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Billet de blog 12 octobre 2019

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Entretien avec Romaric Godin : la vieille guerre sociale en France continue

De ce qui gouverne le monde, il y a des pratiques, et, pour les justifier, des théories. Plusieurs se rassemblent dans un étendard de "croisés" : les néo-libéraux. Les libertés civiques sont secondaires pour ceux-ci : ce qui compte, ce sont les libertés des propriétaires, investisseurs, rentiers. Aujourd'hui, ils dictent les "politiques". Comment en sommes-nous arrivés là ?

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De ce néolibéralisme, dont votre ouvrage nous parle en long, en large et en travers, porté par des groupuscules totalement minoritaires, on peut dire qu’il a été, selon ce que recommande le marxisme-léninisme pour le parti révolutionnaire, absolument organisé, avec, ses stratèges, ses généraux, ses petits soldats, et que, pour devenir majoritaires, la propagande politique et culturelle n’a pas été oubliée, bien au contraire. Par exemple, vous rappelez l’émission « Vive la crise », dont l’orateur, Yves Montand, trahissait ses supposés engagements antérieurs, émission qui était une action parmi d’autres de cette campagne, avec un numéro spécial de Libé, sur la joie de se convertir à ce capitalisme financier. A la baguette, il y avait Michel Albert, rapporteur du comité Rueff-Armand, dont nous avons évoqué le rôle dans la note publiée à propos de votre livre. Ce comité, il est largement composé de membres de la « société du Mont Pélerin ». De l’avant-guerre à ces années 70, quel tableau, mondial, peut-on faire de ces théoriciens du néo-libéralisme qui préparent la mise en œuvre de celui-ci, dans certains pays ?

Vous avez raison de noter le « léninisme » du néolibéralisme au sens où, effectivement, une des stratégies mise en œuvre à partir des années 1970 et très clairement revendiquée aujourd’hui par Emmanuel Macron et En Marche ! est celle d’une« avant-garde consciente », instruite de ce qui « sait ce qu’il fait faire », entend « faire preuve de « pédagogie » pour mener le peuple sur la bonne voie et assurer le bonheur commun. Néanmoins, il faut se garder, à mon sens, de voir dans le néolibéralisme le simple développement conscient d’une minorité qui aurait imposé ses vues. Cette minorité n’a été écoutée que parce que ses idées ont répondu, à un moment donné, à un besoin interne du capitalisme. Pendant 40 ans, effectivement, cette minorité s’est, certes, organisée pour construire une « alternative disponible » au paradigme économique dominant, autrement dit au mode de gestion du capitalisme qu’était la vision keynésienne-fordiste. Mais pendant 40 ans, ces intellectuels ont été largement mis en échec. De Gaulle n’écoute que très partiellement, et finalement assez peu, Rueff. Malgré la domination de la pensée néolibérale en Allemagne dès l’après-guerre, le pays doit accepter des systèmes davantage favorables au travail qu’au capital et la construction d’une forme d’État social. La réussite néolibérale n’est donc pas que le fruit d’un « activisme », d’une oligarchie favorable au capital, c’est celui de la rencontre de cet activisme et d’un moment où le capitalisme a dû, pour survivre, changer de paradigme.

C’est pourquoi je ne définis pas le néolibéralisme comme une simple application de la théorie de Hayek ou des penseurs de la Société du Mont-Pèlerin. C’est bien plutôt le mode de gestion contemporain du capitalisme qui s’appuie sur plusieurs courants de pensée qui peuvent se reconnaître dans un certain nombre d’idées (le marché comme lieu de justice, la primauté de l’individu, la prégnance de la logique microéconomique) et sur un certain nombre de politiques pour satisfaire ses idées (les « réformes structurelles », la constitutionnalisation des règles économiques, le désarmement de l’État social et redistributeur, la marchandisation de la société). Dans ce paradigme se retrouvent – et ce sera sa force politique – plusieurs courants d’idées jusqu’ici adversaires (néoclassiques, ordolibéraux, « autrichiens », néokeynésiens), mais aussi une grande partie des classes dominantes et technocratiques (ce que l’on appelle en France, les « modernisateurs »). Entre 1945 et le milieu des années 1970, il y a donc plusieurs mouvements qui vont contribuer à fonder ce paradigme alternatif à celui qui est alors dominant. L’un est effectivement la société du Mont-Pèlerin, qui joue un rôle d’influence certaine auprès des élites nationales. On le voit notamment avec Jacques Rueff, membre fondateur de cette société, qui, en 1959, comme vous le rappelez, publie un rapport à charge contre le modèle social français issu de l’après-guerre et qui va former et inspirer une génération de technocrates et de politiques. Mais cette société est aussi traversée de dissensions et de ruptures internes. Par ailleurs, dans certains pays, les théories néolibérales constituent déjà le cadre officiel de la politique économique du pays. C’est le cas en Allemagne où le terme « économie sociale de marché » est une notion inventée par le ministre de l’économie chrétien-démocrate Ludwig Erhard dans les années 1950. C’est la traduction parfaite de la pensée ordolibérale (une branche de la théorie néolibérale) qui donne la priorité au capital et à la redistribution conditionnée aux profits. Ludwig Erhard en a fait une arme idéologique contre les modèles français ou britanniques. Lorsque la crise des années 1970 surgit, les Sociaux-démocrates allemands, qui ont intégré ce modèle, peuvent mettre en place rapidement des politiques en faveur du capital selon le fameux « théorème » de Helmut Schmidt (« les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain »), véritable credo néolibéral.

