. Depuis quelques semaines, j’ai du mal à faire ce que j’avais prévu de faire. Ils n’hésitent plus à développer des arguments, à se reprendre les uns les autres. Alors parfois ça dévie. Ce n’est pas le programme (ça devrait !) mais c’est l’esprit de la discipline. Il y a dans ces débats, ces discussions, ces constructions de la pensée un souffle qui me fait du bien. J’aimerais avoir le temps de préparer les premières à cela mais je sais que je ne peux pas : un programme démesuré, des épreuves arides qui arrivent trop tôt dans l’année, et l’année suivante sera pire. Alors ces derniers « T ES », avec quelques collègues, on ne dit rien mais on profite ! On est largement dans les temps du programme, donc on peut prendre du temps pour ce travail et cette complicité qui s’installe entre nous.

20h. Confinement généralisé demain. Message de mon fils : on discute, on évoque ses dossiers de licence professionnelle qui doivent être déposés. Une formation semble vouloir encore un dossier papier, pour les autres c’est du numérique. Le problème c’est que les documents doivent être signés de sa main et bien sûr il n’a pas d’imprimante. Envoi de signature numérique et de l’ensemble des documents pour impression. Je compte aller les poster demain avant « le couvre-feu » de midi. La soirée est consacrée à préparer cela.

De leur côté, les terminales commentent les propos présidentiels.

Mardi matin. 8h. Après un rapide petit déjeuner je m’attèle à la rédaction des mails à destinations des élèves. La nuit a porté conseil. Je choisi un ton plus proche que je ne l’aurais habituellement, commence par les rassurer sur la façon dont nous allons travailler. Je leur propose un premier envoi de documents, leur indique la nouvelle adresse mail ainsi que des consignes de rédaction de mail et de nommage de fichier pour pouvoir identifier rapidement « louloute5845 » et « le_boss ». On commence à les connaître, on anticipe. Pas trop de demande, je ne les ai que 1h30 par semaine[11], et d’après ce que j’ai vu en tant que parent, ils auront surement pas mal à faire avec d’autres collègues. On ajustera par la suite.

Je prépare le mail pour les autres classes et je termine avec les terminales. J’en profite pour fixer un premier RDV « à distance » via Discord (le CNED pour le moment est toujours surchargé) : ce sera sur l’horaire habituel, jeudi matin à 10h. Je prends soin là encore de conserver un ton bienveillant, de prendre des nouvelles, d’ajouter une pointe d’humour ou de complicité commune. Conserver un lien proche de la relation qui s’est établie en classe avec les terminales. Avec les autres classes, le lien est différent : on se voit moins, on ne s’est pas encore apprivoisé vraiment même si on s’en rapproche peu à peu. Mais là aussi je fais comme si. Après tout, ils n’ont pas besoin d’être stressés davantage. A 15 ans vivre en permanence avec ses parents, ne plus voir ses amis, ça peut être tendu.

Avec mes filles j’ai fait attention à ne pas devenir leur prof. « L’étudiante », qui a quitté le lycée depuis 2 ans, a eu beaucoup de mal à vivre le fait d’être dans le même établissement que sa mère. L’impression que la mère et la prof était sur son dos en permanence. Ce n’était pas le cas mais elle le ressentait ainsi. Elle a choisi son lieu d’études pour s’éloigner de « maman-prof », des copains de « maman-prof » qui enseignent à la fac et des anciens élèves de « maman-prof ». Je garde donc un œil, l’interroge pour savoir si elle a des nouvelles de la fac (elle n’en a pas…) et la laisse vivre sa vie. Pour « la lycéenne », qui a une toute autre personnalité, « maman-prof » ça ne la gène pas. Au lycée, à la maison elle échange volontiers sur ses difficultés, demande des ressources, des conseils. Au lycée elle n’hésite pas à venir me soudoyer quelques euros entre deux portes. Elle assume d’être « la fille de » tout en ayant sa personnalité propre bien trempée. Cette forme de relation fait que souvent nous échangeons sur ses cours, ses enseignants. Très vite, elle n’a pris de gants : « non mais ça va pas ! 3 devoirs maisons avant vendredi pour un seul prof ! si les autres s’y mettent aussi, on ne va pas s’en sortir.  ». Elle se lance dans le travail mais n’arrive pas à garder un rythme. Le chien, le chat, la vie de la maison sont autant de perturbations qui lui impose de se reconcentrer régulièrement. Elle est autonome, je la laisse prendre ses marques. De temps en temps je pose une question sur son ressenti, sur ses contacts avec ses amis, mais j’évite de rentrer dans le contenu du cours tant qu’elle ne demande pas.

