Chère Simone,
Depuis quelques années maintenant je lis avec attention vos écrits, et parcours allègrement votre courte vie si pleine pourtant. Le trouble que vous m'offrez me laisse à mon tour sans repos. Vos mots déchirent ma pensée d'une joie malheureuse mais d'une joie pourtant. Vous êtes pour moi, chère Simone un miracle d'intelligence, d'engagement et de justice.
Vous provoquez chez moi, chère Simone, ce jeu que vous exprimez magnifiquement dans votre texte sur l'amitié : un jeu précaire qui est celui de l’être en relation proprement dit, ni en soi, ni en l’autre, mais dans l’espace intermédiaire d’une rencontre à expérimenter, dans l’instabilité. Un être en relation instable, qui ouvrirait l’espace de la pensée. »
Le monde que vous aviez comme « compagnon de travail » a bien changé depuis vos travaux et votre propre entrée à l'usine. Je me demande vraiment ce que vous en penseriez si vous étiez encore vivante parmi les vivantes. Vos préoccupations sur le travail restent, je le crains encore, d’une triste actualité, comme si les transformations de nos sociétés n'avaient en rien invalidé ce que vous écriviez sur les ouvriers et le dégoût du lieu du travail. Il est vrai que les salariés ont acquis des droits, des protections, du temps libre. Que nous sommes devenus, en partie, une société de loisirs. Mais loin de ces acquis sociaux qui sont remis encore aujourd'hui en question, la question de la valeur du travail, du sens du travail, reste encore à un niveau bassement matériel et désespérant. Nous exécutons sans cesse des tâches parfois vides de sens et surtout vides de valeur... L'hyper-flexibilité aujourd'hui est de mise, les usines ferment au sens ouvrier du terme, mais se déploient partout des calls center, des usines de services à 2 tout va... J'ai la curieuse sensation que même les dirigeants aujourd'hui ne savent plus à quelles courbes statistiques se vouer et je ressens hélas ce que vous annonciez hier avec force :
« que dans tous les domaines, tous les hommes qui se trouvent aux postes importants de la vie sociale sont chargés d'affaires qui dépassent considérablement la portée d'un esprit humain. Quant à l'ensemble de la vie sociale, elle dépend de tant de facteurs dont chacun est impénétrablement obscur et qui se mêlent en des rapports inextricables. Ainsi la fonction sociale la plus essentiellement attachée à l'individu, c'est-à-dire celle qui consiste à coordonner, à diriger, à décider, dépasse les capacités individuelles et devient dans une certaine mesure collective et comme anonyme. C’est comme si la fonction de coordonner et de diriger était confiée à une machine étrange, dont les pièces sont des hommes et où les engrenages sont constitués par des règlements, des rapports, des statistiques, et qui se nomme organisation bureaucratique. »
Depuis lors, malgré les droits, les avancées sociales, je me trouve encore dans le tourment d'une organisation sociale aveugle, les droits des industries ont grignoté, comme la rouille le fer, lentement jusqu'à notre capacité de repenser le monde. Un monde dans lequel les pièces sont les hommes et les femmes est bien un monde composé d'esclaves.
Moi-même, dans mon métier (auteur-metteur en scène) pourtant plein de sens et de liberté. Je me sens dans ces temples de la « bien-pensance » à l’étroit. Pris en étau dans une industrie culturelle qui se calque de plus en plus sur le modèle capitaliste doublé d’une logistique bureaucratique pour le moins horripilante (c'est-à-dire tout ce que nous dénonçons dans ce milieu en permanence à grands coups d’éditos et de textes savamment troussés). Notre « petite entreprise » (puisqu’il faut bien l’appeler ainsi) de théâtre est considérée de plus en plus comme une entreprise soumise aux lois du marché. On ne parle plus d’art, mais de production. Dans mes différents rendez-vous ce qui importe ce ne sont plus les valeurs artistiques que nous souhaitons mettre en œuvre ou défendre mais quels sont nos soutiens logistiques. Face aux gestes artistiques que nous souhaitons mener on nous oppose les stratégies de développement et le réseautage permanent car nous dit-on (et nous avec !) « il vous faut bien survivre ».
Je me sens donc entièrement écartelé entre mon rapport au réel et les injonctions de réussite, écartelé comme vous le fûtes en votre temps entre le baptême et ne plus appartenir à la foule des non-baptisés ou entre votre qualité d’ouvrière et votre place à l’université.
