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Billet de blog 27 juillet 2022

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Actons l'échec de TousAntiCovid

Alors que le temps du bilan semble être venu avec l'adoption par le Sénat hier de la loi "mettant fin aux régimes d’exception créés pour lutter contre l’épidémie liée à la covid 19", il semblerait que TousAntiCovid soit passé entre les mailles du filet de l'évaluation critique. Plutôt que de continuer à financer une application liberticide, il est temps d'y mettre fin.

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Ce mardi 26 juillet, le Sénat a validé le projet de loi "mettant fin aux régimes d’exception créés pour lutter contre l’épidémie liée à la covid 19", qui arbitre grosso modo entre les dispositifs qui doivent être maintenus afin de continuer à gérer la pandémie, et ceux qui sont manifestement disproportionnés. Si les décisions prises dans ce cadre sont déjà fort discutables, le versant techno-solutionniste des mesures contre le Covid n'a tout simplement pas été discuté. Pourtant, TousAntiCovid représente un bel exemple de naufrage de la gestion de la pandémie, de son concept à son implémentation, et de sa gouvernance à son évaluation.

"Ce n'est pas dans la culture française"


Lorsque la pandémie éclate, la dérive autocratique de pays asiatiques agit tout d'abord comme un repoussoir. Traquer les interactions de l'ensemble des citoyens en permanence est une nouvelle brique du crédit social, les smartphones sont les yeux d'un BigBrother despotique. Le ministre de l'intérieur Christophe Castaner déclare alors qu'une telle application, "ce n'est pas dans la culture française". Le traçage est alors décrit fidèlement : un outil de répression étatique, intrusif à chaque instant, stigmatisant ceux qui sont les plus discriminés, créant une société à deux vitesses entre citoyens légitimes car munis d'un smartphone récent, dont l'énergie utilisée pour le Bluetooth est négligeable par rapport à celle nécessaire pour les applications tendances du moment, et de l'autre les marginaux ne pouvant se payer ce passeport numérique.

La crainte d'abus policiers des applications de traçage s'est vérifiée depuis, avec des cas documentés aussi bien à Singapour qu'en Australie et en Allemagne. A contrario, aucun pays n'a pu démontrer l'efficacité d'une application de traçage, que ce soit par elle-même ou en complément de dispositif manuel. 
La transmission du virus dépend en effet de facteurs un peu plus complexes que ceux mesurés par le Bluetooth : aération de la pièce, port d'un masque, comportement à risque, vulnérabilité des individus... Et les personnes les plus vulnérables - les personnes âgés - et celles ayant formé le vivier de contaminations - les plus jeunes - sont également celles les moins équipées de smartphones compatibles.

Un placebo politique


Pourtant, trois mois après la déclaration de ne pas recourir à une telle application, StopCovid est lancé en juin 2020. Il faut alors justifier la réouverture de l'économie. Mettre en scène la start-up nation via la French tech illustre la possibilité d'apprendre à vivre avec le virus. Si le choix de recourir à une application de traçage est une déjà erreur en soi, comme le souligne de nombreux chercheurs français, Stopcovid fait encore pire que nécessaire. 

Le développement en est confié à l'Inria, faisant fi de toute démocratie interne et engendrant des tensions vives au sein de l'institut. Il faut aller vite, et heureusement de nombreuses entreprises privées se joignent bénévolement à l'effort. Gratuitement ? Sans mégoter sur le mécénat de compétences -- qui ouvre une réduction d'impôt de 60% du montant du salaire chargé du salarié mis à disposition -- cette gestion de projet a surtout mené à une plainte d'Anticor pour favoritisme dans l’attribution des contrats, qui n’auraient été soumis à aucune procédure de passation de marché public.

Le désir de souveraineté mène aussi au refus de l'utilisation des API développées par Google et Apple. Si l'objectif d'indépendance est louable, il est avant tout un déni de réalité du contrôle actuel des smartphones par celle-ci. Apple, soucieux de ne pas créer de précédent dans l'autorisation de partage de données disproportionné, a tout simplement refusé de faire fonctionner TousAntiCovid en arrière plan, rendant donc l'application inutilisable. Au-delà de se priver des smartphones d'Apple, la France a également de se priver de l'Europe, en ne passant pas par le même protocole que les autres applications européennes. Finalement, avec son protocole centralisé, TousAntiCovid est la seule application européenne déployée qui ne pourra jamais permettre la compatibilité avec d'autre applications européennes.