Depuis trois ans j’ai commencé à travailler en pédagogie inversée : les élèves étudient un document qui en fait explique le cours, prennent des notes guidés par un questionnaire et ensuite nous travaillons en classe à des exercices d’appropriation en groupe ou en individuel. Cette organisation permet de stimuler l’esprit de groupe mais aussi m’a permis de trouver une réponse pédagogique à des élèves qui avaient compris mais n’arrivaient pas à « faire », à exprimer leur pensée. Cela m’a permis de dégager beaucoup plus de temps pour les accompagner dans l’application. Le lien créé en classe est différent aussi : le cours n’est pas magistral. Il n’est pas rare que les première minutes (et les dernières) soient consacrées à la mise en place d’un agencement de la salle en îlots, plus propice aux échanges entre eux. Il y a beaucoup d’interactions entre eux, avec eux. De temps en temps je prends la main collectivement mais souvent ils cherchent ensemble à progresser. Sous cette forme certains confient plus facilement leur difficulté, de mon côté j’ai plus de temps pour leur expliquer individuellement ce qu’ils n’ont pas compris, réussi. Il y a dans ces discussions autre chose que du savoir descendant, il y a un lien qui se crée, plus personnel, plus riche. L’autorité ne passe pas par le statut mais la confiance entre nous. C’est un échange.

Cette façon de travailler pose aussi des problèmes.

Technique d’abord : il faut construire un support de cours. Avec des jeunes qui ont du mal à extraire les idées d’un texte très long, qui ont une compréhension plus visuelle, la capsule vidéo est une bonne idée. Mais je ne maitrise pas tout cela. Heureusement internet est là. Je récupère des capsules construite par des collègues et mises en lignes, des vidéos plus ou moins courtes et je fais des montages si ça ne correspond pas à la logique que je veux donner à mes chapitres. C’est assez chronophage surtout dans un contexte de réforme où tout est à refaire avec des changements de problématique, des contenus totalement nouveaux,… Pour les Terminales, je suis au point, toutes les vidéos que j’utilise sont accessibles sur le site du lycée (oui mais l’ENT est encore instable…) et vendredi nous avons remplis les clés USB des élèves qui avaient pensé à les amener.

Autre problème : il ne suffit pas de regarder une vidéo pour la comprendre. L’un des défauts de la pédagogie inversée c’est qu’elle laisse souvent les jeunes seuls avec les connaissances. Bien sûr ils sont accompagnés pour sélectionner les infos par un questionnaire mais recopier les phrases prononcées ne veut pas dire qu’elles sont comprises. Depuis trois ans j’ai fait le choix de regarder avec eux les vidéos, en classe, de les accompagner dans la prise de notes, d’expliquer, parfois de façon approfondi, de revenir sur les « acquis » antérieurs sous-entendus dans les vidéos. Là encore c’est très chronophage, mais plus nous avançons dans l’année plus ils sont autonomes et efficaces. Et finalement quand la « continuité pédagogique » arriva, je disposai déjà de ressources « à distance » et mes élèves n’ont pas été totalement perdus avec cette nouvelle façon de travailler !

J’échange avec les Terminales sur Discord sur la situation. Nous mobilisons les notions que nous avons travaillées dans l’année pour éclairer le propos présidentiel (« quoi qu’il en coûte », « l’Etat paiera », « chômage partiel »…). Ils expriment leurs doutes, des avis tranchés, parfois sans filtre. Ils savent que je ne me formalise pas de leur prise de position, que je les juge pas, donc ils osent. A ma demande, ils argumentent, précisent leurs pensées, vont chercher des arguments, des stats pour étayer leur propos. Je prends beaucoup de plaisir à cet échange riche. Evidemment ils me titillent pour avoir de ma part un avis plus personnel et moins professionnel. Je ne peux tout leur dire, mais je leur confie pourtant une partie de mes doutes et l’absence d’informations dont nous disposons. Je les tiens au courant des difficultés techniques de l’ENT, m’inquiète des leurs. Eux aussi confient leurs difficultés, parfois en aparté, parfois ils les partagent avec la classe pour se soutenir les uns les autres.

