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Jersey, le 16 décembre 2017
par Aurélie Trouvé, porte-parole d’Attac
En août 2016, la Commission européenne a condamné la marque à la pomme à verser 13 milliards d’euros. La raison : le paiement d’impôts absolument dérisoires par la multinationale hors des Etats-Unis, grâce à un montage financier en Irlande, lui permettant d’atteindre un taux de 0,005% d’impôt sur les bénéfices en 2014. L’Irlande permettait en effet aux multinationales d’être SDF, « sans domicile fiscal », résidente fiscale ni en Irlande, ni aux Etats-Unis.
Apple et l’état irlandais ont déposé un recours contre cette condamnation de la Commission européenne. Apple n’a pas hésité à se mettre hors la loi en refusant le versement de l’amende sur un compte bloqué. Pour dénoncer cette injustice fiscale, une centaine de militant.e.s d’Attac ont occupé le 2 décembre 2017 l’Apple store d’Opéra, la plus grande vitrine française d’Apple, et une trentaine d’autres actions d’Attac contre les magasins d’Apple ont eu lieu en France. 2 jours après, Apple acceptait verser l’argent sur le compte bloqué.
Mais l’important était ailleurs : pressée par la communauté internationale, l’Irlande a fini par mettre un terme à ce régime fiscal ahurissant à partir du 1er janvier 2015, et Apple devait se trouver un nouveau paradis fiscal. Où donc sont passés la multinationale et ses bénéfices ? Les Paradise Papers ont révélé l’identité de l’heureux élu. En 2014, Apple a mandaté le désormais célèbre cabinet d'affaire Appleby pour rechercher un nouveau paradis fiscal afin de cacher son trésor de guerre. Apple ainsi choisi d’établir la résidence fiscale de sa filiale Irlandaise AOI (Apple Operation International) et de son siège européen AOE (Apple Operation Europe) sur l'île anglo-normande de Jersey située à 20 kilomètres de côtes françaises. Depuis son installation, ce sont pas moins de 128 milliards de dollars qui ont qui ont transité par Jersey. Mais pourquoi Jersey ? C’est là que commence l’enquête d’Attac.
16 décembre 2017, rendez-vous à 6h30 du matin au port de Saint-Malo, pour un départ en ferry direction l’île de Jersey. Nous attendent une trentaine de militant.e.s d’Attac des environs. Jacques Harel, figure historique locale de l’association et incollable sur les paradis fiscaux, nous raconte dans le bateau l’histoire de cette île. Dès le début du 20ème siècle, le taux d’imposition sur les bénéfices des sociétés était bien inférieur à celui du Royaume-Uni ou des Etats-Unis : 20%. Pas d’impôt sur la fortune et les héritages, ni sur les profits financiers : dès le début du 20ème siècle s’y sont installées de grandes familles de l’empire britannique. Puis dans les années 1960 se développe la financiarisation de l’île, avec l’arrivée des grandes banques et la chute de l’agriculture et du tourisme, qui faisait l’économie de Jersey. Puis les élites locales et les autorités britanniques laissent entendre que l’île peut devenir un « Hong Kong » européen. Ce qui prendra tout son sens lors de la rétrocession de Hong Kong à la Chine à la fin des années 1990.
A cette époque, l’Union européenne essaie de mettre la pression sur Jersey : dans un souci « d’équite fiscale » le taux d’imposition de 20% doit s’appliquer à la fois sur les entreprises non résidentes et résidentes. Du coup Jersey décide de baisser à 0% l’imposition sur les entreprises non résidentes, puis résidentes ! C’est là que la formule « paradis fiscal, enfer social » prend tout son sens. Cette absence d’imposition sur les sociétés précipite la chute des recettes publiques, fait bondir le déficit public et engendre un plan d’austérité de longue durée, dont une grande partie des natifs de l’île va faire les frais. Une TVA très élevée, impôt le plus injuste qui soit car appliqué sur la consommation de biens courants, est mise en place pour compenser l’incroyable cadeau délivré aux entreprises évadées fiscales.
