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Billet de blog 7 décembre 2025

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Le narcotrafic, produit dérivé du néolibéralisme

Dès les années 1990, les observateurs alertaient : la mondialisation libérale était un terreau fertile au développement du narcotrafic. Trente ans plus tard, un nouveau cap a été franchi. La matrice civilisationnelle du néolibéralisme n’alimente plus seulement les conditions institutionnelles et financières du trafic, elle en produit désormais les conditions culturelles et sociales.

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Dans son rapport annuel de 1995, l’Observatoire Géopolitique des Drogues (OGD) mettait déjà en garde. Le constat était alarmiste : la production explosait, la dérégulation financière rendait inopérante la lutte anti-blanchiment, le manque de justice sociale nourrissait le trafic, la plus grande pénétration des mafias au cœur des structures étatiques rendait de plus en plus poreuse la frontière entre économies légale et illégale, et le développement de « circuit-courts » fragmentés compliquaient la tâche des services de police.

« La mondialisation des économies imprégnées de conceptions libérales et leurs variantes les plus radicales tend à rendre inopérantes les mesures prises contre le blanchiment » - Géopolitique des drogues 1995, Rapport annuel de l’OGD

Depuis, la dynamique n’a fait que s’accélérer. La financiarisation accrue du capitalisme a ouvert de nouvelles brèches, et les réseaux sociaux ont offert aux groupes criminels une puissance d’influence inédite.

Mais l’essentiel est ailleurs. Le narcotrafic ne prospère plus seulement dans les failles structurelles du capitalisme, il s’appuie sur un changement culturel et social de fond : il s’alimente à l’imaginaire néolibéral, qui allie culte de la performance et mythification de l’entrepreneuriat ; il s'implante dans les quartiers abandonnés par l’Etat, où les dealers endossent désormais une part des fonctions sociales que la République a désertées.

Offrir d’être « quelqu’un » à « ceux qui ne sont rien »

Le 29 juin 2017, Emmanuel Macron inaugurait Station F, temple de la start-up nation financé par le milliardaire Xavier Niel, vitrine éclatante du culte contemporain de la réussite. Devant un parterre de jeunes entrepreneurs, le président a eu ces mots : « Une gare, c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. »

Cette phrase, en apparence anodine, est en réalité lourde de sens. La réduire à une maladresse, ce serait ignorer ce qu’elle dit du monde qui l’a rendue possible. Dans la grammaire néolibérale, « être », c’est « valoir » sur le marché. Ces propos révèlent une croyance silencieuse mais structurante selon laquelle l’existence humaine se mesure à sa performance économique.

C’est là le principe même de cette idéologie : faire du marché le principe organisateur de l’être. Comme l’analysait Michel Foucault, la vie humaine devient un capital à faire fructifier, l’individu une entreprise à gérer.

« Ca va être l’enjeu de toutes les analyses que font les néolibéraux, de substituer à chaque instant, à l’homo oeconomicus partenaire de l’échange, un homo oeconomicus entrepreneur de lui-même, étant à lui-même son propre capital, étant pour lui-même son propre producteur, étant pour lui-même la source de ses revenus. » - Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, 1978-1979

Le sujet néolibéral, livré à lui-même, est sa propre source de revenus. La République promettait l’égalité et un statut social pour tous. Le néolibéralisme promet la liberté et fait du revenu l’unique étalon du statut social. En quarante ans, cette logique s’est diffusée dans l’action publique jusqu’à façonner les trajectoires de vie.

Matoub, français d’origine marocaine, raconte : « C’est comme un commerce, vous achetez quelque chose au volume et le revendez plus cher au détail. » De l’auto-entreprenariat. « Je me suis constitué un réseau, j’ai commencé à pouvoir m’acheter des affaires, j’y ai pris goût » poursuit-il. Son père, électricien, arrive en France en 1966. Sa mère le rejoint en 1980, dans le cadre du rapprochement familial. Dans le monde néolibéral d’Emmanuel Macron, les parents de Matoub font partie de « ceux qui ne sont rien ». Lui aspire à « être quelqu’un ». Orienté en BEP électrotechnique en fin de troisième, il sort du système scolaire à 16 ans. Exclu, sans revenu, il se tourne alors vers le trafic de drogue. Matoub n’était rien, il devient « quelqu’un ».

Les brisés et les épuisés : une consommation à deux visages

« C’est parfois les bourgeois des centres-villes qui financent les narcotrafiquants »affirmait Emmanuel Macron lors du Conseil des ministres du 19 novembre. Et d’ajouter : « On ne peut pas déplorer d’un côté les morts, et de l’autre continuer à consommer le soir en rentrant du travail. »

Le constat est juste. La cocaïne, devenue un véritable sujet de société, touche aujourd’hui tous les milieux sociaux. Comme le rapporte l’Observatoire Français des Drogues et des Tendances addictives (OFDT)« En France, le marché français de la cocaïne est en passe de devenir le premier marché de drogues illicites en valeur avant le cannabis et connaît une croissance rapide : en 2023, 1,1 million de Français en ont pris au moins une fois dans l’année contre 600 000 en 2017 ».