11h30. Je laisse les terminale et file au bar-tabac-poste du village, poster les dossiers de mon fils. Mon conjoint m’envoie un message : il rentrera en milieu d’après-midi et à partir de demain sera en télétravail. Bon bah ça va vraiment être chaud là !

En rentrant je déjeune sur le pouce et retourne sur le PC. Je commence à recevoir des mails des élèves. Comme en classe ils ont la consigne sous les yeux, mais ils envoient un mail pour qu’on leur explique. Je réponds à chacun individuellement. J’ai maintenant trois boîtes mails à consulter : La poste, la boîte académique et la boîte gmail qu’ils utilisaient déjà pour les urgences (le format et plus court, moins compliqué que la boîte académique, l’accès pour moi y est simplifié sur le téléphone notamment). Des messages arrivent sur Messenger (là encore un canal que certains utilisaient déjà quand ils avaient « perdus » leurs codes ENT, où que nous utilisons pour la MDL). Sur Discord, les classes s’organisent : les premières ont crée un groupe spécifique en spécialité. Comme ils viennent de 8 classes différentes c’est plus simple. 2 des 4 classes de seconde ont aussi choisi ce mode de communication. On commence à échanger, là encore des réponses individualisées… Messages sur Pronote, WhatsApp, des collègues du lycée : échange formel ou beaucoup moins sur notre pratique, infos syndicales, infos administratives, conseils, propos engagés… Tout le monde ne participe pas, c’est toujours un peu les mêmes !

Du côté des mails c’est le chaos. Je commence à recevoir des fichiers lourds : photos, diaporamas,… parfois en double ou triple exemplaires. La boîte académique sature : contacter le service informatique du rectorat, espérer qu’il n’y ait pas trop de mails qui se perdent, nettoyer, vider.

16h, mon conjoint rentre. Il installe son bureau dans la pièce à côté du mien. Il a ramené son PC portable, écran supplémentaire, casque, câbles,… Il fait les branchements, teste. C’est bon. Les filles s’inquiètent.

De mon côté je continue mes tris de mails : ouvrir le mail, télécharger le(s) fichier(s), erreur (photo 11Mo, ça rame sec !), recommencer, ouvrir le(s) fichier(s), chercher l’identité de l’élève, renommer le fichier pour le sauvegarder. Certains ne peuvent pas nommer leur fichier : ils ne disposent que de leur téléphone portable, je comprends. Mais ils n’ont pas compris sur quelle boîte mail envoyer (donc il y en a partout !), ne savent pas compléter l’objet dans un mail, voire rédiger un mail tout court. Mail des parents, plutôt compréhensifs, et qui parfois nous informe des difficultés. On n’a pas toujours de réponses à apporter, tout n’est pas de notre ressort : on écoute, on rassure, on fait au mieux, tous, jeunes, profs, administratifs, parents.

Du côté de la liste des profs de la discipline : des infos, des échanges pour se rassurer, pour débattre de ce que nous pouvons faire, exiger. Des collègues transmettent des courriers d’IPR : les consignes transmises dans les établissements, les académies sont différentes, parfois contradictoires, voire ubuesques. Débats, discussions, échanges de pratiques, de ressources, le rythme des mails est soutenu. Habituellement, je peux jeter un œil le soir pendant une demi-heure pour suivre le fil des discussions. Là, ça n’arrête pas ! Evidemment tout le monde est devant son ordinateur, toute la journée…C’est maintenant plusieurs fois par jour que je consacre du temps pour suivre le fil des discussions, parfois dans les interstices du temps : une pause café, hop consultation des mails, lecture en diagonale ou lecture plus longue d’un article, d’une référence envoyée (ce qui allonge la pause café du coup). Parfois je repère un début d’article, un site intéressant : je marque le mail pour au retour sur le PC prendre le temps de la consultation/lecture approfondie.

