Les missions du ministère de l’intérieur se résument ainsi sur son site officiel : « Élaborer et faire respecter les règles garantissant aux citoyens l'exercice des libertés publiques, notamment par le suffrage universel. Protéger la population contre les risques ou fléaux de toute nature et contre les conséquences d'un conflit éventuel ». Il est utile de le rappeler dans une période de crise sociale, écologique et démocratique.
Dans la période récente, Gérald Darmanin a montré qu’il avait manifestement une autre lecture de ces missions. En quelques mois, il aura qualifié les militant·es qui s’opposent aux méga bassines «d’écoterroristes», menacé de couper les subventions à la Ligue des droits de l’Homme, attribué l’entière responsabilité des violences aux manifestant·es et dénoncé le «terrorisme intellectuel d’extrême gauche»... Ce faisant, il ne menace pas seulement les libertés publiques, mais il donne des gages au Rassemblement national dont il reprend les mots.

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La stratégie employée par le ministre de l’intérieur, avec la complicité active du pouvoir et d’un président de la République connu pour ses déclarations provocatrices et clivantes, est connue. Elle évoque une sorte de nouveau point Godwin. On connaît en effet Mike Godwin pour sa théorie empirique selon laquelle plus une discussion en ligne dure, plus la probabilité est grande d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Hitler. Mike Godwin aurait d’une certaine manière actualisé ce que le philosophe Léo Stauss qualifiait de «reductio ad hitlerum» (la «réduction à Hitler»). Le principe est simple : il consiste à disqualifier l’argumentation de l’adversaire et finalement l’adversaire lui-même, en l’associant au pire.
Disqualifier pour menacer
Rarement dans l’histoire de la 5ème République un pouvoir n’avait autant employé cette stratégie : le nouveau point Godwin consiste à disqualifier et discréditer l'opposant·e en l'associant à l'extrémisme voire au terrorisme. Vous êtes opposant ? Vous êtes un extrémiste ! Vous défilez dans une manifestation non autorisée ou vous exposez tout simplement une autre vision de la société ? Vous êtes en dehors de la République ! Vous menez une action de désobéissance civile (et civique) ? Vous êtes un terroriste !
Voici en quelque sorte la stratégie d’un pouvoir qui ne peut plus faire valoir la légitimité de son projet de réforme des retraites. Redisons-le : ce projet est d'autant moins légitime qu'outre l'opposition d'une grande majorité de la population, au premier tour de l'élection présidentielle, moins de 40% des électeurs et électrices ont porté leurs suffrages sur des candidat·es défendant un report de l'âge légal de départ à la retraite. Emmanuel Macron oublie un peu vite ce qu'il a lui-même reconnu au soir du second tour : il n'a été élu que pour faire barrage à l'extrême-droite. En la matière, l'échec est patent et la stratégie pour le moins dangereuse.
La stratégie du pouvoir dépasse désormais la seule question des retraites. Elle est globale et touche à son approche des oppositions et à ce qui gêne son action. L’affaire ne s’arrête en effet pas a la communication : les organisations qui ne rentrent pas dans les critères que le pouvoir fait valoir peuvent être menacées de perdre leurs subventions… voire d’être dissoutes. « Rentrez dans le rang ou subissez ma colère » en quelque sorte.
Il ne doit donc pas y avoir d'alternative !
Si le durcissement du pouvoir est indéniable dans la période, il vient cependant de plus loin. Plusieurs alertes ont ainsi précédé les menaces de dissolution des Soulèvements de la terre et la remise en cause des subventions de la LDH.
En 2021, l'adoption de la loi « confortant le respect des principes de la République », plus connue sous le nom de loi séparatisme avait déjà dépassé une ligne rouge. En exigeant la signature d'un contrat d'engagement républicain, elle instaurait déjà un outil dangereux de contrôle des mouvements sociaux par le pouvoir politique (l'exécutif par le biais des préfectures ou les municipalités).
La dissolution du Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF) et d’autres associations, qui annonçait déjà le mélange de ce que le pouvoir qualifie de « l’islamogauchisme » et de « terroriste » dans un amalgame et une dérive sémantique dangereuse, constituait déjà un abus de pouvoir inquiétant.
Au fond, cette stratégie ne supporte pas le débat et vise à imposer une vision sans alternative possible. Elle n'est d'ailleurs pas nouvelle : les régimes intolérants voire autoritaires ne supportent pas la contradiction et la qualifient de dissidence. Ils n'ont qu'un objectif : la faire taire. Pour cela, ils ont à leur disposition les moyens de la répression d’État (police, justice, armée).
On pourrait se rassurer en émettant l'hypothèse qu'il s'agit d'une stratégie de communication grossière mais in fine inoffensive. Le problème est que dans le même temps, elle s'accompagne de faits : ainsi le pouvoir escamote-t-il le débat parlementaire en utilisant tous les outils constitutionnels à sa disposition pour raccourcir le temps de la délibération à l'Assemblée nationale et au Sénat (LPFRSS, 44.3, 47.1 ou 49.3). Il ne prétend même plus que les organisations syndicales sont des « partenaires sociaux » indispensables au « dialogue social » puisqu'il refuse fermement d'entendre leurs propositions.
Et que dire du mépris du peuple qui s'exprime par le biais des manifestations, qui rassemblent massivement journée de mobilisation après journée de mobilisation ? Emmanuel Macron a provoqué une énième fois en opposant la « foule » à la population alors qu'au fond, celles-ci ne faisaient qu'une, en témoignent les nombreuses enquêtes d’opinion et la participation massive aux manifestations !
Fermer le débat alors que la démocratie doit s'en nourrir
L’appropriation de certains termes vise également à éviter d’en discuter. Il en va ainsi du mot République. Au sens premier, la « Res publica » (la chose publique, qui touche à tout ce qui concerne la vie politique ou de la cité et les affaires de gouvernement) n’est autre qu’un mode d'organisation qui permet à la population d’élire ses représentant·es et le chef d’État, lequel ne détient pas un pouvoir absolu.
Arrêtons-nous un instant sur ce point et posons-nous la question. Une République démocratique pourrait-elle garantir l’intérêt général dans une approche sociale et écologique, loin de la conception d'un État républicain telle qu'elle est portée par le pouvoir ? Après tout, Jaurès ne disait-il pas au 19ème siècle qu’il ne fallait jamais séparer la République des idéaux de justice sociale ? Manifestement, on peut toujours se poser la question et l’ouvrir aux enjeux actuels. Le débat reste donc bel et bien ouvert. À l’évidence, il n’y a donc pas qu’une vision de la République. Celle-ci ne se résume d’ailleurs pas à la 5ème, ni encore moins à sa réduction à des valeurs et à une identité dans lesquelles le RN peut se reconnaître, ni encore à une vision du maintien de l’ordre néolibéral par tous les moyens…
On est légitimement en droit de se demander quelles nouvelles limites seront dépassées et à quoi mènera l’intransigeance du pouvoir. Car dans ce discours, ce sont évidemment les mouvements de gauche qui sont visés tandis que les idées du Rassemblement national, qui attend sagement son heure, triomphent. Pour éviter ce scénario du pire, les écoterroristes et les terroristes intellectuels, les « ultras » et autres justiciables en puissance aux yeux du pouvoir, qui défendent une justice sociale, fiscale et écologique, sont sans doute un des derniers remparts. Pour construire la risposte, rendez-vous aux Assises populaires pour nos libertés du 15 avril et au-delà.
Lou Chesné, Vincent Drezet, Alice Picard, Youlie Yamamoto, porte-paroles d’Attac