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Billet de blog 7 juillet 2025

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Seine propre : 1,4 milliard pour un bain… quand il ne pleut pas

À l’ombre des Jeux olympiques, Paris a englouti 1,4 milliard d’euros pour rendre la Seine baignable. Mais entre seuils bactériens dépassés, reports d’épreuves et communication bien huilée, la promesse d’un fleuve purifié laisse un arrière-goût de greenwashing. Derrière l’image, l’eau reste trouble.

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Malgré 1,4 milliard d’euros dépensés pour rendre la Seine à nouveau baignable à l’occasion des JO de Paris 2024, la réalité du fleuve parisien contredit l’ambition écologique affichée. Fermetures inopinées pour cause de pollution, seuils bactériologiques souvent dépassés après chaque averse, athlètes incommodés : le symbole d’une « Seine propre » s’est heurté à des obstacles techniques majeurs. Ce projet emblématique relève-t-il d’une véritable transformation environnementale ou d’un coûteux coup de communication pour verdir l’image de Paris ?

L’ambition olympique : 1,4 milliard d’euros pour une Seine « baignable »

L’idée de se baigner librement dans la Seine relève d’un vieux rêve parisien, interdit depuis 1923 en raison de la pollution bactérienne du fleuve. Déjà en 1988, Jacques Chirac – alors candidat à la mairie de Paris – promettait d’aller s’y baigner sous trois ans pour prouver que le fleuve serait redevenu propre. La promesse est restée lettre morte, la Seine demeurant trop souillée par les déjections et les rejets urbains. Il a fallu attendre l’opportunité des Jeux olympiques de 2024 pour relancer ce pari audacieux. Dans le dossier de candidature de Paris, la perspective d’organiser les épreuves de triathlon et de natation en eau libre « au pied de la tour Eiffel » a fait sensation. Le projet a reçu le feu vert du Comité international olympique, obligeant les pouvoirs publics à s’atteler à un chantier gigantesque : dépolluer la Seine afin d’y accueillir les nageurs olympiques en été 2024, puis d’ouvrir la baignade au public dès 2025.

Pour réaliser cet objectif dans des délais contraints, l’État, la Ville de Paris et la Métropole du Grand Paris ont mobilisé des moyens exceptionnels. Un « Plan Qualité de l’Eau et Baignade » évalué à environ 1,4 milliard d’euros a été lancé. La moitié du budget est apportée par l’État via l’Agence de l’eau Seine-Normandie (environ 700 millions d’euros). Ce plan d’assainissement d’ampleur concerne non seulement la Seine dans Paris intra-muros, mais aussi son principal affluent la Marne en amont. Il ne s’agit pas simplement de créer des piscines pour baigneurs urbains : il faut améliorer durablement la qualité de l’eau du fleuve, ce qui implique de vastes travaux d’infrastructure. Concrètement, les actions se déclinent en « quatre axes » selon les autorités : renforcer le traitement des eaux usées, mieux gérer les eaux pluviales (surtout en cas d’orage), raccorder les bateaux-péniches au tout-à-l’égout et corriger les branchements domestiques défectueux de dizaines de milliers d’habitations. En clair, il faut empêcher que des matières fécales ou effluents bruts ne finissent dans la Seine et la Marne.

Vue du chantier du gigantesque réservoir souterrain d’Austerlitz, conçu pour stocker 46 000 m³ d’eaux d’orage mêlées aux égouts afin d’éviter les rejets directs dans la Seine en cas de fortes pluies.

Parmi les ouvrages pharaoniques entrepris figure en effet la construction d’un bassin de rétention souterrain près de la gare d’Austerlitz, à deux pas de l’hôpital de la Salpêtrière. Ce réservoir cylindrique de 34 m de profondeur peut retenir jusqu’à 46 000 m³ d’eau (l’équivalent de 12 à 18 piscines olympiques) lors des épisodes orageux. Terminé au printemps 2024 pour un coût d’environ 90 à 100 millions d’euros, il a vocation à piéger les flots mêlés de pluie et d’égout qui, autrement, seraient déversés dans la Seine quand les canalisations sont saturées. D’autres mesures ont visé à augmenter la capacité des stations d’épuration en région parisienne, notamment en ajoutant un traitement désinfectant inédit à l’usine de Valenton. Cette station d’épuration géante, en aval de Paris, s’est équipée d’un dispositif de stérilisation des eaux rejetées à l’aide d’acide performique – un bactéricide puissant – afin de tuer les germes résiduels. Cependant, des écologistes s’inquiètent des effets d’un tel procédé chimique sur l’écosystème : ce désinfectant pourrait libérer de l’oxygène actif susceptible de détruire les micro-organismes et la vie aquatique du fleuve, alerte Michel Riottot de France Nature Environnement. En parallèle, la Ville de Paris et les départements riverains ont subventionné le raccordement de péniches et bateaux-logements aux réseaux d’égouts – certaines péniches déversaient jusqu’alors leurs eaux usées directement dans la Seine – et entrepris la mise en conformité de milliers de branchements privés mal connectés.