En fin d’après midi, je suis fatiguée, les yeux se brouillent devant l’écran. Je me dis on verra demain…

Le téléphone portable ne me quitte plus. D’habitude il peut rester des heures sur la table du salon quand je travaille à la maison, là il m’accompagne partout. Les notifications sont autant de rappels : messages, mails, infos…

Si je ne les consulte pas forcément, je lis rapidement le petit résumé qui s’affiche pour décider si cela peut attendre demain matin. Sinon je réponds. Je prends le temps de lire les mails plus persos, d’y répondre. Les mails pro s’affichent aussi, difficile de repousser systématiquement, difficile d’interdire à son esprit de lire. Au moins sur le téléphone je fais des réponses courtes, rapides mais mon esprit rumine parfois des réponses plus longues pour le lendemain. C’est le cas ce soir. Promis demain après-midi je déconnecte !

Mercredi matin, une petite routine s’installe.

Consulter les mails, répondre aux questions. Discord, un tour dans chaque « classe », répondre aux questions, redonner les consignes. Pronote, lire les messages.

Je trie encore des mails : c’est long ! Entre deux mails j’essaie de me connecter sur le site du Drive pour les courses alimentaires : application surchargée. Livraison vendredi, pas avant. On va faire avec.

Fin de matinée il faut préparer le repas : dernière consultation sur PC des mails, messages.

Cet après-midi il fait beau. La pelouse est haute, je vais tondre. Jardin, extérieur, activité un peu plus physique. Ca fait du bien. Le portable va rester sur la terrasse. Quand je fais une pause, je consulte rapidement, je repars. Je prends le temps de téléphoner à la famille. Quand je jardine, je ne pense plus au travail, je fais le vide, me concentre sur ma tâche. Dans la soirée je sais que je jetterai un œil sur Discord, répondrai rapidement aux questions. Mais cette parenthèse me fait du bien. Echanges autour de la charge de travail avec ma « lycéenne », retour de ses amis, discussions avec des amis, des collègues qui ne sont pas que cela, je prends de la distance.

Jeudi. Petit rituel (mail, Discord…) A 10h, les Terminales se connectent. Ils sont nombreux. Nous travaillons pendant une heure sur la lecture des tables de mobilité brutes, recrutement et destinée. Pas facile de tout écrire quand on a l’habitude de parler. Eux sont pour partie en vocal. Je les entends mais ne peux leur parler. Les temps de réactions sont plus longs : ils laissent la place à des échanges entre eux. Je partage des images des tables avec des jeux de couleurs pour leur faire comprendre, j’essaie d’être la plus claire possible. Je suis inquiète de leur compréhension. Ils me rassurent : ça va c’est clair. En est-on si sûr ? Certains ne disent rien, j’essaie de les solliciter mais ce n’est pas la classe. Comment accrocher un regard à travers l’écran ? Un fois le Td terminé ensemble ils continuent de discuter, du TD, du précédent chapitre, du moment. Je les interroge sur la charge de travail, sur leurs conditions de vie mais l’aspect collectif peut être un frein pour livrer des impressions ou des difficultés plus personnelles. Je réfléchis à mettre en place un sondage. Pas via Pronote : trop de risque que ça plante. Google form nécessite souvent une inscription préalable. Ce sera Framaform, logiciel libre que je commence à connaitre un peu. L’après-midi, je le construis, l’envoie à des collègues pour le tester.

Dans le même temps, discussion avec les élèves de Première en spécialité : des échanges autour du travail à faire et des E3C. Nous n’avons pas de réponses à leur donner. Le ministère reste sourd à ce type d’interrogation. Je vois avec le proviseur pour obtenir l’accès à la banque de sujets. Nous avons choisi une progression atypique : nous ne pouvons pas sélectionner au moins la moitié des sujets qui portent sur une partie du programme que nous avons volontairement choisi de traiter après en raison de leur aspect aride et technique. Nous nous donnons RDV lundi à 10h pour faire le point sur tout cela et avancer ensemble le cours.

