
Sauf qu'on peut se demander s'il existe encore un ministère du Travail. Succédant à Muriel Pénicaud, émissaire directe du Medef, Elisabeth Borne a pu paraître plus modérée. Mais sa politique s'est inscrite dans une stricte continuité néolibérale et décomplexée.
M. Dussopt, qui passe directement de Bercy (où il était ministre aux Comptes publics) à Grenelle, ne risque pas d'en dévier.
Des faits d'arme à sens unique
Qu'on en juge plutôt. Laissons de côté la réforme des retraites, pilotée directement par Édouard Philippe depuis Matignon. Parmi les principaux faits d'armes des ministres du Travail lors du premier quinquennat, la réforme de la formation professionnelle a fait exploser un système, certes perfectible, qui s’appuyait beaucoup sur les branches professionnelles, au profit d’une individualisation de l’accès à la formation sur un marché concurrentiel de prestataires. En même temps, la réforme de l’apprentissage en a confié la gestion aux branches et aux entreprises au lieu des régions, et en a facilité l’accès aux jeunes de l’enseignement supérieur, nouvelle source de main-d’œuvre subventionnée pour les entreprises.
Les ordonnances dites « Macron » de septembre 2017, mises en musique par Pénicaud, ont vraiment dynamité les protections des salarié.es contre l'insécurité : baptisées à juste titre par les opposants de « Loi Travail XXL », ces réformes ont facilité les licenciements sans cause réelle et sérieuse en réduisant les amendes encourues par les patrons fautifs, supprimé quatre critères sur dix concernant la prise en compte (déjà médiocre) de la pénibilité pour la retraite, éliminé les délégués du personnel et les CHSCT (Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail).
N’oublions pas, bien sûr, la réforme de l’assurance-chômage, une « réforme contre le chômage et pour la précarité » selon le remarquable lapsus de la ministre 1, visant à économiser près de 3 milliards d’euros par an en réduisant les droits des plus précaires, pour les inciter à reprendre un emploi quel qu’il soit, à « traverser la rue » 2 - selon la célèbre expression d’Emmanuel Macron - pour s’embaucher dans la restauration rapide ou le bâtiment.
Dernier fleuron du bilan de Pénicaud, son inaction pour protéger les salarié.es pendant la crise sanitaire 3. En avril 2020, lors du premier confinement, elle invective les patrons du BTP qui, n’ayant pas de masques, recourent au chômage partiel pour protéger la santé de leurs équipes. Elle va jusqu’à sanctionner (illégalement) un inspecteur du travail, Anthony Smith, pour avoir demandé à une association d’aide à domicile de fournir des masques à ses salarié.es.
Le Plan d’investissement dans les compétences (PIC) apparaît comme le dispositif le moins controversé. Il a notamment permis de renforcer quelque peu la formation professionnelle des demandeurs d’emploi : leur taux d’accès à la formation un an après leur inscription est passé de 8% à 11% entre 2017 et 2019 4. Des formations par ailleurs de plus en plus courtes et orientées vers les « métiers en tension », qui ne sont pas toujours ceux souhaités par les chômeurs.
Une stricte continuité néolibérale
Après un tel bilan, il n’aurait pas dû être difficile pour Elisabeth Borne de faire remarquer son inclination pour la justice sociale. De fait, à son arrivée, elle désavoue le traitement réservé à Anthony Smith, ce qui pousse le directeur général du travail à démissionner. Mais le virage social s’arrêtera là.
Ainsi, concernant la protection des salarié.es contre le Covid, elle proclame le télétravail obligatoire mais persiste dans le déni du risque : "ce n'est pas au travail que l'on se contamine (…) Lorsque l'on déjeune, on retire son masque et c'est là que l'on peut se faire contaminer 5". Concernant l’assurance-chômage, elle poursuit implacablement la réforme malgré les avis négatifs des syndicats mais aussi du Conseil d’État. Ce dernier l’oblige en juillet 2021 à repousser de quelques mois la mise en œuvre de la réforme, au nom des incertitudes sur le chômage en pleine crise sanitaire. Mais dès octobre, le couperet tombe pour plus d’1 million de chômeurs indemnisés, qui voient leurs droits réduits en moyenne de 20%.