Vos textes m'invitent à une méditation active sur ce monde contemporain de l’hyper-flexibilité. Car le dégoût du lieu du travail concerne, comme vous le dites, tout le monde, et les récents événements aujourd'hui le prouvent « car, dites-vous, nulle société ne peut être stable quand toute une catégorie de travailleurs travaille tous les jours, toute la journée, avec dégoût ». Vous dites, pour commencer par les causes, que l'extension formidable du crédit empêche la monnaie de jouer son rôle régulateur en ce qui concerne les échanges et les rapports des diverses branches de la production ; et que c'est bien en vain que l'on essaierait d'y remédier à coups de statistiques. L'extension parallèle de la spéculation aboutit à rendre la prospérité des entreprises indépendante, dans une large mesure, de leur bon fonctionnement ; du fait que les ressources apportées par la production même de chacune d'elles comptent de moins en moins à côté de l'apport perpétuel de capital nouveau. Bref, dans tous les domaines, le succès est devenu quelque chose de presque arbitraire ; il apparaît de plus en plus comme l'œuvre du pur hasard ; et comme il constituait la règle unique dans toutes les branches de l'activité humaine, notre civilisation est envahie par un désordre continuellement croissant, et ruinée par un gaspillage proportionnel au désordre.
Comme vous je pense aussi qu'il n'est pas bon, ni que le chômage soit comme un cauchemar sans issue, ni que le travail soit récompensé par un flot de faux luxe à bon marché qui excite les désirs sans satisfaire les besoins.
C'est vrai chère Simone, moi-même, dans mon métier, pour emprunter à nouveau vos mots : parfois, je ne sais pas ce que je produis, et par suite je n'ai pas le sentiment d'avoir produit, mais de m'être épuisé à vide… Mais mon métier en forme de trait d'union m’amène à côtoyer, à rencontrer, à dialoguer, à entreprendre avec d'autres classes sociales que la mienne... Et j'en arrive à la même conclusion que vous : hélas ! à croire que (malgré tous les efforts des politiques et de la presse grand public) l'humanité se divise en deux catégories, les gens qui comptent pour quelque chose et les gens qui ne comptent pour rien. Quand on est dans la seconde, on en arrive à trouver naturel de ne compter pour rien – ce qui ne veut certes pas dire qu'on ne souffre pas. Moi, je le trouvais naturel. Tout comme, malgré moi, j'en arrive à trouver à présent presque naturel de compter pour quelque chose. (Je dis malgré moi, car je m'efforce de réagir ; tant j'ai honte de compter pour quelque chose, dans une organisation sociale qui foule aux pieds l'humanité.)
Mais la question, pour l'instant, est de savoir si, dans les conditions actuelles, on peut arriver dans le cadre d'un call-center par exemple à ce que les salariés comptent et aient conscience de compter pour quelque chose. Et je crois qu’il ne suffit pas à cet effet qu'un chef s'efforce d'être bon pour eux ; je pense qu'il faut bien autre chose.
-Oui, mais quoi ?
Et, là chère Simone, quels mots trouver pour répondre à cela ? Quels mots justes et neufs, bien qu'anciens déjà pourriez-vous me soumettre ? Je fais alors le vide dans ma page pour vous laisser répondre, de vos réponses sans appel, je crois bien chère Simone que vous me diriez précisément (car c'est là votre obsession) ceci :
Que, quand on est pauvre et dépendant, on a toujours comme ressource, si l'on a l'âme forte, le courage et l'indifférence aux souffrances et aux privations. C'était la ressource des esclaves stoïciens.
D'accord chère Simone, mais vous conviendrez aisément que cette ressource est interdite aux esclaves de l'industrie moderne. Car ils vivent d'un travail pour lequel, étant donné la succession machinale des mouvements et la rapidité de la cadence, il ne peut y avoir d'autre stimulant que la peur et l'appât du salaire. Supprimer en soi ces deux sentiments à force de stoïcisme, c'est se mettre hors d'état de travailler à la cadence exigée. Ce qui voudrait dire mal travailler, c'est-à-dire, pour certains, crever de faim !
-Et je sais bien, car je vous ai lue avec attention que vous allez me répondre que le plus simple pour souffrir le moins possible, serait de rabaisser toute son âme au niveau de ces deux sentiments ; puis, comme je vous connais un peu maintenant vous allez aussitôt rajouter implacablement que ce serait alors se dégrader...