Dans la pièce à côté mon conjoint poursuit son télétravail. Il est en visioconférence. La bande passante ralentit. J’entends les filles pester. Pour moi ça rame tellement que mon PC refuse de lancer des pages internet. Je laisse tomber et décide d’aller désherber. En passant sur la mezzanine où s’est installé mon conjoint je fais un coucou à son collègue. Zut, il n’est pas tout seul il y a aussi son chef. Tant pis !

Les filles ont trouvé un set de badminton dans le garage : elles se défoulent. Le chien allongé devant la porte les regarde, impassible. Préparer le dîner, se détendre dans le canapé. D’habitude le jeudi soir, mon conjoint est à son club de billard. C’est un moment que je prends souvent pour travailler. Bien sûr ce soir et pour les jeudis suivants ce n’est pas le cas. Donc je ne travaille pas, enfin pas devant le PC, pas devant des copies. C’est plus fort que moi je consulte mes mails et la liste pro à intervalles réguliers pendant que nous regardons une série. On a commencé Breaking Bad deux semaines plus tôt, le rythme est un peu lent, je peux faire autre chose en même temps. Avant de me coucher je reprends mon polar pour couper le fil de la réalité avant de dormir. Je m’endors très rarement sans lire quelques pages. Quand les yeux se ferment tout seul sur les lignes, je m’endors dans les 5mn sans penser à ce que j’ai fait, ce que j’ai à faire, sans chercher à organiser mon temps pour le lendemain.

Vendredi.

C’est le jour que j’ai choisi pour envoyer mes nouvelles consignes pour la semaine suivante. Dans les boîtes mails, les envois des élèves se sont accumulés. Je repousse le moment de télécharger tout ça et m’attèle à la rédaction de mes mails. Si j’ai les vidéos correspondant à mes cours je dois retrouver les sites et donc les liens pour y accéder. Tous ne peuvent les télécharger sur l’ENT, leur connexion ne le permet pas toujours et n’est beaucoup plus stable que la mienne. Je consacre une bonne partie de la matinée à cette tâche. Peu de pauses mais toujours des moments interrompus par les mails et divers messages.

Quand arrive l’heure du déjeuner, il faut encore préparer le repas pour tout le monde. Déjà que la cuisine n’est pas ma tasse de thé mais là tous les jours, tous les repas pour tout le monde je vais avoir beaucoup de mal ! Et en plus il faudrait que ce soit équilibré un minimum !

L’après-midi, je dois faire quelques courses. Attestation, déplacement, attente, drive et retour. Les routes et les rues sont désertes. Les rideaux des magasins sont baissés. On ne peut même pas se dire que c’est comme un dimanche : le dimanche il y a le marché, des bars sont ouverts, les restos tournent à plein. Non c’est juste vide.

Fin d’après-midi, je retourne sur le PC rapidement mais je le lâche vite. Le mail du proviseur nous invitant à la déconnection du week-end tend à me déculpabiliser. Nous décidons de prendre un apéro en famille tout en écoutant les dernières infos. Après le repas, ils décident de regarder une émission qui ne m’intéresse pas. Je retourne sur le PC et décide de télécharger les fichiers de la banque de sujets des E3C. Il faut les télécharger un par un avec des écrans intermédiaires. C’est long, fastidieux. Vraiment le ministère ne veut pas nous faciliter la tâche ! 37 sujets j’en ai pour plus d’une heure. Et dire qu’on nous en annonçait plus de 100. Je ne sais pas vraiment si ça me servira d’avoir tout sous le coude mais au moins je pourrais voir si j’ai préparé mes élèves à ce qui pourrait les attendre. On n’a toujours aucune info mais dans la cacophonie générale tout est possible.

Samedi nous prenons de bonnes résolutions. Pas de travail. Prendre le temps de s’occuper de la maison et du jardin. Se détendre un peu. La météo est avec nous. Pendant ce temps, sur la liste professionnelle, sur Discord ça s’agite un peu mais c’est plus mou.