Aux yeux des promoteurs du projet, cet effort sans précédent bénéficiera à l’ensemble de la population francilienne et laissera un héritage positif. « On s’est servi des JO comme d’un accélérateur de la transition écologique », résume Colombe Brossel, adjointe à la maire de Paris chargée de la propreté. L’événement olympique a fixé une échéance impérative et donné un coup de fouet à des travaux jugés de toute façon nécessaires pour se conformer aux directives européennes sur l’eau. Christophe Béchu, alors ministre de l’Écologie, parlait de la baignade dans la Seine comme de « l’héritage écologique » majeur des JO de Paris 2024. Officiellement, dès l’été 2025, une trentaine de sites de baignade répartis le long de la Seine et de la Marne devraient être ouverts au public, offrant aux Franciliens un accès inédit à la nage en rivière.

Eau trouble : des normes strictes, une qualité inégale

L’optimisme affiché par les autorités va cependant se heurter à un adversaire de taille : la réalité scientifique de la qualité de l’eau. Pour autoriser la baignade dans un cours d’eau, il faut respecter des normes sanitaires exigeantes, fixées par l’Union européenne et les fédérations sportives internationales. Deux bactéries indicatrices de contamination fécale sont scrutées en particulier : Escherichia coli (E. coli) et les entérocoques intestinaux. L’Union européenne considère qu’une eau douce de baignade est de qualité suffisante si 90 % des échantillons contiennent moins de 900 UFC (unités formant colonie) d’E. coli par 100 ml, et moins de 330 UFC d’entérocoques. Pour des eaux de bonne qualité, l’exigence monte à 95 % des échantillons en dessous de 1 000 UFC d’E. coli et 400 UFC d’entérocoques. Ces seuils ont servi de référence pour les compétitions : la Fédération internationale de triathlon a par exemple fixé une alerte si E. coli dépasse 1 000 UFC/100 ml ou si les entérocoques dépassent 400 UFC/100 ml. Au-delà, nager devient risqué pour la santé (risque de gastro-entérites, d’infections ORL, etc.), et les épreuves doivent être annulées ou reportées.

Or, maintenir en permanence la Seine en deçà de ces seuils s’est avéré très ardu. Avant même les JO, plusieurs répétitions générales ont tourné au casse-tête. Durant l’été 2023, un événement test de natation en Seine a dû être annulé à cause d’un orage lessivant les égouts parisiens. Rebelote à l’approche des Jeux : début juin 2024, la préfecture de région et la Ville de Paris ont publié des analyses alarmantes. Sur la première semaine de juin, les taux d’E. coli dans la Seine ont dépassé la limite presque tous les jours, rendant la baignade « impossible » sur cette période. La maire Anne Hidalgo, qui avait médiatiquement promis de plonger dans la Seine le 23 juin, a dû reporter son bain symbolique sine die lorsque ces résultats sont tombés.