Se dégrader ? Oui mais, Simone, a-t-on jamais le choix de ne pas se dégrader ? Est-ce que vivre ne constitue pas une certaine forme de dégradation naturelle ? Ne sommes-nous pas esclaves de la vie elle-même ? Moi, dis-je en vous volant vos mots et m'en servant de boomerang : je reste persuadé aussi que toute condition où l'on se trouve nécessairement dans la même situation au dernier jour d'une période d'un mois, d'un an, de vingt ans d'efforts qu'au premier jour a une ressemblance avec l'esclavage. La ressemblance est l'impossibilité de désirer une chose autre que celle qu'on possède, d'orienter l'effort vers l'acquisition d'un bien. On fait effort seulement pour vivre. L'unité de temps est alors la journée. Dans cet espace on tourne en rond. On y oscille entre le travail et le repos comme une balle qui serait renvoyée d'un mur à l'autre. On travaille seulement parce qu'on a besoin de manger. Mais on mange pour pouvoir continuer à travailler. Et de nouveau on travaille pour manger. Tout est intermédiaire dans cette existence, tout est moyen, la finalité ne s'y accroche nulle part. La chose fabriquée est un moyen ; elle sera vendue. Qui peut mettre en cette chose fabriquée et vendue son bien ? La matière, l'outil, le corps du travailleur, son âme elle-même, sont des moyens pour la fabrication. La nécessité est partout, le bien nulle part. Alors, au vu de tout cela, comment, oui, comment lutter contre cette dégradation ? Et comment conserver sa dignité quand tout concourt à nous la retirer et faire de nous des esclaves qui s'ignorent ?
Je pense, dit Simone ici parce que c'est pratique tout de même ce faux dialogue, que si l'on veut conserver sa dignité à ses propres yeux, on doit se condamner à des luttes quotidiennes avec soi-même, à un déchirement perpétuel, à un perpétuel sentiment d'humiliation, à des souffrances morales épuisantes ; car sans cesse on doit s'abaisser pour satisfaire aux exigences de la production industrielle, se relever pour ne pas perdre sa propre estime, et ainsi de suite. S'il y a un remède possible à tout cela, à cette chaîne d’implacabilité toute faite, il est d'un autre ordre et plus difficile à concevoir. Il exige un effort d'invention. Il faut changer la nature des stimulants du travail, diminuer ou abolir les causes de dégoût, transformer le rapport de chaque ouvrier avec le fonctionnement de l'ensemble de l'usine, (changer le rapport de chaque salarié avec le fonctionnement de l’ensemble de l’entreprise), le rapport de l'ouvrier avec la machine, et la manière dont le temps s'écoule dans le travail. Il ne faut pas chercher de causes à la démoralisation du peuple. La cause est là ; elle est permanente ; elle est essentielle à la condition du travail. Je pense qu’il est grand temps de concevoir clairement notre but : déchirer le voile que met l’argent entre le travail et le travailleur !
- Oui, d'accord Simone, mais tu admettras (facilement je pense puisque ce sont tes mots) que, malheureusement, aujourd'hui il ne s'agit plus tant de bien organiser le travail que d'arracher la plus grande part possible de capital disponible épars dans la société en écoulant des actions, et d'arracher ensuite la plus grande quantité possible de l'argent dispersé de toutes parts en écoulant des produits ; tout se joue dans le domaine de l'opinion et presque de la fiction, à coups de spéculation et de publicité. En un mot, il s'agit à présent dans la lutte pour la puissance économique bien moins de construire que de conquérir ; et comme la conquête est destructrice, le système capitaliste s'oriente tout entier vers la destruction. Les moyens de la lutte économique, publicité, luxe, corruption, investissements formidables reposant presque entièrement sur le crédit, écoulement de produits inutiles par des procédés presque violents, spéculations destinées à ruiner les entreprises rivales, tendent tous à saper les bases de notre vie économique bien plutôt qu'à les élargir.
- Tu ne crois pas si bien dire cher auteur-lecteur, et les milieux que l'on nomme dirigeants sont atteints par la même passivité que tous les autres, du fait que, débordés comme ils sont par un océan de problèmes inextricables, ils ont depuis longtemps renoncé à diriger. On chercherait en vain, du plus haut au plus bas de l'échelle sociale, un milieu d'hommes en qui puisse un jour germer l'idée qu'ils pourraient, le cas échéant, avoir à prendre en mains les destinées de la société…
-Oui, mais attention Simone, les déclamations des fascistes pourraient faire illusion à ce sujet… Il y a une brèche largement ouverte en ce moment... Nous ne le voyons que trop... Déjà que certains de vos écrits sont récupérés...
