Autrefois championne du monde, l’Europe des télécoms se retrouve aujourd’hui prise en étau entre les géants américains du numérique qui captent l’essentiel de la valeur, et les industriels chinois largement subventionnés qui bénéficient d’avantages concurrentiels décisifs.
Dans le même temps, la guerre des prix, alimentée par une concurrence intra-européenne exacerbée, a laminé les revenus. Résultat, le secteur est désormais privé des marges suffisantes pour affronter les défis industriels, technologiques et géopolitiques qui se dressent devant lui : explosion du trafic, obsolescence des réseaux, ruptures d’approvisionnement en composants stratégiques, nouvelles menaces (cyberattaques dopées à l’IA, sabotages de câbles sous-marins, ingérences étrangères, catastrophes naturelles…), sans oublier l’impératif de sobriété énergétique.
Quand l’Europe était championne du monde des télécoms : l’épopée du GSM
Le 1er juillet 1991, Harri Holkeri, alors Premier ministre finlandais, passait la première communication sur un réseau GSM (Global System for Mobile Communications), première grande norme numérique de téléphonie mobile. Vingt ans plus tard, en 2011, le GSM — né en Europe — était utilisé par près de 5 milliards de personnes dans plus de 200 pays, soit 80 % du marché mondial.
Cette prouesse technologique, doublée d’un succès industriel et commercial fulgurant, ne doit rien aux supposées vertus d’un marché libre et concurrentiel. Et rien au hasard non plus. Elle est le produit d’une coopération étroite entre des monopoles publics nationaux soutenus par leurs États, portés par une vision stratégique de long terme et par une volonté politique assumée de bâtir une infrastructure commune pour l’avenir.
Extrait de l’accord de coopération signé par la France et l’Allemagne (1984),
l’Italie (1985), puis le Royaume Uni (1986)
L’histoire commence dès 1984, lorsque la France et l’Allemagne signent un accord de coopération visant à définir une norme européenne de téléphonie mobile. L’objectif est clair : structurer un standard commun, coordonner la recherche et le développement, organiser le déploiement des réseaux et, ce faisant, soutenir les industriels européens face à la concurrence mondiale. L’Italie rejoint l’accord en 1985, suivie du Royaume-Uni en 1986. En 1987, cette dynamique intergouvernementale débouche sur la première norme GSM, consacrée par la déclaration de Bonn, dans laquelle les quatre États fondateurs réaffirment leur engagement politique.
Le GSM n’est donc pas un projet technocratique conçu à Bruxelles, mais le fruit d’un partenariat politique entre États européens décidés à coopérer plutôt qu’à se concurrencer. En 1990, soit à peine trois ans après l’aboutissement de ce projet industriel d’ampleur, l’Europe fait le choix inverse : substituer la « concurrence libre et non faussée » à la coopération stratégique.
Trente-cinq ans plus tard, le résultat est sans appel. Le centre de gravité du leadership industriel dans les télécoms s’est déplacé hors d’Europe, principalement vers la Chine. Dans les contributions des opérateurs à la norme 5G, 43% sont chinoises, contre seulement 14% européennes. Là où le GSM était une norme intégralement européenne, la 5G consacre désormais le basculement du leadership technologique vers la Chine.
Alors que l’Union européenne, en démantelant les monopoles publics, prétendait libérer les énergies, elle les a en réalité dispersées. À l’inverse, ces mêmes monopoles, si souvent accusés de rigidité, avaient su canaliser les forces industrielles et technologiques pour que la véritable révolution du mobile naisse sous leadership européen.
L’Europe vassalisée
Il existe aujourd’hui un déséquilibre majeur. La capitalisation boursière des GAFAM est près de trente fois supérieure à celle des opérateurs européens, alors même qu’il n’y a pas de GAFAM sans réseaux. La moitié du trafic Internet mondial est généré par sept entreprises de la Big Tech : Google, Netflix, Facebook, Microsoft, Apple, Amazon et Disney+. Les géants américains du numérique captent l’essentiel de la valeur sans contribuer directement au financement des infrastructures qu’ils saturent.
Face à cette équation économique intenable, les opérateurs européens plaident depuis plusieurs années pour une juste contribution des géants américains de la Tech — la fameuse « taxe GAFAM ». Mais faute d’un leadership européen suffisant dans le secteur, cette initiative est désormais enterrée. Un dommage collatéral des négociations commerciales avec les États-Unis, conclues en juillet dernier, qui illustre une fois encore l’asymétrie du rapport de force.
« Nous sommes les vassaux industriels de la Chine et les vassaux numériques des États-Unis, nous allons finir pauvres et enchaînés » Arnaud Montebourg et Thierry Breton, Le Figaro
Deux des quatre grands équipementiers mondiaux de réseaux mobiles — Nokia et Ericsson, aux côtés des chinois Huawei et ZTE — restent européens. Vestiges de l’âge d’or des télécoms européens, ils peinent aujourd’hui à rivaliser : Huawei domine le marché mondial avec 31 % des parts de marché en 2024, loin devant Nokia (15 %) et Ericsson (13 %). L’entreprise chinoise compte plus de 200 000 employés dans le monde, contre 90 000 pour Ericsson et 78 000 pour Nokia.
Ironie de l’histoire : en 2020, ce sont les sanctions américaines contre Huawei qui ont donné un coup de pouce aux industriels européens, alors que les Etats européens, empêtrés dans leurs réglementations sur la concurrence, étaient incapables de soutenir leur propre industrie. Tandis que Huawei, soutenu par Pékin, sort renforcé du bannissement occidental, l’Europe, elle, reste sans stratégie industrielle cohérente pour reprendre la main.
Vers un retour du monopole public ?
Le carcan institutionnel européen a longtemps freiné toute tentative de remise en question du modèle concurrentiel. Mais aujourd’hui, alors que les équilibres géopolitiques se redessinent, le retour à un monopole public n’est plus une question taboue, comme en témoigne Pascal Pérez dans la Revue Politique et Parlementaire :
« Le scénario d’un seul grand opérateur français ne devrait être ni un tabou, ni susciter une position idéologique paresseuse. L’Etat, le Parlement, les groupes de réflexion politique devraient l’étudier rationnellement. »
Cette prise de conscience est salutaire. Il faut maintenant espérer pouvoir dépasser les querelles idéologiques pour évaluer rationnellement les questions de résilience et d’efficacité de nos réseaux télécoms.
Les télécoms ne sont pas un marché comme les autres. Ils sont l’infrastructure invisible de notre souveraineté, de notre sécurité et de notre démocratie. Continuer à les penser uniquement à travers le prisme de la concurrence, c’est persister dans une cécité stratégique dont l’Europe paie déjà le prix.