Dimanche, il pleut. Mon credo habituel c’est « pas de pluie pas de copie ». Oui mais là il pleut. Le ménage est fait, on ne va pas aller chez des amis, personne ne va venir. On passe quelques coups de fil et finalement en début d’après-midi mon conjoint et moi rejoignons nos PC respectifs. Lui surveille un programme lancé pendant le week-end, moi je recommence à télécharger les fichiers des élèves, renommer, pour ensuite les ranger dans le bon dossier. Je fais aussi un tri des ressources pour le confinement que j’ai repéré dans la liste professionnelle, je télécharge, stocke pour plus tard. Au bout de 3 heures, les boites mails sont purgées des travaux envoyés. Je prends le temps de compléter le dossier de pré-entretien que m’a envoyé la RH car mon entretien prévu la semaine prochaine se déroule au téléphone. Je m’interroge de plus en plus. Cette semaine est bizarre. Je vois les cours sous un autre angle. Dois-je vraiment me précipiter pour changer de métier ? Ai-je vraiment envie de ne pas continuer ? J’ai pris plaisir à discuter avec mes élèves, pas seulement d’eux, mais aussi à les voir raisonner, s’investir dans la discussion, mobiliser des connaissances. L’impression de retrouver quelque chose de perdu… Le contenu transmis n’est pas le même, je ne m’attarde pas sur les points de détail abscons et inutiles. Nous allons à l’essentiel, c'est-à-dire aux éléments de compréhension mais aussi nous interrogeons nos outils. Le programme est devenu plus un grand repère, l’examen et ses contraintes sont loin car forcément au vu de la façon dont l’épidémie poursuit sa progression, je ne vois pas trop comment on pourra boucler « comme avant ». La pression de l’Institution s’est diluée. Je dois faire des choix, j’ai peur de me tromper mais je m’appuie sur mon expérience et sur celle de mes collègues. De toutes façons, si nous retrouvons les cours en présentiel avant la fin de l’année, on reprendra, on s’adaptera.

Lundi.

Les discussions avec ma « lycéenne » vont bon train : « ils sont fous, ils envoient sans arrêt des mails. » Dans le supérieur, des informations au compte-goutte. Mon fils continue ses examens blancs « en temps réel ». Quand je l’appelle il raccroche rapidement pour se préparer pour le nouveau sujet qui va tomber.

A 10h les élèves de Premières sont présents, toujours inquiets. Nous travaillons le cours sur le lien social et les notions de solidarité mécanique et organique[12]. Difficile de faire passer de la nuance dans ce mode de communication. Très peu d’entre eux disposent d’un micro, tout passe par l’écrit. On passe une heure à distinguer les deux notions, à faire un exercice de vérification des connaissances. On a bien travaillé mais c’est lent, et impersonnel, et rapidement au bout d’une heure je sens la lassitude venir : certains se déconnectent. Nous basculons dans une « discussion » plus informelle. Depuis le week-end nous avons trouvé un vieux casque compatible avec mon PC. On a fait des essais avec les filles. Ça marche, elles m’entendent, je les entends. Mais avec les Premières c’est un peu bizarre : je parle seule et j’attends leurs réactions à l’écrit. Parfois, comme je lis en même temps le fil de la conversation, je perds le fil de mon propre raisonnement. Je n’ai pas le groupe devant moi pour me raccrocher. Ma parole « patouille »…

Dans l’après-midi, je téléphone à une collègue, on discute une bonne demi-heure, de tout, de rien, de la situation, de la « continuité pédagogique », de parcoursup. On n’enseigne pas la même discipline, on a rarement des classes en commun à part les secondes mais nous avons la même vision de l’école, du métier et de notre rôle. On échange nos impressions, nos colères mais aussi nos petites victoires.

Quand j’allume le PC, c’est d’abord pour pointer tous les élèves qui m’ont envoyé leur document. Je veux vérifier qu’ils sont en contact avant même de vérifier leur travail. Je fais la liste des élèves dont je n’ai pas de nouvelles, la transmet aux CPE, pas pour les fliquer mais pour savoir si tout va bien. En fin d’après-midi, elles me rassurent (!) : connexions défaillantes, difficulté d’organisation et de gestion du temps,… Je décide d’envoyer un mail aux familles concernées pour les déculpabiliser : le travail peut être envoyé plus tard, ce n’est pas grave et si ce n’est pas possible, il ne faut pas hésiter à me dire, je comprendrai.