-Oui, oui, elles pourraient faire illusion mais elles sont creuses !!! Comme il arrive toujours, la confusion mentale et la passivité laissent libre cours à l'imagination. De toutes parts on est obsédé par une représentation de la vie sociale qui, tout en différant considérablement d'un milieu à l'autre, est toujours faite de mystères, de qualités occultes, de mythes, d'idoles, de monstres ; chacun croit que la puissance réside mystérieusement dans un des milieux où il n'a pas accès, parce que presque personne ne comprend qu'elle ne réside nulle part, de sorte que partout le sentiment dominant est cette peur vertigineuse que produit toujours la perte du 6 contact avec la réalité. Chaque milieu apparaît du dehors comme un objet de cauchemar. Par exemple, dans les milieux qui se rattachent au mouvement ouvrier, les rêves sont hantés par des monstres mythologiques qui ont noms Finance, Industrie, Bourse, Banque et autres…
-Oui, je vois... Et les grands patrons rêvent d'autres monstres qu'ils nomment meneurs, agitateurs, démagogues, Gilets Jaunes…
-Enfin, les politiciens considèrent les capitalistes comme des êtres surnaturels qui possèdent seuls la clef de la situation, et réciproquement. Chaque peuple regarde les peuples d'en face comme des monstres collectifs animés d'une perversité diabolique. On pourrait développer ce thème à l'infini. Rien n'est plus facile que de répandre un mythe quelconque à travers toute une population. On dit souvent que la force est impuissante à dompter la pensée ; mais pour que ce soit vrai, il faut qu'il y ait pensée. En apparence presque tout s'accomplit de nos jours méthodiquement, mais en réalité l'esprit méthodique disparaît progressivement, du fait que la pensée trouve de moins en moins où mordre.
- Tout cela est bien joli Simone, mais n’y a-t-il pas là une situation pitoyable ? Une quadrature du cercle infernale ? Vous le savez bien puisque vous l'avez écrit. On se trouve, sans aucun recours, sous le coup d'une force complètement hors de proportion avec celle qu'on possède, force sur laquelle on ne peut rien, par laquelle on risque constamment d'être écrasé – et quand, l'amertume au cœur, on se résigne à se soumettre et à plier, on se fait mépriser pour manque de courage par ceux qui manient cette force. D'esclaves que nous sommes nous nous faisons en plus traiter d'esclaves. Sans compter que nous sommes aussi esclaves de l'idéologie capitaliste. Comme si cette idéologie était naturelle, comme s'il n'y avait rien d'autre de possible ? Comme si tout était verrouillé par une puissance surnaturelle à nos yeux...
- Mais oui, et c’est bien là l’absurdité d’un tel système. Il faut bien que tu comprennes que conserver la puissance est, pour les puissants, une nécessité vitale, puisque c'est leur puissance qui les nourrit ; or ils ont à la conserver à la fois contre leurs rivaux et contre leurs inférieurs, lesquels ne peuvent pas ne pas chercher à se débarrasser de maîtres dangereux ; car, par un cercle sans issue, le maître est redoutable à l'esclave du fait même qu'il le redoute, et réciproquement ; et il en est de même entre puissances rivales.
- Oui, c'est le problème même du pouvoir... Je pense ici à la phrase d'Alain votre maître : « plus beau que celui qui n'aime pas obéir, celui qui n'aime pas commander » ... il faudrait ne pas exercer tout le pouvoir que l'on possède... Ce serait là une vraie vertu, une valeur sacrée à exercer contre le pouvoir...
- Le problème vois-tu, pour être plus précise, c’est qu'il n'y a jamais « pouvoir », mais seulement « course au pouvoir », et que cette course est sans terme, sans limite, sans mesure, il n'y a pas non plus de limite ni de mesure aux efforts qu'elle exige ; ceux qui s'y livrent, contraints de faire toujours plus que leurs rivaux, qui s'efforcent de leur côté de faire plus qu'eux, doivent sacrifier non seulement l'existence des esclaves, mais la leur propre et celle des êtres les plus chers...
- Oui, oui je vois... c'est ainsi qu'Agamemnon immolant sa fille revit dans les capitalistes qui, pour maintenir leurs privilèges, acceptent d'un cœur léger des guerres susceptibles de leur ravir leurs fils. C'est ça ?
- C'est ça dit Simone, approuvant sa propre métaphore théâtrale dans mes lignes. Puis de sa petite voix ferme et de ses doigts jaunis par le tabac, elle poursuivit dans la page : comme le pouvoir qu'exerce réellement un être humain ne s'étend qu'à ce qui se trouve effectivement soumis à son contrôle, le pouvoir se heurte toujours aux bornes mêmes de la faculté de contrôle, lesquelles sont fort étroites. Car aucun esprit ne peut embrasser une masse d'idées à la fois ; aucun homme ne peut se trouver à la fois en plusieurs lieux ; et pour le maître comme pour l'esclave la journée n'a jamais que vingt-quatre heures.