Mais réduire le problème au seul comportement individuel du consommateur relève d’une défausse politique. C’est une explication commode – morale – qui occulte les dynamiques économiques, institutionnelles et sociales qui rendent le narcotrafic florissant. Cette rhétorique n’est pas un hasard, elle s’inscrit dans un prisme néolibéral où la responsabilité est toujours individuelle. Comme l’énonçait Margaret Thatcher, « Il n’y a pas de société », seuls existent des choix et des fautes individuels.

Mais alors, d’où vient cette banalisation inquiétante de la cocaïne ? Caroline, médecin, témoigne : « je pouvais bosser non-stop et moins dormir, je vivais ma meilleure vie, tout était facile. » Lorsqu’elle découvre la cocaïne, elle la voit comme un super-pouvoir : un produit qui lui permet de travailler plus, de tenir. Un produit dopant. Selon Ivana Obradovic, directrice adjointe de l’OFDT, l’usage de cocaïne s’est accru dans le monde professionnel, « soit pour supporter des cadences intensives, soit pour faire face à la pénibilité des conditions de travail ».

Hier cantonnée aux « exclus du système », la consommation de drogues touche désormais les individus les plus intégrés, les « inclus ». C’est un basculement majeur. Les narcotrafiquants alimentent aujourd’hui les deux faces de la société néolibérale : les épuisés, qui tentent de tenir le rythme d’un système devenu inhumain ; et les brisés, qui ne parviennent plus à en suivre la cadence. Le marché de la drogue prospère sur deux souffrances contraires, produites par un monde qui a réduit la vie humaine à sa valeur marchande. Il n’est plus une anomalie, il est devenu un phénomène endogène.

La nature a horreur du vide

« Ils ont payé toute une fête avec des jeux gonflables »; « Avec des stands de boissons » ; « Ils savent dans quelle situation on est. Il n’y a pas beaucoup d’évènements gratuits à Bagnols. On prend ce qu’on nous offre. » Comme le rapportent les journalistes de France Info, à Bagnols-sur-Cèze comme dans de nombreuses communes de France, les dealers se plient aujourd’hui en quatre pour acheter la paix sociale. Kermesses pour les enfants, petits services, prêts à la consommation… le narcotrafic a infusé le tissu social et propose ses services aux oubliés de la République.

« L’ordre social n’est plus garanti par la République française mais par un groupe de criminels. On s’y habitue » - Un commerçant de Bagnols-sur-Cèze

Depuis vingt ans, le recul des services publics et de la présence de l’État sur le territoire est tangible : bureaux de poste, lits d’hôpitaux, maternités, urgences, tribunaux de proximité, commissariats, classes, écoles, petites lignes de train… tout se réduit. Selon la Cour des comptes, le nombre de lits d’hôpitaux a baissé de 23 % entre 2000 et 2022.

Certains appellent à un retour de l’Etat. C’est une erreur d’analyse : dans une société néolibérale, l’Etat ne recule pas, il se redéploie. L’État n’est plus là pour faire du social, il devient le bras armé du marché. Il se retire des quartiers, pour mieux se renforcer dans le maintien de l’ordre. Selon Carl Schmitt, théoricien du libéralisme autoritaire, c’est « État fort, économie saine ». Cette logique autoritaire, pensée pour garantir ordre et stabilité économique, laisse des espaces que d’autres acteurs s’approprient. La nature a horreur du vide. Là où la puissance publique se retire, d’autres forces, d’autres organisations prennent sa place. Aujourd’hui, dans de nombreux quartiers délaissés par l’Etat, l’ordre social est garanti par des groupes criminels.

Sortir du cadre

« C’est sans doute paradoxal, mais nous, qui nous occupons uniquement de drogues, nous pensons que ce problème n’est que la manifestation de dysfonctionnements plus profonds. Lutter contre le système des drogues, cela passe d’abord par davantage d’efforts de justice sociale ». Telle était, en 1995, l’une des recommandations du rapport de l’OGD. Trente ans plus tard, la classe politique a enfin pris conscience de l’ampleur du phénomène. Mais aujourd’hui, qui peut prétendre avoir la solution ? Il ne s’agit plus de s’attaquer à une économie parallèle, mais à un marché encastré dans l'économie légale qui imprègne toute la société. Ce qui est sûr, c’est que la réponse ne pourra pas être uniquement policière. La réponse sera forcément globale – policière, judicaire, politique, sanitaire, économique, sociale, diplomatique.

Et peut-être cela ne suffira-t-il toujours pas. Venir à bout d’un mal si profondément enraciné nécessitera de sortir du cadre : il faudra un changement de société. Une véritable révolution culturelle.

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