Le scénario tant redouté s’est en partie réalisé pendant les Jeux olympiques. Dès l’ouverture des épreuves de triathlon fin juillet 2024, la météo maussade est venue contrarier les plans. De fortes pluies les 28 et 29 juillet ont dégradé la qualité de l’eau du fleuve : malgré le nouveau bassin de rétention, des volumes d’eaux usées non traitées ont dû être relâchés dans la Seine pour éviter que les égouts ne débordent. Résultat : les entraînements de natation prévus les 28 et 29 juillet pour acclimater les athlètes au fleuve ont été purement annulés pour cause de pollution. Le 30 juillet au matin, trois heures avant le départ du triathlon masculin, l’organisation a annoncé que l’épreuve ne pouvait avoir lieu ce jour-là : les relevés montraient encore des valeurs de bactéries au-dessus des limites acceptables par endroits sur le parcours. C’est le premier report d’épreuve olympique pour raison sanitaire de l’histoire récente. La course a été décalée de 24 heures dans l’espoir qu’entre-temps les taux bactériens repassent sous le seuil – ce qui a été le cas le lendemain, grâce à l’amélioration du temps et à l’action des nouveaux équipements de pompage selon la mairie. Quelques jours plus tard, une nouvelle alerte touche le relais mixte de triathlon : deux athlètes, la Belge Claire Michel et le Suisse Adrien Briffod, tombent malades à la fin des épreuves initiales et doivent renoncer à la finale du relais prévue le 5 août. La triathlète belge est hospitalisée plusieurs jours, souffrant de violents vomissements, et un journal flamand affirme qu’elle a contracté une infection à E. coli dans la Seine. L’information fait les gros titres en Belgique et relance la polémique sur la salubrité du fleuve parisien. Finalement, Claire Michel elle-même précisera qu’il s’agissait d’un virus et non de la bactérie E. coli, sans qu’on puisse établir un lien direct avec son bain de Seine. De même, le cas d’Adrien Briffod est attribué par la fédération suisse à un virus opportuniste ou à la fatigue : ce triathlète s’était senti mal dès la course, ce qui rend peu probable une contamination bactérienne (les germes comme E. coli ont plusieurs jours d’incubation). Aucun foyer collectif de gastro-entérite n’a été constaté parmi les 200 triathlètes présents, selon les médecins des équipes internationales. Ces quelques incidents n’en ont pas moins jeté une lumière crue sur la difficulté à garantir une eau irréprochable. Une image choc – celle d’un athlète canadien vomissant après l’arrivée du triathlon masculin – a même circulé avec de faux commentaires insinuant qu’il « rendait » l’eau sale ingurgitée pendant l’épreuve, ce qui a été démenti ensuite (il s’agissait d’un coup de chaud combiné à l’effort). Sur les réseaux sociaux, une fausse une de Libération a clamé que « 24 athlètes sont tombés malades » après avoir nagé dans la Seine – une intox rapidement démontée, mais révélatrice du climat de méfiance et de désinformation autour de ce projet.

Au-delà des rumeurs, les données officielles collectées pendant les JO confirment que la Seine n’était pas constamment à la hauteur des standards de baignade. D’après une enquête de Mediapart qui a obtenu les relevés détaillés jour par jour, la qualité de l’eau sur le site olympique n’a été jugée conforme aux seuils du triathlon que 20 % du temps durant la période des Jeux. Si l’on applique les critères encore plus stricts prévus pour la baignade du grand public (visant une eau de « bonne qualité » au sens européen), le taux de conformité descend même à 10 % du temps seulement. Autrement dit, sur dix jours mesurés, la Seine n’en comptait qu’un ou deux où elle aurait pu être ouverte sans réserve à la baignade des Franciliens : le moindre épisode pluvieux faisait bondir les taux de contamination au-dessus des normes sanitaires. « Il y a toujours trop d’excréments dans la Seine », résume crûment Reporterre, malgré les investissements colossaux engagés. La mairie de Paris a beau souligner que grâce aux nouveaux aménagements, la rivière retrouve plus vite un niveau sain après les intempéries, la fenêtre demeure étroite. Comme on le disait jadis, la Seine « n’est baignable qu’en l’absence de pluie pendant une à deux semaines » ; force est de constater qu’en 2024, malgré les travaux, cette maxime reste valide.

Verdir l’image de Paris ou assainir l’écosystème ?

Pour les partisans du plan baignade, ces contretemps ne sont que des péripéties sur la route d’un fleuve plus propre, bénéfique à la fois pour les habitants et pour la nature. Il est vrai que comparée aux décennies antérieures, la Seine a amorcé un redressement écologique : on recensait seulement trois espèces de poissons différentes dans le cours d’eau à la fin des années 1960, contre plus de trente espèces aujourd’hui, signe d’une amélioration de la vie aquatique. Cette reconquête biologique a commencé bien avant les JO grâce à l’épuration progressive des rejets industriels et domestiques. Mais rendre le fleuve baignable pour l’être humain impose un niveau de propreté beaucoup plus strict. Et sur ce point, de nombreux experts et militants écologistes estiment que le compte n’y est pas – et ne le sera peut-être jamais totalement. Michel Riottot (FNE) souligne par exemple que même débarrassée d’une partie de ses bactéries fécales, la Seine reste chargée d’autres polluants problématiques : « Sans compter la pollution chimique, celle issue des traitements agricoles, celle des usines, celle de l’aéroport de Roissy dont les effluents se jettent dans la Marne », rappelle-t-il. Virus, résidus de pesticides, métaux lourds… autant de contaminants que le plan baignade ne traite pas mais qui posent la question d’une baignade vraiment saine. L’association France Nature Environnement déplore également que la solution choisie pour atteindre à tout prix les normes bactériologiques soit un « nettoyage chimique » potentiellement nocif pour l’écosystème. À Valenton, l’acide performique injecté en sortie de station tue certes les bactéries, mais il pourrait aussi « détruire toutes les substances organiques qu’il touche… donc la faune et la flore du fleuve » s’il est mal dosé. Pour résumer l’avis de ces écologistes : on a surtout cherché à afficher une eau aux normes sur le papier, en négligeant certains principes de précaution environnementale. « Pas très écolo », juge Reporterre au final, qui voit dans ce projet un pari coûteux et mal ficelé aux yeux de plusieurs spécialistes du domaine.