Autre élément de l’histoire très important : Jersey est une possession de la couronne britannique mais n’appartient ni au Royaume-Uni ni à l’Union européenne. L’île est donc régie par le droit coutumier normand, qui permet notamment la création de trusts, spécialité historique de Jersey, datant de la période des croisades : les croisés confiaient en effet la gestion de leur fortune à un ami, appelé « trustee » qui pouvait le confier à son tour à un autre « trustee » et ainsi de suite. Dans ces conditions, difficile de savoir qui était le véritable propriétaire de la fortune. C’est la base de l’opacité réglementaire de l’île. Derniers avantages décisif de Jersey pour recevoir les faveurs d’Apple : sa « stabilité politique » et sa « flexibilité législative ». Les élections sont fantoches, avec seulement 30% de participation et quasiment pas de parti politique. La complaisance des décideurs et décideuses politiques de l’île vis-à-vis des entreprises coupables d’évasion fiscale est immense.
Il n’y a pas qu’Apple à Jersey, il y a notamment BNP Paribas, HSBC, Société générale… et tout le Gotha de l’industrie de l’évasion fiscale comme le tristement célèbre cabinet d’affaire Appleby. Raison pour laquelle, sans doute, Jersey n’a figuré qu’une semaine, en 2014, sur la liste française des paradis fiscaux français ! Les autorités de Jersey ont réussi à être « blanchies » en acceptant d’ici 2020 l’échange automatique d’informations. Mais elles pratiquent encore le secret sur les trusts, ce qui vide de sens leurs engagements. En fait, elles ont toujours une longueur d’avance sur les mesures mise en place par l’Union européenne ou de l’OCDE pour lutter contre les paradis fiscaux.
Retour à l’enquête d’Attac à Jersey. Nous cherchons désespérément un siège d’Apple ou ne serait-ce qu’une boîte aux lettres. Sur St Hill, grande avenue qui jouxte la mer, les immeubles de bureaux tout neufs ont remplacé les quais. Mais sur les sonnettes, seuls apparaissent des numéros d’appartement. Aucun nom de multinationale. Nous croiserons tout de même quelques grands noms de l’évasion fiscale, mis en cause par les révélations successives des investigations de journalistes : Appleby, Augier… Nous nous arrêterons dans une des deux grandes artères marchandes de la ville, pour distribuer des tracts, chanter quelques paroles sur l’évasion fiscale et expliquer aux quelques jersien.ne.s qui veulent bien s’arrêter le pourquoi de notre présence.
A midi, les ami.e.s d’Attac Jersey nous invitent à un déjeuner discret. Ils n’ont pas souhaité manifester avec nous car ils craignent les retombées. Ils.elles ont tous un âge très avancé, ce qu’ils.elles nous expliquent fort bien : des plus jeunes ont tenté de s’engager dans Attac mais ont vite abandonné, sous la pression de cette petite communauté et les ennuis professionnels ou de logement auxquels ils commençaient à faire face. Certes, au début des années 2000, 19.000 habitant.e.s de Jersey (sur les 100.000 que compte l’île) signent une pétition contre la nouvelle TVA. Celle-ci devait compenser la suppression de toute taxe sur les entreprises, soit une perte de 120 Millions de livres sterlings par an. Mais la pétition n’a pas fait bouger d’un iota les autorités. Peu importe que la pauvreté s’étende et que 8 000 personnes vivent aujourd’hui avec un revenu de subsistance. Quelques personnes, comme l’ancien conseiller économique du gouvernement de l’île, John Christensen, ou quelques rares député.e.s, ont bien tenté d’alerter sur l’injustice et l’impasse que constituait l’évasion fiscale et de proposer des alternatives pour Jersey. Mais la plupart ont dû quitter Jersey, sous la pression des médias et des élites locales, les offrant à la vindicte populaire.
John et Maurice, d’Attac Jersey, nous parlent ainsi d’une « capture » de leur île par la finance. Ils nous racontent ce qui pour eux constitue un « laboratoire » de la financiarisation, avec un simulacre de démocratie, un « chief minister » omnipotent, qui relaie tous les desiderata des plus riches et des multinationales, entouré dans un esprit managérial d’une équipe de « yes men » qui approuvent toutes ses décisions. Ceci ne nous rappellerait-il pas un certain président et son gouvernement ?