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Le jour d’après, dans l’immensité glacée de leur imaginaire monomaniaque, les hommes-calculettes, au profit comme unique passion, lancent, en grand, l’offensive de récupération et d’extension des parts de marché de leur puissance. Ce rêve du jour d’après, ils l’ont minutieusement préparé dans le secret du confinement partagé avec leurs pairs, leurs alliés, leurs espions, leurs hommes de main, leurs serfs. Ils savent que leurs concurrents ont prévu algorithmiquement des stratégies identiques. Le grand jeu peut recommencer au rythme de la reprise de la production de la plus-value et de la spéculation.
Déjà, chacun de ces Dieux vivants du monde d’aujourd’hui (Warren Buffet, Jeff Bezos, Bill Gates, Bolloré, Pinault, Arnault, Bettencourt, Alexeï Mordachov, Ma Huanteng…) réapparaissent et brandissent la foudre dans ce vacarme, pour eux la symphonie de la vie : vendez, achetez. liquidez, virez ( fired l’exprime mieux)
Pour l’essentiel le monde d’après leur est plus favorable, pensent-ils. L’épuration des inactifs a été réalisée au nom du darwinisme social. Et pourquoi donc ces misérables pourraient-ils échapper à cette loi universelle de la disparition du plus faible ?
La cascade des pandémies qui s’annonce va permettre de réorienter en partie leurs investissements et leur créer les moyens d’un développement futur. Une sorte de Grâce qui oint le capitalisme mondialisé.
Aux deux bouts de la chaîne, l’extraction des richesses de la nature, le réchauffement climatique qui lui est lié et la multiplication des désastres épidémiques qui en résultent, leur permettent d’engranger de nouveaux profits. Pendant ces moments gris du confinement, comme auparavant, ils n’ont cessé d’étendre la toile gluante de la mondialisation capitaliste sur le globe dans son entier.
Plus un seul individu, plus un seul pays n’échappent à cette loi du Marché.
Pour cette aube nouvelle, celle du lendemain du premier acte de la première pandémie du siècle, ils se pensent encore plus forts qu’auparavant. Pendant la crise, ils ont accru leur contrôle sur leurs sociétés en rachetant leurs actions à la valeur défaillante grâce à leur cash-flow, renforçant ainsi leur assise.
Leurs créations, tels Amazon et Uber, ont prospéré comme jamais dispersant comme fétus de paille au vent, les résidus commerciaux du siècle précédent. Cette crise achève la mue.
Ils sont armés culturellement grâce à la greffe, qu’ils ont réussie, entre le nobelisé Hayek et l’emprisonné Gramsci. Ils ont parfaitement mené la bataille idéologique et comme dit l’ami Warren Buffet « la lutte des classes existe, et nous l’avons gagnée ».
Ils ont réussi l’exploit d’emprisonner les mots et les pensées à leur profit. Ils ont inventé des substituts ouatés pour décrire la dure réalité.
En Europe, par exemple, dès le milieu des années 1980, ils ont réussi à accoler un signe positif au terme « patron », celui-là même qui révulsait tous les sens de nombre de salariés. Et il faut voir avec quelle délectation goulue, les éditorialistes de leurs médias l’utilisent comme on brandit des icônes. Urbi et Orbi. Amen. Bien sûr ce combat est de tout instant pour que l’habitus se renouvelle génération après génération, à l’identique, sur les questions essentielles. Ils changent l’harmonie pourvu que la mélodie reste identique. Dans cette immense bataille idéologique, vous rappelez-vous l’émission qui lança en France le grand retournement ? Ce « Vive la crise ! » de février 1984, présenté par le populaire Yves Montand où Denis Kessler, Alain Minc et Michel Albert venaient faire la leçon d’austérité au bon peuple, vous parle-t-il encore ?
Bien sûr, dans leurs imaginaires glacés, pour eux l’histoire, sur l’essentiel, s’est bien arrêtée. Chaque événement, même les imprévus, trouvent immédiatement leur case. Le système capitaliste sait manier l’élasticité avec maestria.
Ce matin-là du jour d’après, dans leurs palais classés, au moment où le domestique en livrée et gants blancs vient de déposer le petit déjeuner, ils entendent au loin une clameur qui monte. Elle enfle encore et encore. Et d’un seul coup, ils en perçoivent, tétanisés, la nature. « Nous ne sommes rien, soyons tout » chante-t-on dans les rues. Dans toutes les langues.
Michel Strulovici, 4 avril 2020.
Michel Strulovici, journaliste, est retraité.