Mais rien n’aurait été possible sans l’évolution de la science économique. Progressivement, les penseurs « néoclassiques », ceux qui défendent l’idée de marchés efficients et capables de s’équilibrer, reviennent en force grâce à l’intégration de modèle mathématiques donnant une impression de « sciences dures » à cette école. L’attrait de cette mathématisation va rapidement convaincre certains keynésiens de se rallier aux hypothèses néoclassiques. Mais, à rebours, cette école néoclassique intègre et « digère » les leçons de l’effondrement de 1929-1931 en acceptant l’idée d’un encadrement « non politique » du marché. C’est la grande portée du monétarisme de Milton Friedman dans les années 1960. Ceci ouvre la possibilité d’une synthèse avec les keynésiens qui est engagée avec Paul Samuelson. Dès lors, l’accord sur un ensemble de politiques où peuvent se reconnaître les ordolibéraux et les hayekiens devient possible, même s’il restera toujours des discussions sur les détails.

Enfin, il y a, comme l’a rappelé Grégoire Chamayou dans La Société Ingouvernable, ce travail de répression physique et intellectuel dans les entreprises, notamment étasuniennes, pour contrer la puissance des salariés au début des années 1970. Travail que l’on retrouve en Europe où les années 1970 sont des années, on l’a oublié, de fortes tensions sociales, et même authentiquement de « guerre sociale » avant même la crise économique de 1974. Les théories du management et de la firme jouent un rôle d’autant plus décisif à ce moment que la nouvelle pensée économique fonde son jugement sur la microéconomie, donc sur le fonctionnement de l’entreprise.


De décennie en décennie, nous avons des porte-parole, Minc, Baverez, Olivennes, etc. Aujourd’hui, qui sont les plus actifs dans l’expression idéologique et politique du néo-libéralisme ? 

Le néolibéralisme français a effectivement mené une campagne forcenée pendant quatre décennies pour convaincre les Français de la nécessité impérieuse de politiques en faveur du capital. L’entreprise a globalement échoué. Certes, la société française a acquis bon nombre de traits néolibéraux, mais on constate que lorsque l’on touche à certains éléments fondamentaux du pacte social de 1945, notamment dans le domaine de l’emploi et de la retraite, la résistance peut être très forte. Et la sanction politique est immédiatement négative. Globalement, les politiques néolibérales n’ont jamais explicitement obtenu une majorité.

Malgré ces échecs, les élites qui, officiellement à partir de 1983, se retrouvent autour d’un consensus néolibéral, n’ont jamais désarmées. Persuadée de leur rationalité et, partant, de l’irrationalité de toute résistance, ils se sont progressivement radicalisées à mesure que leurs spectacles désolants (Bernard Tapie, Yves Montand, Catherine Deneuve, les rapports alarmistes, les livres déclinistes) ne recevaient que peu d’échos dans la réalité sociale du pays. Cette radicalisation s’est accompagnée d’une diffusion plus large dans les élites intellectuelles et médiatiques qui a conduit à une identification croissante de l’économie avec la vision néolibérale.

Dès lors, paradoxalement, l’arrivée au pouvoir de ces élites néolibérales radicalisées correspond à l’épuisement des « grandes figures ». Le spectacle néolibéral ne prend plus guère : il suffit de voir comment le gouvernement a été incapable de se débarrasser de l’étiquette de « président des riches » ou comment le discours néolibéral est tombé à plat en réponse aux Gilets jaunes. Mais si ceci ne signifie pas que le travail ne se poursuit pas. Il a désormais un caractère politique clair, celui de la majorité présidentielle, mais aussi une réalité plus profonde, celui de la vie quotidienne, dans le monde de l’entreprise. Selon moi, c’est ici que le travail idéologique le plus puissant s’effectue : dans cette pression qui fait que le fournisseur de force de travail, salarié ou non, est désormais sommé d’adopter le point de vue du capital. L’ubérisation pourrait alors être la forme la plus avancée, subtile et efficace de ce travail idéologique. Rien n’est plus efficace que la soumission idéologique acquise par la soumission réelle. Évidemment, ce travail n’est possible que si les institutions ad hoc sont créées, autrement dit, si une tolérance à ce type de rapports sociaux, est politiquement assurée.


Dans le cadre de cette activité de propagande permanente de cette « secte » du néolibéralisme, il y aura eu la commission Attali. Celui-ci a déclaré il y a quelques jours « Le souverainisme n’est que le nouveau nom de l’antisémitisme ». Il y a l’écume de la provocation et du bétonnage d’un système idéologique qui prend l’eau de toute part, mais ce qui nous intéresse, ce sont les courants forts. De la commission Attali, de ses préconisations/exigences, quelles sont celles qui étaient les plus importantes et qui ont été depuis mises en œuvre ? 

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