Un désert devant la craie
Il suffit de passer la porte d’un collège pour sentir l’odeur du naufrage. Pas celui d’un établissement en particulier, mais celui d’un système. Des classes sans prof, des cours annulés pendant des semaines, des enfants à qui l’on répète que « le remplaçant arrive bientôt » alors que personne ne viendra jamais. Voilà le visage quotidien de l’école républicaine.
Des milliers de postes vacants. Des profs non formés parachutés au dernier moment. Et des élèves pris en otage d’un effondrement silencieux. Pendant que l’on célèbre les grands discours sur la « priorité à l’éducation », la réalité est là, nue : une école à genoux, que l’on maquille tant bien que mal, comme on repeint une façade qui s’effondre.
Le métier d’enseigner, ou l’art du mépris d’État
Comment en est-on arrivé là ? En transformant le plus beau métier du monde en chemin de croix. Salaire indécent, mépris hiérarchique, isolement, surcharge. On demande aux enseignants d’être à la fois pédagogues, psychologues, policiers et assistantes sociales — tout ça pour une reconnaissance proche du néant.
La machine technocratique les broie. Réformes absurdes, injonctions contradictoires, bureaucratie kafkaïenne. On leur donne des tableurs là où il faudrait du temps, des acronymes là où il faudrait de la liberté. Et quand ils craquent, on les remplace à la va-vite par des contractuels parfois recrutés en trente minutes d’entretien. Le message est clair : tout le monde peut faire prof, et personne n’est irremplaçable.
Le grand déclassement éducatif
On le voit déjà dans les copies. Moins de vocabulaire, moins de syntaxe, moins d’esprit critique. Le niveau baisse ? Oui, et il baisse parce qu’on a cessé de se battre pour le faire tenir debout. Parce qu’un élève n’apprend pas tout seul face à une vidéo ou à un « espace numérique de travail ». Parce qu’un gamin ne se construit pas avec des profs fantômes.
On n’a pas seulement baissé les bras, on a baissé les exigences. Dans certains établissements, on demande aux profs de « ne pas trop noter sévèrement », de « valoriser les compétences », de « lisser les moyennes ». L’école ne forme plus, elle gère. On ne corrige plus les fautes, on les accompagne. Et pendant ce temps, les inégalités explosent.
Deux France, deux écoles
Car pendant que l’école publique crève à petit feu, l’école privée — elle — recrute, sélectionne, encadre. Là-bas, on a des profs en poste, du soutien, du calme, des projets pédagogiques. Ailleurs, dans les REP, les ZEP, les zones oubliées, on tente de faire cours dans le vacarme, sans remplaçant, sans psy, parfois sans CPE.
La fracture n’est plus seulement sociale : elle est institutionnelle. Deux jeunesses. Deux avenirs. Et un État complice de cette ségrégation douce qui ne dit pas son nom. L’Éducation nationale, ex-pilier de l’égalité républicaine, devient le miroir brisé de ses promesses.
Une politique de la désertion
Le plus tragique dans cette histoire ? Ce n’est pas qu’on ait échoué. C’est qu’on n’essaie même plus. Plutôt que d’enrayer la crise, les gouvernements successifs l’ont regardée se creuser. Le ministère a démembré les concours, rendu les CAPES plus faciles à obtenir sans les rendre plus désirables. Il a bricolé des rustines sur un barrage qui cède. Il a théorisé le remplacement par des vacataires comme une solution durable.
À l’épuisement des enseignants, on a répondu par des vidéos de formation en ligne. Aux élèves sans cours, par des manuels numériques et des plateformes d’orientation automatisée. Comme si l’école pouvait se passer de chair, de voix, de regards. Comme si éduquer était une simple affaire de gestion de flux.
Laisser mourir l’école, c’est tuer la démocratie
Car c’est bien de cela qu’il s’agit. L’effondrement éducatif n’est pas un accident collatéral : c’est une menace pour la démocratie. Une société qui n’éduque plus ses enfants fabrique des citoyens dociles, vulnérables à toutes les intox, incapables de discernement. Une société sans école digne est une société sans avenir commun.
On parle souvent de « décrochage scolaire ». Mais c’est l’État qui décroche. Ce sont les décideurs qui tournent le dos à leur mission. Ce sont les priorités budgétaires qui trahissent les discours. On finance des drones, on surveille les cités, mais on ne met pas un adulte devant chaque classe.
Il est encore temps… mais plus pour longtemps
Il n’y aura pas de miracle. Ce que l’on détruit en dix ans prendra vingt ans à reconstruire. Il faudra revaloriser massivement les salaires, reconstruire la formation, faire confiance aux équipes pédagogiques. Mais surtout, il faudra une volonté politique — la vraie, pas celle des plateaux télé.
Il est encore temps de sauver l’école. Mais il faut le dire avec force : si on laisse mourir l’Éducation nationale, c’est la République elle-même qu’on condamne à l’obsolescence.