La scène se répète de plus en plus souvent : un étudiant face à son écran, une question balancée à ChatGPT, et aussitôt une réponse tombe, fluide, synthétique, prédigérée. Soulagement : l’IA a mâché le travail. À quoi bon se fatiguer à chercher, à douter, à argumenter, quand une machine peut servir en une seconde une synthèse impeccable sur un plateau ? Ce réflexe technologique, séduisant par sa facilité, porte pourtant en germe un appauvrissement de notre intelligence collective.
Un penseur à l’ère numérique : l’IA transforme-t-elle la réflexion en automatisme ?
L’IA, fille de la création humaine, menace sa propre mère. C’est le paradoxe au cœur du débat. Ces intelligences artificielles qui nous éblouissent ont été entraînées sur d’immenses corpus de textes, d’images, d’œuvres bien humaines – des milliards de phrases, de livres, d’articles, aspirés sur Internet et digérés algorithmiquement. GPT-4, par exemple, aurait ingurgité jusqu’à 4 000 milliards de mots tirés du web, soit des centaines de fois tout le contenu de Wikipédia. Autrement dit, l’IA est une créature façonnée à partir de la culture et de la pensée humaines. Or voilà qu’aujourd’hui, cette créature prolifique tend à se substituer à ses créateurs : articles de presse générés automatiquement, images artistiques synthétiques, devoirs d’étudiants rédigés par chatbot… La machine recycle notre savoir pour produire du neuf, tout en éclipsant peu à peu la plume et le pinceau des humains. Le danger ? Qu’en tarissant la création humaine, l’IA finisse par assécher la source même qui l’alimente. Une intelligence formée sur les œuvres humaines a besoin de la sève créative originale ; si on la remplace par des contenus à son tour générés par des IA, on entre dans un cercle fermé potentiellement stérile.
Création en circuit fermé : vers la saturation du contenu. Plus on utilise l’IA pour produire des textes, des images, des idées, plus on inonde le monde de contenus dérivés d’autres contenus. La créativité tourne à vide en circuit fermé, et la culture risque la saturation par du réchauffé. Les modèles génératifs d’IA recombinent ce qu’ils ont déjà vu ; poussée à l’extrême, cette boucle pourrait éliminer toute surprise. Des chercheurs parlent déjà d’un risque de « model collapse » : à force d’entraîner des modèles sur des données générées par d’autres modèles, on provoque des « défauts irréversibles » dans l’IA, qui oublie peu à peu la diversité des données d’origine. Les cas rares, les idées atypiques – tout ce qui fait la richesse et la longue traîne d’une culture – tendent à disparaître des réponses. En clair, une IA nourrie de la prose d’une autre IA finit par perdre les épices de la créativité humaine pour ne recracher qu’une soupe tiède uniformisée. Une tribune de chercheurs du MIT et de Cambridge a ainsi mis en garde : l’utilisation indiscriminée de textes générés pour en entraîner de nouveaux entraîne un appauvrissement graduel des modèles, qui convergent vers des outputs de plus en plus homogène. On voit poindre le risque d’un Internet saturé de contenus insipides, clonés à l’infini, où l’originalité se fait rare. Des travaux récents confirment cette dérive : lorsque des auteurs demandent à ChatGPT d’améliorer leurs textes, leur production individuelle gagne en efficacité, mais la créativité globale du groupe diminue notablement. L’IA donne un vernis d’uniformité stylistique et idéologique aux informations. À terme, la pensée unique pourrait ne plus être seulement un fantasme de polémiste, mais le triste état d’une culture où chacun régurgite le même pseudo-savoir formaté par la machine.
Génération ChatGPT : la pensée critique en berne. Parallèlement à cette uniformisation rampante des contenus, une autre menace guette : l’atrophie de nos facultés critiques et créatives à l’échelle individuelle, en particulier chez les plus jeunes. En moins de deux ans, les chatbots comme ChatGPT sont devenus les compagnons d’étude d’une part croissante de lycéens et d’étudiants. En septembre 2024, 70 % des adolescents américains avaient déjà utilisé au moins un outil d’IA générative, et plus de la moitié s’en servaient pour les devoirs scolaires. En France, moins de trois ans après l’apparition de ChatGPT, 42 % des jeunes Français l’utilisent quotidiennement. Cette adoption fulgurante inquiète nombre d’enseignants : ils voient des élèves s’en remettre à l’IA « pour externaliser leur réflexion » – et même carrément tricher aux dissertations. Pourquoi s’escrimer à construire une argumentation ou à chercher des références, quand l’algorithme livre un essai clé en main ? Le problème, préviennent-ils, c’est que ces élèves ne s’entraînent plus à penser. « À force de déléguer aux bots, on ramollit les muscles de la pensée critique », alerte une professeure, qui compare cela à « s’attendre à courir un marathon en n’ayant entraîné que le sprint ». Les tests scolaires, eux, ne se laissent pas berner : privés d’IA, ces élèves risquent la panne sèche dès qu’il faut rédiger ou réfléchir par eux-mêmes.