Les opposants politiques de la mairie de Paris n’ont pas manqué non plus de railler un chantier dispendieux pour un résultat en demi-teinte. Avant les JO, l’ancienne ministre Rachida Dati fustigeait « 1,4 milliard d’euros pour que la Seine ne soit pas baignable, franchement… ». À l’entendre, la maire Anne Hidalgo s’était lancée dans un gouffre financier davantage motivé par le prestige que par l’écologie concrète. Il est certain que le projet baignade a fait l’objet d’une intense communication de la part des élus. Anne Hidalgo a multiplié les déclarations sur la « Seine propre » et la promesse d’un Paris où l’on pourrait bientôt piquer une tête en plein centre-ville, un argument politique fort dans le cadre des JO « verts » voulus par Paris 2024. Le 17 juillet 2024, en pleine accalmie météorologique, la maire a même orchestré un bain médiatique dans la Seine, devant une nuée de caméras du monde entier.

La maire de Paris Anne Hidalgo (à droite) s’offre un bain médiatisé dans la Seine le 17 juillet 2024, aux côtés de membres de l’organisation des JO, pour prouver que le fleuve est « baignable » – un symbole politique qui a fait réagir les sceptiques.

Quelques jours avant l’ouverture officielle des Jeux, Anne Hidalgo, flanquée de Tony Estanguet (président du Comité d’organisation) et du préfet d’Île-de-France, a nagé dans la Seine devant les photographes, sourire aux lèvres. La ministre des Sports, Amélie Oudéa-Castéra, s’était elle aussi jetée à l’eau le 13 juillet, un peu en avance, pour marquer les esprits. Ces images de personnalités nageant en pleine Seine ont été présentées comme le couronnement d’un défi technique relevé. Mais elles ont aussi suscité des réactions cyniques. Nombre de commentateurs y ont vu une opération de communication savamment mise en scène, cherchant à occulter les doutes persistants sur la pérennité du projet. Au soir de ces baignades VIP, un cocktail était organisé par la préfecture pour célébrer ce moment de « bonheur », signalent ironiquement les journalistes. Sur le terrain, toutefois, les athlètes et observateurs étrangers n’étaient pas dupes. « Ils ont plus pensé à la scène, à l’image, à faire joli et à vendre la Seine », a lâché la triathlète espagnole Anna Godoy, en critiquant le choix même de faire concourir des sportifs dans ce fleuve urbain : « S’ils avaient pensé à la santé des athlètes, on ne l’aurait pas fait ici et il y aurait eu un vrai plan B ». Pour ces sportifs, le symbole d’une Seine nageable a clairement pris le pas sur la précaution sanitaire. Le malheur des triathlètes malades a illustré ce conflit entre l’image et la réalité : le Comité olympique belge a taclé les organisateurs, espérant que « les leçons seront tirées » pour l’avenir et regrettant qu’on n’ait pas mieux planifié des solutions de repli en cas de pollution. Autrement dit, on a voulu croire à tout prix au récit d’une Seine purifiée à temps, quitte à minimiser les aléas pourtant prévisibles.

Un héritage incertain après les Jeux

Passée l’euphorie olympique, que restera-t-il de ce grand dessein ? Officiellement, les nouvelles installations d’assainissement et les efforts engagés ne sont pas perdus : ils doivent permettre d’ouvrir progressivement la Seine et la Marne à la baignade publique dans les années qui viennent. Les autorités maintiennent l’objectif d’une trentaine de sites accessibles en 2025 sur l’ensemble de la métropole parisienne. Deux premiers lieux pilotes, possiblement à Paris intra-muros, sont envisagés dès l’été prochain. Cependant, leur ouverture dépendra étroitement de la météo et de la capacité réelle à maintenir l’eau dans les clous sanitaires. En pratique, la baignade ne se fera pas n’importe où ni n’importe quand : la Ville planche sur des bassins en berge réglementés et surveillés plutôt qu’une autorisation de plonger librement partout dans le fleuve. Le courant puissant de la Seine, la navigation fluviale et le risque de pollution ponctuelle impliquent un encadrement strict. Sans doute assistera-t-on, les premières années, à des autorisations temporaires de baignade (quelques jours par-ci, par-là, lorsque les indicateurs sont au vert), avec des fermetures dès que survient un orage lessivant.