Je me suis fait un planning des RDV Discord en ligne avec les élèves, de peur d’oublier, de superposer plusieurs cours, de caler un RDV Courses sur une « classe virtuelle ». Mon travail est décousu, il faut que je m’oblige à cadrer, à donner un temps à chaque activité. Mais ce n’est pas facile quand par ailleurs, les informations sont soit contradictoires soient absentes.

Corriger les copies numériques ? Pas le courage, pas la force, je repousse.

En fin d’après-midi je fais le point et me dit demain matin, pas de PC pour ne pas être polluée par les sollicitations permanentes : copies.

J’ai aussi mon RDV téléphonique avec la RH.

Mardi.

J’ai corrigé quelques copies : pas très efficace, en même temps je n’ai pas de deadline

Le RDV RH dure plus d’une heure. Je prends beaucoup de notes, relève les conseils, consigne des liens internet. A l’issue de l’entretien, de plus en plus je m’interroge. Et si, après, ça changeait pour du mieux ? Ai-je envie de ne pas être là pour proposer, donner un sens, du sens ? Ne serait-ce pas quitter le navire au moment de lutter pour lui donner une direction plus conforme à ce que je crois être le rôle de l’école ? Je doute, je cherche des réponses. Difficile d’évoquer cela sans avoir la gorge nouée, les yeux embués. Depuis une semaine, je me sens mieux dans mon métier, j’ai l’impression de ne pas être un répétiteur, mais de construire du sens avec les jeunes. Mais si ça ne change pas, jusqu’à quel point pourrais-je l’accepter ? Déjà cette année j’ai craqué, je ne voulais pas admettre le rôle du métier dans ma « fatigue  physique et psychique ». Le médecin a essayé de me dire, il m’a fallu du temps pour le comprendre et l’accepter, pour pouvoir y trouver une réponse, pour l’exprimer en salle des profs et dans le registre du CHSCT. Trouver du soutien auprès des collègues ou des proches dans le contexte actuel n’est pas impossible mais il reste de l’ordre du virtuel. On a besoin des regards, de petits gestes et aux dernières nouvelles le numérique ça ne permet pas ça ! A la maison, on en parle peu, c’est une souffrance connue, perçue mais peu oralisée plutôt objectivée. On parle des démarches, des causes, mais rarement de mon ressenti. Ce n’est pas qu’ils ne peuvent l’entendre, c’est que je ne me sens pas capable de le prononcer sans avoir l’impression de m’effondrer dans tous les sens du terme. Même en le formulant pour moi, j’ai du mal à ne pas avoir les larmes aux yeux. Alors, pour d’autres….

Au déjeuner nous discutons des propositions, des démarches des temporalités possibles, j’exprime quelques doutes, je repousse la question à plus tard.

La journée se poursuit dans la routine qui s’est peu à peu construite.

Débats autour de la notation, de l’évaluation, …. De plus en plus j’ai des retours d’élèves submergés par les exigences de certains collègues. Sur la liste professionnelle, une collègue nous informe du mail qu’elle a envoyé à ses collègues, pour leur rappeler la situation exceptionnelle et stressante pour les jeunes et leurs familles. Pendant la nuit, je rumine moi aussi.

Mercredi.

J’ai bien réfléchis, et après mon rituel du matin, je commence la rédaction d’un mail à destination des collègues du lycée[13]. La rédaction me prend plus d’une heure. Quand je clique sur « envoyer », je me sens soulagée : au moins ça c’est dit. Si ça ne plait pas, tant pis !

Très vite des retours de collègues : soulagés, eux aussi sont épuisés, débordés. « Tu as dégainée le clavier la première, mais ça nous démangeait, disent-ils en substance.