Sur les ordonnances Macron de 2017, l’instance officielle d’évaluation rend en janvier 2022 un rapport alarmant : de façon prévisible et bien documentée, la réforme a dramatiquement affaibli les instances de représentation du personnel, réduisant le nombre d’élu.es, les éloignant du travail de terrain et réduisant leurs prérogatives et leur expertise sur les questions de santé au travail 6.
Mais face à l’unanimité syndicale qui réclame une réforme de la réforme 7, la Ministre ne répond pas. Et le candidat Macron n’en dira évidemment rien.
L'exécutif tire gloire d’un recul historique du chômage malgré la crise sanitaire. Il est certain que le flot de liquidités déversé sur les entreprises, hors de toute conditionnalité écologique, a permis de préserver la plupart des emplois tout en gonflant de façon inédite les bénéfices des grands groupes et les dividendes versés 8. Mais la facture du « quoi qu’il en coûte » est présentée aujourd’hui aux salarié.es, sous la forme de l’inflation qui rogne leur pouvoir d’achat (et que la guerre en Ukraine n’a fait qu’accélérer), et d’une réforme des retraites dont Mme Borne a martelé durant la campagne présidentielle à quel point elle était nécessaire...
Autre motif d’autosatisfaction, l’envol de l’apprentissage suite à sa privatisation : le nombre de contrats conclus atteint 730 000 en 2021, deux fois plus qu'en 2017. Mais s'agit-il d'une bonne nouvelle ? Certes, à court terme l'apprentissage favorise l'insertion professionnelle. Mais on sait qu'à niveau scolaire identique, les jeunes qui s'y engagent à l'issue de la 3ème ont moins de chances d'accéder par la suite à l'enseignement supérieur. On sait aussi que l'apprentissage dans l'enseignement supérieur, très coûteux pour les finances publiques, n'améliore guère l'insertion des jeunes diplômé.es 9. Le tout-apprentissage n'est certainement pas une panacée.
En définitive, le pedigree ou la sensibilité des Ministres ne semble guère affecter les politiques du travail et de l'emploi qui, exécutées rue de Grenelle, demeurent inspirées par les cercles patronaux et élaborées à l’Élysée ou Matignon 10. Depuis plus de vingt ans le ministère a fermement maintenu la barre contre le travail.
Thomas Coutrot, membre d'Attac, économiste et statisticien.
Source :
1 - 17/06/2019
2 - 15/09/2018
3 - https://blogs.mediapart.fr/ateliers-travail-et-democratie/blog/020420/lettre-ouverte-muriel-penicaud-cessez-votre-politique-criminelle
4 - https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publication/second-rapport-du-comite-scientifique-de-levaluation-du-plan-dinvestissement-dans-les-competences
5 - 01/11/2020
6 - Selon le rapport officiel d’évaluation des ordonnances, « en 2019, au total seulement 46,4 % des salariés d’entreprises de 10 salariés sont couverts par une instance dédiée aux questions de sécurité et conditions de travail. En 2017, 74,6 % des salariés étaient couverts par un CHSCT. Cet écart s’explique en grande partie par la suppression de l’obligation d’une CSSCT dans les entreprises de 50 à 300 salariés », https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2021-ordonnances-travail-rapport2021-_decembre.pdf
7 https://www.lefigaro.fr/social/les-syndicats-refusent-de-faire-la-promotion-des-ordonnances-macron-20220111
8 - M. Combes, O. Petitjean, Un pognon de dingue mais pour qui ? L’argent magique de la pandémie, Le Seuil, mai 2022.
9 - Emmanuel, Sulzer, Alberto, Lopez, « Insertion des apprentis : un avantage à interroger »,Céreq Bref n° 346, 2016
10 - Depuis Martine Aubry et sa loi de RTT en 1998. Notons cependant au crédit de la droite le plan d'embauches d'inspecteurs du travail décidé par Gérard Larcher en 2006, qui a fait passer le nombre d'agents de contrôle de 1400 à 2200. Mais l'inspection est de plus en plus chargée du conseil aux employeurs plutôt que de la répression des entorses au code du travail.