Surtout, nombre de spécialistes redoutent que l’élan ne retombe après les JO. « Les pouvoirs publics pourraient être moins zélés et généreux une fois les Jeux passés », note un connaisseur du dossier. Beaucoup des financements exceptionnels alloués l’ont été sous la pression de l’échéance 2024. Qu’en sera-t-il dans cinq ans, dix ans ? Le problème de fond – la séparation incomplète des eaux usées et des eaux pluviales dans l’agglomération – est loin d’être réglé. Ainsi, en amont de Paris, le long de la Marne, on recense des dizaines de milliers de logements mal raccordés aux égouts : leurs toilettes envoient leur contenu dans le réseau pluvial, donc vers la rivière en cas de pluie, au lieu de diriger ces eaux vers les stations d’épuration. Selon les estimations citées par le journaliste Marc Laimé, ces mauvais branchements en banlieue seraient responsables de 80 % de la pollution bactériologique de la Seine à Paris intra-muros. Corriger cette situation exigerait un travail titanesque, immeuble par immeuble. Or les collectivités n’ont pas de moyen contraignant pour forcer chaque propriétaire à faire des travaux chez lui. De 2019 à mi-2024, seulement 13 000 branchements non conformes ont été remis à niveau, sur un total estimé entre 63 000 et 126 000 à traiter : à ce rythme, il faudrait 20 à 40 ans pour tous les régler. Loin des délais politiques… Sans une injection continue de subventions et une forte volonté, il est à craindre que l’effort stagne. Un agent du service assainissement s’interroge : « Quid de l’entretien de ces structures une fois les JO passés ? ». Les nouveaux bassins et tunnels devront être entretenus, curés, réparés, sous peine de perdre rapidement en efficacité. « Si les ouvrages existants ne sont pas correctement entretenus, à quoi bon agrandir le réseau ? », prévient ce professionnel des égouts par expérience.

Enfin, il faut garder à l’esprit que la Seine ne sera jamais un milieu aseptisé. « Il sera impossible d’atteindre une qualité de l’eau suffisante tout le temps et partout », affirme l’hydrologue Jean-Marie Mouchel, qui suit le fleuve depuis plus de trente ans. Selon lui, espérer une baignade n’importe quand relève de l’utopie : « Rendre la Seine baignable n’importe quand, c’est une absurdité. Dès lors que les conditions météorologiques ne sont pas réunies, on n’y arrivera pas ». En clair, il y aura toujours des moments où le fleuve charrie un peu trop d’eau sale pour autoriser sereinement la baignade. Le défi à long terme sera de minimiser ces épisodes et de les anticiper pour protéger les baigneurs. Cela passe par une vigilance continue, des systèmes d’alerte et peut-être de nouvelles infrastructures si le climat change et multiplie les précipitations violentes.

Le projet de baignade dans la Seine a donc deux visages. D’un côté, un élan sans précédent pour améliorer la propreté des eaux parisiennes, avec des avancées techniques réelles et l’espoir de reconnecter les habitants avec leur fleuve. De l’autre, une opération très politique, liée à l’image « verte » des Jeux et de la capitale, dont les résultats concrets restent fragiles et partiels. L’entreprise a révélé ses contradictions : une symbolique forte – Paris ville durable où l’on nage dans la Seine – confrontée aux limites du terrain – un fleuve capricieux, tributaire des pluies et d’infrastructures souterraines complexes. Projet écologique ou coup de com’ ? Sans doute un peu des deux. Si l’on peut parler d’héritage, il résidera moins dans quelques épreuves olympiques éphémères que dans la poursuite (ou non) d’un assainissement de long terme. Les Parisiens pourront-ils un jour plonger l’été dans une Seine réellement dépolluée ? L’avenir – et la volonté politique persistante – le dira. En attendant, la prudence reste de mise avant de troquer les piscines municipales pour une baignade au Pont-Neuf, car le « grand fleuve indomptable » n’a pas dit son dernier mot.

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