On finit par décider de créer un groupe Discord « Salle des profs » pour se parler, se lâcher, se détendre en dehors du formalisme des mails. Très vite de nombreux collègues arrivent mais de fait peu s’expriment collectivement. Au moins c’est un canal de discussion non institutionnel, il n’y a pas de regard possible sur les propos tenus, pas de contrôle non plus. C’est une soupape. Et, la soupape, elle servira dès l’après-midi ! Les propos de la porte-parole du gouvernement (les fraises !) y sont commentés, relayés, tournés en dérision. Ca nous défoule. Malgré les excuses, on se sent encore infantilisés, déconsidérés dans notre éthique professionnelle. On peut admettre des erreurs de communication, mais le contexte de cette phrase est travaillé, préparé. Il traduit une perception profonde qui nous fait mal, qui révèle une fois de plus tout l’écart entre notre métier et l’idée que l’on s’en fait de l’extérieur. Si les parents semblaient prendre conscience de la difficulté du rôle de pédagogue, ceux qui devraient la connaitre car en charge des choix gouvernementaux pour dessiner l’école, en sont bien loin et la nie. Encore. Alors quel après ? Mes doutes de la journée d’hier reviennent. Je n’arrive plus à me concentrer, je décroche. Beaucoup de collègues expriment leur envie de tout lâcher, et je n’en suis pas loin non plus. Après tout, rien ne m’oblige à cette « continuité pédagogique » à laquelle je n’ai pas été formée, avec mon matériel personnel, mes ressources. Tout ça pour cette reconnaissance là ?

Très vite aussi des messages des élèves. Eux aussi sont outrés. Eux aussi se lâchent. Au moins eux, ils reconnaissent ce qui est fait. Ils sont plus au fait que notre propre ministre de nos difficultés d’enseignants, des difficultés de la « continuité pédagogique », de nos doutes.

Le moral remonte. Demain on repart pour un tour…

[1] Épreuves communes de contrôle continu : nouvelles épreuves que doivent passer les élèves de Première en vue de l’obtention du bac l’année suivante. Contestées par beaucoup de professeurs et d’élèves leur déroulement (entre janvier et mars 2020) a été souvent perturbé.

[2] Discord est un logiciel conçu initialement pour jouer et discuter en ligne, qui permet aussi de recréer des classes virtuelles.

[3] Le Centre national d’enseignement à distance propose un dispositif, « Ma classe à la maison », qui doit permettre aux élèves de poursuivre leur scolarité depuis chez eux (https://www.cned.fr/maclassealamaison/). Au début de la période de confinement, les utilisateurs ont rencontré de nombreux « bugs ».

[4] Pronote est un logiciel proposé aux établissements scolaires par une entreprise privée (Index Education) qui sert de cahier de texte, de suivi des présences, mais permet aussi d’offrir des ressources pédagogiques et d’organiser des discussions collectives. Il est en général piloté par le chef d’établissement.

[5] Un espace numérique de travail (ENT) permet aux utilisateurs d'accéder, selon son profil et son niveau d'habilitation (professeur, élève, parent, …), à ses services et contenus numériques. Il offre un lieu d'échange et de collaboration entre ses usagers, et avec d'autres communautés en relation avec l'école ou l'établissement.

[6] Parcoursup est un dispositif en ligne d'orientation des bacheliers vers les différentes formations proposées dans l’enseignement supérieur.

[7] Un Moodle est une plateforme de travail collaboratif.

[8] Avec la dernière réforme du lycée, les élèves, à côté des enseignements communs (français, histoire-géographie, etc.), doivent choisir des « spécialités » (3 en première, 2 en terminale) qui donne une « coloration » à leur parcours. Les sciences économiques et sociales font partie des spécialités proposées.

[9] Enseignement moral et civique, autre spécialité, qui peut être enseignée par des professeurs issus de différentes disciplines : histoire, philosophie, sciences économiques et sociales, etc.

[10] La Maison des lycéens est une association culturelle remplaçant dans les lycées français les foyers socio-éducatifs. Elle est dirigée par et pour les lycéens et « rassemble les élèves souhaitant s'engager dans des actions citoyennes et prendre des responsabilités au sein de l'établissement dans les domaines culturel, artistique, sportif et humanitaire ».

[11] En classe de seconde.

[12] Deux concepts de la sociologie d’Êmile Durkheim.

[13] Mail mettant en garde contre l’excès de travail demandé aux élèves et le défaut de coordination.

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