"Ce n'est pas un échec, ça n'a pas marché"


La réception de TousAntiCovid est à la hauteur de son développement. Le 15 octobre, plus de quatre mois après son lancement, Gilles Bouleau interpelle ainsi Emmanuel Macron sur les statistiques pathétiques de StopCovid : seules 493 personnes auraient été notifiées par l'application, alors qu'à cette période, 20 000 personnes sont testées positives chaque jour. La réponse du président -- "je ne dirai pas que c'est un échec, je dirais que ça n'a pas marché" -- montre le refus de toute évaluation critique à ce sujet : pas de changement de méthodes prévues, mais un nouveau marketing et de nouvelles incitations via l'ajout d'informations pratiques sont prévues : Stopcovid fait sa Renaissance en devenant TousAntiCovid.

Finalement, après les multiples avis de la CNIL, il a bien fallu fournir un simulacre d'évaluation. Tout a été fait pour que ça se passe bien : pas de statistiques directes sur l'utilisation effective qui seraient rendu impossibles par le protocole utilisé, mais principalement une enquête de Kantar faite directement via l'application, ne prenant donc en compte que l'avis d'utilisateurs assidus : le rapport1 reconnaît lui-même la non-représentativité de l'échantillon. Pire encore, les chiffres sensés confirmer l'utilité de l'application ne font que la discréditer davantage. Si on s'y targue de 2,3% de cas détectés à la suite de notifications, il ne faut pas oublier que c'est la proportion de tests positifs à cette période. Autrement dit, on se vante d'être aussi bon pour détecter les cas que le hasard : on n'augmente pas la probabilité d'être positif au Covid par rapport aux autres personnes qui se testent, contrairement au traçage manuel, où un cas contact avait 17 à 24% de chances d'être positif à la même période. Même sur les délais d'alerte, la version numérique fait pire que la version manuelle.

"Mettre fin à ce dispositif"


Face à cet échec sur tous les plans, il est temps de suivre les recommandations de la CNIL et de "mettre fin à ce dispositif dès que son utilité n’est plus caractérisée". Ce n'est pas tant pour économiser les plus de 200 000 euros mensuels d'argent public que pour éviter de laisser l'accoutumance au traçage se faire. L'évaluation insincère de TousAntiCovid est caractéristique des expérimentations que l'État compte pérenniser : reconnaitre un échec est impossible. 

TousAntiCovid est un exemple paradigmatique de la Smart City : on abolit l'échange humain pour favoriser l'alerte et le QR code. Cela popularise la contre-vérité scientifique que le danger vient de l'Autre croisé au hasard dans l'espace public. Plus besoin de parler ou même de connaitre les gens que l'on côtoient, ce sont nos smartphones qui échangent les informations. Plutôt que de faire preuve de souveraineté, soutenir TousAntiCovid c'est banaliser le traçage comme un outil comme un autre, et donc favoriser son acceptation quand il émane de Gafam ou même d'employeurs souhaitant "protéger" leurs employés. L'État ne fait pas un cordon sanitaire contre l'exploitation des données personnelles par les Gafam, mais montre son envie de les imiter, sans oublier qu' l'État dispose d'une force répressive contrairement aux entreprises.

Si tout ceci n'était pas suffisant, le rapport d'information du Sénat "sur les crises sanitaires et outils numériques : répondre avec efficacité pour retrouver nos libertés" nous éclaire sur la dérive à craindre. Certes, ce document est manifestement un peu particulier : "Deuxièmement, tout ceci n’est pas le problème. Si une « dictature » sauve des vies pendant qu’une « démocratie » pleure ses morts, la bonne attitude n’est pas de se réfugier dans des positions de principe, mais de s’interroger sur les moyens concrets, à la fois techniques et juridiques, de concilier efficacité et respect de nos valeurs." mais il donne un aperçu des bonnes idées possibles : automatisation du traitement des dossiers médicaux, discrimination génétique, "contrôle effectif, exhaustif et en temps réel du respect des restrictions par la population", maintien des données pendant des années au cas où une maladie à long temps d'incubation émergerait. Après tout, "Que faire si, dans une situation où les autorités seraient déjà débordées, le contrôle social par le voisinage ou l’employeur était la seule alternative ?"

À titre individuel, désinstaller TousAntiCovid pour ne plus cautionner cet outil inutile et dangereux est un minimum. Viendra le moment où l'on nous expliquera que les seules raisons de l'échec de TousAntiCovid étaient son trop grand respect de la vie privée, et qu'il faut plus de données, plus d'intrusion, plus d'intelligence artificielle pour valoriser ses données : ne suivons pas ce miroir aux alouettes qui instrumentalise la peur d'un virus pour contrôler les déplacements de chacun.

1. Le lien est curieusement mort, heureusement il reste disponible sur les archives du web.

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