-Sur cet argument-là, chère Simone, je pense déjà que pour ne plus se sentir esclave il serait bon de plafonner les salaires ! Que les 24h des dirigeants et ceux des salariés aient enfin quelque chose en commun et ne soient plus une abstraction. Ce serait déjà quelque chose ce temps commun... Mais excuse-moi, je m’égare chère Simone, revenons donc à nos moutons et au panurgisme, c'est-à-dire à la domination collective… Enfin si tu le veux bien...
Simone hocha la tête et le voulut bien, puisqu'elle n'avait finalement pas le choix, esclave elle-même de ma propre écriture et moi-même esclave de sa propre pensée. Elle pencha sa tête et me regarda par-delà l'infini et les verres épais de ses lunettes. Par un renversement étrange, vois-tu, cette domination collective se transforme en asservissement dès que l'on descend à l'échelle de l'individu, et en un asservissement assez proche de celui que comporte la vie primitive.
- Là, grossièrement je vous coupe, vous n'allez pas me faire le coup de c'était mieux avant ???
A son tour, d'un geste sec elle coupa court à mon intervention. Attends, dit-elle... Les efforts du travailleur moderne lui sont imposés par une contrainte aussi brutale, aussi impitoyable et qui le serre d'aussi près que la faim serre de près le chasseur primitif ; depuis ce chasseur primitif jusqu'à l'ouvrier de nos grandes fabriques, en passant par les travailleurs égyptiens menés à coups de fouet, par les esclaves antiques, par les serfs du moyen âge que menaçait constamment l'épée des seigneurs, les hommes n'ont jamais cessé d'être poussés au travail par une force extérieure et sous peine de mort presque immédiate.
- Oui ? Et ?
- Et comme l'homme puissant ne vit que de ses esclaves, l'existence d'un monde inflexible lui échappe presque entièrement ; ses ordres lui paraissent contenir en eux-mêmes une efficacité mystérieuse ; il n'est jamais capable à proprement parler de vouloir, mais est en proie à des désirs auxquels jamais la vue claire de la nécessité ne vient apporter une limite. Comme il ne conçoit pas d'autre méthode d'action que de commander, quand il lui arrive, comme cela est inévitable, de commander en vain, il passe tout d'un coup du sentiment d'une puissance absolue au sentiment d'une impuissance radicale, ainsi qu'il arrive souvent dans les rêves ; et les craintes sont alors d'autant plus accablantes qu'il sent continuellement sur lui la menace de ses rivaux. Quant aux esclaves, ils sont, eux, continuellement aux prises avec la matière ; seulement leur sort dépend non de cette matière qu'ils brassent, mais de maîtres aux caprices desquels on ne peut assigner ni lois ni limites. Dans l'exécution même du travail, la subordination d'esclaves irresponsables à des chefs débordés par la quantité des choses à surveiller, et d'ailleurs irresponsables eux aussi dans une large mesure, est cause de malfaçons et de négligences innombrables.
- Bon, mais tout cela on le sait aujourd'hui... Des mouvements voient le jour un peu partout... Nous pouvons avoir prise sur cela, non ?
- Le pire à mes yeux, me dit Simone un peu lasse, c’est que jamais encore dans l'histoire un régime d'esclavage n'est tombé sous les coups des esclaves.
- Alors là je ne sais pas... Il y a bien eu des révoltes quand même ?
Après un court temps dans le temps, Simone reprit : la vérité, c'est que, selon une formule célèbre, l'esclavage avilit l'homme jusqu'à s'en faire aimer ; que la liberté n'est précieuse qu’aux yeux de ceux qui la possèdent effectivement ; et qu'un régime entièrement inhumain, comme est le nôtre, loin de forger des êtres capables d'édifier une société humaine, modèle à son image tous ceux qui lui sont soumis, aussi bien opprimés qu'oppresseurs. Partout, à des degrés différents, l'impossibilité de mettre en rapport ce qu'on donne et ce qu'on reçoit a tué le sens du travail bien fait, le sentiment de la responsabilité, a suscité la passivité, l'abandon, l'habitude de tout attendre de l'extérieur, la croyance aux miracles. Avec les bagnes industriels que constituent les grandes usines ainsi que les grandes entreprises, on ne peut fabriquer que des esclaves, et non pas des travailleurs libres, encore moins des travailleurs qui constitueraient une classe dominante.