Les études commencent à donner raison à ces inquiétudes. Une recherche conjointe de Microsoft et de l’université Carnegie Mellon a constaté que l’usage immodéré de l’IA, *« mal employée » dans les apprentissages, « peut entraîner une détérioration des facultés cognitives qui devraient être préservées », en réduisant l’engagement critique et la capacité de résolution de problèmes de façon autonome. De fait, lorsqu’on mesure la corrélation entre l’usage de ces outils et les compétences de réflexion, le constat est alarmant. Une étude auprès de 319 knowledge workers a mis en évidence une corrélation négative marquée entre la fréquence d’utilisation de l’IA et le score de pensée critique : plus les gens utilisent l’IA, plus leurs performances à des tests de raisonnement s’avèrent médiocres. En clair, « le déchargement cognitif » produit par l’assistant numérique affaiblit nos propres capacités, surtout si la confiance dans la machine supplante la confiance en soi. Le phénomène, appelé cognitive offloading en psychologie, n’a rien de virtuel : le cerveau humain délègue une part de l’effort et s’entraîne moins. Or un esprit critique qu’on ne fait plus travailler régulièrement s’émousse, comme un muscle qu’on délaisse.
Illustration frappante : une équipe du MIT a observé l’activité cérébrale de jeunes adultes chargés de rédiger des essais, certains en utilisant Internet, d’autres ChatGPT, d’autres enfin sans aucune aide. Les résultats (non encore publiés officiellement) donnent froid dans le dos. Les participants épaulés par l’IA ont écrit leurs textes 60 % plus vite, mais avec un engagement intellectuel bien moindre : leur « charge cognitive pertinente » (l’effort nécessaire pour transformer l’information en connaissance) a chuté d’environ 32 %, et l’EEG a révélé une connectivité cérébrale presque réduite de moitié. 83 % des utilisateurs d’IA étaient incapables de se souvenir d’un passage qu’ils venaient eux-mêmes d’écrire ! En d’autres termes, ils tapaient plus vite, mais sans rien retenir ni comprendre en profondeur – là où le groupe sans assistance montrait, lui, l’activité neuronale la plus soutenue et une bien meilleure mémorisation. L’IA fournit une réponse sur-le-champ, mais elle dispense surtout de s’approprier réellement le savoir. Pourquoi lire longuement un texte, pourquoi confronter des sources, quand on peut avoir tout tout de suite ? À court terme, l’efficacité augmente ; à long terme, c’est l’esprit d’analyse qui trinque.
Moins d’effort, moins de complexité… vers la médiocrité ? Derrière le vernis futuriste, c’est une véritable régression intellectuelle qui menace. Déjà, bien avant l’IA générative, les chercheurs observaient l’effet Google : savoir qu’on peut trouver une information en un clic nous pousse à moins la mémoriser. À force de GPS, on n’apprend plus à lire les cartes ; à force de Wikipédia, on retient moins les dates d’Histoire. L’omniprésence du numérique a fragilisé notre rapport au savoir : nous consommons des bribes d’information à la volée, sans patience pour la nuance. « Moins de capacités de mémorisation, de concentration et de réflexion conduisent à une pensée appauvrie », résume le professeur Ioan Roxin. Et « l’usage massif des IA génératives n’améliore pas la situation », ajoute-t-il sobrement. En effet, ces outils si commodes risquent de nous transformer en consommateurs passifs de savoir prédigéré. La jeune génération, biberonnée aux réponses instantanées et aux contenus triés par algorithme, pourrait perdre l’habitude salutaire de l’effort intellectuel. Lire un livre ardu, construire pas à pas sa propre opinion, exercer son discernement critique face à des idées complexes – tout cela demande un entraînement, du temps, parfois de l’ennui. Or l’IA nous promet exactement l’inverse : la réponse immédiate, sans friction. Le danger, c’est une dépendance intellectuelle : « Si une IA peut répondre à toutes mes questions, pourquoi apprendre ou penser par moi-même ? ». Cette dépendance va de pair avec une perte de plasticité cérébrale : à ne plus jamais forcer notre cerveau, on l’expose à une atrophie globale, préviennent les neurologues.
À l’échelle de la société, on voit se dessiner une perspective inquiétante : celle d’un appauvrissement intellectuel collectif profond. Une humanité qui se repose massivement sur des intelligences artificielles pour penser et créer court le risque de rouiller ses neurones. C’est un futur où l’on lit moins, où l’on questionne moins les informations, où l’on tolère de moins en moins la complexité et la contradiction. Le comble de l’ironie ? L’IA elle-même pourrait être victime de ce déclin. Privée d’apports véritablement originaux, condamnée à recycler du déjà-vu en boucle, elle verra la qualité de ses productions se dégrader au fil du temps – à l’image d’un écho qui s’affaiblit à chaque répétition. Un serpent qui se mord la queue finit par se mordre la langue. En tarissant la créativité humaine, l’IA tarirait sa propre source d’inspiration. Il est plus que temps de briser ce cercle vicieux : réhabiliter la lenteur, revaloriser l’effort intellectuel, douter de ces réponses toutes faites et renouer avec l’apprentissage actif. Car une intelligence artificielle brillante ne vaut rien sans des intelligences humaines éclairées pour la guider – et pour la défier.