J’ai entendu pendant des nuits les tirs de mortier d’artifice et rassuré mes enfants. J’ai découvert au petit matin les magasins ravagés. Avec ce paradoxe qu’on ressent ici en Seine-Saint-Denis : regretter les pillages qui se retournent contre ceux qui galèrent, contre le propriétaire du petit bureau de tabac, contre les parents d’une crèche incendiée. Mais comprendre la rage et les raisons de la colère qui se déchaîne.
Cinq jours de révoltes dans les quartiers populaires. Cinq jours qui ne sont pas les premiers. 2005. 1983, 1991, 1995, 1997… A Paris, Rouen, Vaux en Velin, Laval, Sartrouville… Cinq jours qui ne seront pas les derniers. Car comme les fois précédentes, les raisons ne sont pas analysées, encore moins prises en compte, pour agir. Pire encore, la réalité de la relégation est niée, effacée dans la parole des plus hauts responsables politiques.
Niée, la réalité des violences policières et des contrôles au faciès quotidiens que subissent les jeunes gens qui vivent dans ces quartiers. Récusé, le racisme systémique dans la police. Niées, les 13 morts inadmissibles l’année dernière, au nom d’un “refus d’obtempérer”.
Niées, la pauvreté grandissante dans ces quartiers, l’inflation qui affame et épuise les familles après deux années de confinements. Rabaissés, caissières, femmes de ménage, agents de sécurité, qui triment parfois de 5h du matin à 21h pour espérer gagner un peu plus d’un SMIC. Incriminées, accusées de ne pas bien surveiller leurs enfants, ces mères isolées que les lois et la pauvreté ont poussé à travailler le dimanche ou la nuit.
Nié, le néant auquel font face beaucoup de ces jeunes. Les taux de chômage sont colossaux - près de 3 fois le taux moyen national dans les quartiers “Politique de la ville” - , en raison notamment d’une discrimination prouvée à l’embauche. Niés aussi, l’impuissance de l’école publique à répondre aux urgences, faute de moyens.
Nié encore, l’enclavement géographique, la ségrégation spatiale, en lien avec les transports urbains défaillants et l’absence quasi totale de contrainte sur les communes qui refusent de pratiquer la mixité. Les choix d'urbanisation offrent quant à eux pour distraction principale "le mall" à l'américaine, qui fabrique de la tentation, suivie de frustration : dans le quartier du Londeau, à Noisy-le-Sec, le premier contact immédiat avec l’extérieur passe par la visite au Centre commercial Rosny 2.
Niée enfin, la responsabilité de l’Etat puisque toute la faute est mise sur le dos des parents, des jeux vidéos, voire de la France insoumise. Rien n’est dit sur la fragilisation des lieux qui éduquent, rassemblent, recadrent. Rien n’est dit sur la chute des moyens pour les associations, les centres sociaux, les maisons de quartier… Comme l’écrit le sociologue François Dubet, “les jeunes s’en prennent aux symboles – celui de l’Etat qui les réprime et celui de la consommation qui les frustre”. Ceux de la République dont ils pensent qu’elle les a trahis.
Comme tout le monde, n’en déplaise aux ministres qui nous accusent contre toute évidence d’encourager le chaos, j’aspire à la paix et la concorde. Mais pour qu’il y ait paix et concorde durables, il faut qu’il y ait compréhension et reconnaissance des raisons d’une colère. Le maire de Noisy-le-Sec, Olivier Sarrabeyrouse, me disait vendredi : “nous sommes sommés d’éteindre un incendie avec des bassines”. “Nous”, ce sont les élus locaux de ces communes, qui doivent se débrouiller depuis tant d’années avec des bouts de ficelles. Et qui se retrouvent encore une fois en première ligne. Sans qu’aucune réponse durable ne soit pensée collectivement.
Jean-François Bayart l’analyse dans son récent billet : on a confié aux policiers “une mission impossible: celle de maintenir la paix sociale dans un État d’injustice sociale”. Il ne peut donc y avoir de sortie de crise durable sans un plan massif de soutien aux quartiers populaires et une lutte d’ampleur contre toutes les discriminations que subissent leurs populations.
A commencer par la refondation de la police. Sous les coups d’une loi Cazeneuve de 2017 et de multiples autres lois liberticides, sous la pression de syndicats de police agressifs et provocateurs, en voie d’extrême-droitisation, la doctrine du maintien de l’ordre, fondée sur la répression brutale, est devenue un problème profond dans ce pays.
Je ressasse toutefois depuis plusieurs jours une question : que se passe-t-il de nouveau qui nous échappe pour comprendre les révoltes à l'œuvre depuis une semaine ? Et si c’était la Macronie, cet élément nouveau ? Car la génération des 12-18 ans a grandi en Macronie : c’est, plus que toutes les autres avant elle, celle des promesses non tenues.
Quelle est leur mémoire ? C’est une dissociation complète entre le discours entendu et le réel : les violences policières n’existent pas, le chômage baisse… aux antipodes de l’expérience quotidienne.
C’est aussi un discours de manager en carton, l’individualisme, l’apologie de la réussite personnelle, le “je traverse la rue et je vous trouve un travail”, l’injonction permanente à se montrer exceptionnel, “mériter” plus que le voisin, prouver sa détermination pour “s’en sortir”.
Un mirage de société idéale et des espérances de réussite personnelle qui se fracassent constamment sur les réalités. Celles du confinement, des amendes arbitraires contre les gamins brièvement sortis de leur xème étage pour prendre une respiration quotidienne, le décrochage scolaire pour des milliers d’entre eux, déscolarisés pendant des mois. Ce fut la surmortalité injuste dans les quartiers pauvres, dans des familles où les emplois étaient inéligibles au télétravail, pas prioritaires pour autant pour les vaccins ou les masques. Les files à l'aide alimentaire d'urgence, dans lesquelles leurs parents ont parfois dû passer des heures.
C’est encore la répression policière et judiciaire de toutes les formes de contestation organisée : gilets jaunes, manifestations syndicales, mobilisations pour le climat et le vivant… les mains arrachées, les yeux crevés, une vieille dame qui meurt en fermant ses volets, des corps étouffés, tabassés à longueur d’images... C’est enfin l'ubérisation comme meilleur horizon pour les jeunes hommes non qualifiés.
La macronie, c’est aussi le Plan Borloo aux oubliettes. L’humiliation officielle des “banlieues” et de tous leurs habitants. C’est Darmanin surpuissant, Marine Le Pen qualifiée de trop laxiste, l’impunité absolue des syndicats de police qui insultent la justice et manifestent contre l’application du droit. C’est une violence sourde, un glissement répressif et autoritaire que subissent le pays et plus particulièrement les jeunes des quartiers populaires. Confirmés avec les premières peines prononcées à l’encontre des individus interpellés ces derniers jours.
Le macronisme nous maltraite tous et toutes, mais nous le savions déjà.
Ce qu’il fait à la jeunesse, et à celle des quartiers populaires, en revanche, façonne ce que sera notre futur. Changer le cours des choses, résorber les fractures qu’il a aggravées, appelle une bifurcation systémique, intégrale, des choix collectifs.