Simone fit une pause de sociétaire puis reprit de manière étrangement théâtrale : et avec des canons, des avions, des bombes, on peut répandre la mort, la terreur, l'oppression, mais non pas la vie et la liberté. Avec les masques à gaz, les abris, les alertes, on peut forger de misérables troupeaux d'êtres affolés, prêts à céder aux terreurs les plus insensées et à accueillir avec reconnaissance les plus humiliantes tyrannies, mais non pas des citoyens.
- D'accord dis-je en lui emboîtant le pas... Avec la grande presse, la télévision, internet, on peut faire avaler par tout un peuple, en même temps que le petit déjeuner ou le repas du soir, des opinions toutes faites et par là même absurdes, car même des vues raisonnables se déforment et deviennent fausses dans l'esprit qui les reçoit sans réflexion ; on ne peut avec ces choses susciter même un éclair de pensée.
- Et sans usines, sans armes, sans grande presse on ne peut rien contre ceux qui possèdent tout cela. Et il en est ainsi hélas pour tout. Je reste persuadée que les moyens puissants sont oppressifs, les moyens faibles sont inopérants.
- Mais pourtant vous disiez que même une force personnelle et infinitésimale pouvait à coup sûr changer les choses ?
Il y tout de même des organisations, des syndicats, des garde-fous à tout cela... - Je t’assure, et tu excuseras au demeurant ce tutoiement que tu m'imposes à ton endroit, que toutes les fois que les opprimés ont voulu constituer des groupements capables d'exercer une influence réelle, ces groupements, qu'ils aient eu nom partis ou syndicats, ont intégralement reproduit dans leur sein toutes les tares du régime qu'ils prétendaient réformer ou abattre, à savoir l'organisation bureaucratique, le renversement du rapport entre les moyens et les fins, le mépris de l'individu, la séparation entre la pensée et l'action, le caractère machinal de la pensée elle-même, l'utilisation de l'abêtissement et du mensonge comme moyens de propagande, et ainsi de suite.
- Alors, si je te suis bien chère Simone, l'unique possibilité de salut consisterait dans une coopération méthodique de tous, puissants et faibles, en vue d'une décentralisation progressive de la vie sociale.
- Oui, mais l'absurdité d'une telle idée saute immédiatement aux yeux. Une telle coopération ne peut pas s ‘imaginer même en rêve dans une civilisation qui repose sur la rivalité, sur la lutte, sur la guerre.
- Tu es bien défaitiste, je pense qu'aujourd'hui, il pourrait bien arriver que les financiers, les spéculateurs, les actionnaires, les collectionneurs de sièges d'administrateurs, les rentiers, tous ces parasites petits et grands, soient un beau jour balayés. Cela pourrait bien aussi s'accompagner d'événements violents dis-je, les yeux pleurant de gaz lacrymogène que venaient d'envoyer gratuitement sur les familles jaunes et chantantes la brigade de CRS...
- Oui, mais comment croire que ceux qui peinent en esclaves deviendront, du coup, des citoyens dans une économie nouvelle ? D'autres qu'eux seront les bénéficiaires de l'opération, tu ne penses pas ? Moi oui, car chez ceux qui ont subi trop de coups, comme les esclaves, cette partie du cœur que le mal infligé fait crier de surprise semble morte.
- Mais elle ne l'est jamais tout à fait, non ?
- C'est vrai, tu as raison de me poser ma question, mais je crois qu'elle ne peut plus crier. Elle est établie dans un état de gémissement sourd et ininterrompu. Mais même chez ceux en qui le pouvoir du cri est intact, ce cri ne parvient presque pas à s'exprimer au-dedans ni au-dehors en paroles suivies. Le plus souvent, les paroles qui essaient de le traduire tombent complètement à faux. Cela est d'autant moins évitable que ceux qui ont le plus souvent l'occasion de sentir qu'on leur fait du mal sont ceux qui savent le moins parler.
- Je sais, je sais que mon agilité langagière fait de moi quelqu'un qui a le vocabulaire de la classe dirigeante...
- Cela peut sembler lyrique mais la nécessité impitoyable qui a maintenu et maintient sur les genoux les masses d'esclaves, les masses de pauvres, les masses de subordonnés, n'a rien de spirituel ; elle est analogue à tout ce qu'il y a de brutal dans la nature. Et pourtant elle s'exerce apparemment en vertu de lois contraires à celles de la nature. Comme si, dans la balance sociale, le gramme l'emportait sur le kilo. Et le pire dans tout cela c’est que l'oppression exercée par la machine de l'État se confond avec l'oppression exercée par la grande industrie ; cette machine se trouve automatiquement au service de la principale force sociale, à savoir le capital, autrement dit l'outillage des entreprises industrielles. Ceux qui sont sacrifiés au développement de l'outillage industriel, c'est-à-dire les prolétaires (mais oui n’ayons pas peur des mots), sont aussi ceux qui sont exposés à toute la brutalité de l'État, et l'État les maintient par force esclaves des entreprises.
- Oui enfin l’État, l’État, l’État n'est plus ce qu'il était... Il courbe lui aussi l'échine face aux entreprises... Toi-même tu disais que sur le marché du travail, l'ouvrier se vend au patron ; mais, quand il a franchi le seuil de la fabrique, il devient l'esclave de l'entreprise.
- Mais je persiste et signe... Aristote l'admettait quand il posait pour condition à l'émancipation de tous les hommes l'apparition « d'esclaves mécaniques » qui assumeraient les travaux indispensables ; et c'est, en somme, cette vue d'Aristote qui sert de base à la conception marxiste de la révolution. Cette vue serait juste si les hommes étaient conduits par le désir du bien-être, si les exigences insensées de la lutte pour le pouvoir laissaient seulement le loisir de songer au bien-être.
- Oui, il faudrait pour éviter cela que les spécialistes, ingénieurs et autres, aient suffisamment à cœur, non seulement de construire des objets, mais de ne pas détruire des hommes. Non pas de les rendre dociles, ni même de les rendre heureux, mais simplement de ne contraindre aucun d'eux à s'avilir. Pour cela, il faut qu'il y ait autour de chaque personne de l'espace, un degré de libre disposition du temps, des possibilités pour le passage à des degrés d'attention de plus en plus élevés, de la solitude, du silence. Il faut en même temps que la personne soit dans la chaleur, pour que la détresse ne la contraigne pas à se noyer dans le collectif.
Et Simone reprit du vin et la parole : si tel est le bien, il semble difficile d'aller beaucoup plus loin dans le sens du mal que la société moderne, même démocratique. Une usine moderne n'est peut-être pas très loin de la limite de l'horreur. Chaque être humain y est continuellement harcelé, piqué par l'intervention de volontés étrangères, et en même temps l'âme est dans le froid, la détresse et l'abandon.
- Vous avez raison lui dis-je doucement : Il faut à l'homme du silence chaleureux, on lui donne un tumulte glacé...
- Parfaitement dit ici Simone se rallumant encore une cigarette et essuyant une larme intempestive de solidarité. Si des réformes efficaces étaient accomplies, cet obstacle disparaîtrait peu à peu. Bien plus, le souvenir de l'esclavage récent et les restes d'esclavage en train de disparaître seraient un stimulant puissant pour la pensée pendant le cours de la libération. Une culture ouvrière ou salariale a pour condition un mélange de ceux qu'on nomme les intellectuels – nom affreux, mais aujourd'hui en mérite-t-on un plus beau ? – avec les travailleurs. Il est difficile qu'un tel mélange soit réel. Mais la situation actuelle y est plutôt favorable je crois tant il faut trouver n’importe quel travail pour survivre... Tant on se sent tous pillés de nos ressources vitales.
- Bon alors il faut une bonne révolution pour mettre le système à plat dis-je crânement en trinquant avec elle !
Simone fut sans appel à mon égard : t'écoutes, t'écoutes, mais tu n'entends pas... Elle finit son verre cul-sec... La conclusion c'est que rien de tout cela ne peut être aboli par une révolution ; au contraire, tout cela doit avoir disparu avant qu'une révolution puisse se produire ; ou, si elle se produit auparavant, ce ne sera qu'une révolution apparente, qui laissera l'oppression intacte ou même l'aggravera. Car rien ne permet d'affirmer aux ouvriers, aux salariés, aux chômeurs qu'ils ont une mission, une « tâche historique », comme disait Marx, qu'il leur incombe de sauver l'univers. Il n'y a aucune raison de leur supposer une pareille mission plutôt qu'aux esclaves de l'antiquité ou aux serfs du moyen âge. Comme les esclaves, comme les serfs, ils sont malheureux, injustement malheureux ; il est bon qu'ils se défendent, il serait beau qu'ils se libèrent ; il n'y a rien à en dire de plus.
Puis après un silence à couper au couteau elle acheva cette lettre comme un couperet : être libre et souverain, en qualité d'être pensant, pendant une heure ou deux, et esclave le reste du jour, est un écartèlement tellement déchirant qu'il est presque impossible de ne pas renoncer, pour s'y soustraire, aux formes les plus hautes de la pensée. Sur ces mots elle disparut, mais pas complètement...
Une présence tenace persiste en moi ainsi qu'une menace oppressante au-dessus de moi...
Et les nuages qui s’agglutinent au loin n'ont jamais été aussi beaux à pleurer !
Précision : Ce texte est repris d’une communication pour le colloque de patristique de La Rochelle du 5 et 6 octobre 2019 sur l’esclavage à partir des nombreux ouvrages de Simone Weil dont principalement L'enracinement, Causes et réflexions sur la liberté et l'oppression sociale, L'amitié, Journal d'usine publiés dans le recueil Œuvres complètes de Simone Weil aux éditions Quarto dont je recommande particulièrement et la lecture et la méditation...
Antoine Wellens, 15 avril 2020
Agrandissement : Illustration 2
MUNITIONS (ressources complémentaires)
État de Weil, sur le site internet du Primesautier théâtre : ICI
A ECOUTER
Simone Weil, philosophe sur tous les fronts, série de quatre émissions sur France Culture. ICI
A VOIR
Pourquoi il faut lire Simone Weil aujourd’hui Une hausse du revenu des travailleurs au smic pour répondre à la colère des "gilets jaunes" ? Pas suffisant selon la philosophe-ouvrière Simone Weil (1909-1943), pour qui il faut répondre aux "besoins de l'âme". Deux philosophes spécialistes de sa pensée expliquent en quoi son oeuvre est plus que jamais d'actualité et utile à notre temps marqué par la colère des travailleurs. A voir ICI
A LIRE
Cahier de l’Herne consacré à Simone Weil (janvier 2014).
Simone Pétrement, La vie de Simone Weil, éditions Fayard
L’enracinement, projet de constitution. En 1942, Simone Weil rejoint De Gaulle à Londres. Elle est chargée de rédiger une déclaration des droits de la personne. Publiée sous le nom de l'Enracinement à titre posthume, cette déclaration est en fait un prélude à une déclaration des devoirs envers l'homme. Pourquoi substituer devoirs à droits ? Texte intégral (PDF) de L’Enracinement (Gallimard, 1949) : ici.
Ludivine Benard, « Simone Weil, la vérité pour vocation » (éditions L’Escargot, février 2020). Ludivine Benard revient sur ce personnage complexe, entre anarchisme et christianisme, et aux identités multiples (professeure de philosophie, syndicaliste, ouvrière, travailleuse aux champs, engagée sur le front espagnol en 1936, puis dans la Résistance), mû par le souci constant de la vérité et de la justice. Bonnes feuilles à lire sur le blog du Comptoir : ICI.
Simone Weil / Joe Bousquet. Joë Bousquet fut, par essence, écrivain du confinement. Touché à la colonne vertébrale à 21 ans, il fut paralysé à vie des membres inférieurs. Cloîtré dans sa chambre de Carcassonne, il écrivit sans relâche, créa en 1928 la revue Chantiers, fusionnée en 1930 avec les Cahiers du Sud. J. Paulhan, J. Cassou, P. Éluard, et de nombreux peintres furent ses amis et correspondants. En 1942, Jean Ballard, directeur des Cahiers du Sud, organise une rencontre entre Simone Weill et Joë Bousquet. Leur conversation, qui dura toute une nuit, fut suivi d’une correspondance brève mais intense. Intellectuellement, beaucoup les opposait : l'une avait fait le choix, remontant à Platon, du réel contre le rêve ; pour l'autre, au contraire, la quête du réel passait par le rêve. Ce fut pourtant le poète qui amena la philosophe à l'aveu des états mystiques qu'elle connaissait. Délivrée en quelque sorte de son secret, Simone Weil put alors laisser libre cours au flot tumultueux et magnifique de ses grands textes mystiques qui, tous, précédèrent son départ pour les États-Unis. Ainsi, sans cette rencontre et les lettres qui suivirent, notre connaissance de Simone Weil et de son œuvre demeurerait incomplète.
L'intensité de l'amitié qui se noua entre ces deux êtres laissa pourtant intacte la singularité de chacun. C'est ce que sut résumer Joë Bousquet en une phrase lapidaire : « Ses pensées étaient les miennes mais elle se reposait dans les pensées qui m'ôtaient le repos. »
Cette correspondance jusque là inédite a été récemment éditée par Claire Paulhan. Lire ICI