Le 8 juillet 2025, sous les dorures de l'Assemblée nationale, une majorité de députés a offert sur un plateau ce que les lobbies agro-industriels réclamaient. La loi « Duplomb » – du nom du sénateur qui l'a portée – a été adoptée comme une lettre à la poste, par 316 voix contre 223 (et 25 abstentions). Ce texte, largement coécrit par la FNSEA selon les révélations de la presse, prétendait « lever les contraintes » pesant sur nos agriculteurs. En réalité, derrière l’alibi de la simplification administrative, le Parlement a torpillé deux décennies de protections environnementales. Jamais la célèbre formule « faire passer la pilule » n’a été si littérale : au nom de la compétitivité, nos élus ont avalé sans broncher la potion toxique des lobbies.
Agrandissement : Illustration 1
Sous couvert de simplification, une capitulation écologique
Il fallait entendre les éléments de langage : « simplifier le quotidien des agriculteurs », « assurer la souveraineté alimentaire ». Qui serait contre ? Sauf que la loi Duplomb procède à un véritable détricotage du droit de l’environnement. Les méga-bassines d’irrigation – ces immenses réserves d’eau pour une minorité de gros exploitants – sont désormais déclarées d’intérêt général majeur, histoire de balayer les objections liées aux espèces protégées. La construction de nouveaux élevages industriels sera facilitée en relevant drastiquement les seuils à partir desquels ils doivent respecter des évaluations environnementales : on pourra entasser 85 000 poulets ou 3 000 porcs sans étude d’impact sérieuse, là où les seuils étaient jusqu’ici de 40 000 et 2 000. Qui a dit ferme-usine ? Ce n’est pas tout : la loi affaiblit le gendarme de la biodiversité en plaçant les agents de l'Office français de la biodiversité sous l’autorité des préfets, réduisant leur marge de manœuvre. Chaque mesure sonne comme un cadeau inespéré à l’agro-industrie, au point qu’un représentant de consommateurs a pu parler d'un « cadeau de Noël avant l’heure à la FNSEA » – un véritable retour en arrière selon lui.
Les associations environnementales ne s’y sont pas trompées. Pour France Nature Environnement, cette loi liste « un ensemble de régressions environnementales » mettant en péril la santé des écosystèmes, tout cela « au bénéfice d’une agriculture industrielle à bout de souffle ». Même Delphine Batho, députée écologiste pourtant rompue aux combats politiques, a fustigé un texte d’« inspiration trumpienne », quand d’autres y voyaient « une capitulation politique [...] de la bifurcation écologique ». La colère citoyenne est également montée d’un cran : en mai, des milliers de personnes manifestaient aux cris de « Pas de loi Duplomb, on veut des papillons ! », comme pour rappeler aux parlementaires qu’ils jouent avec le feu – ou plutôt avec la biodiversité.
Le retour des pesticides tueurs d’abeilles
Une abeille morte – symbole funeste des pollinisateurs menacés par le retour des insecticides néonicotinoïdes.
Le point le plus scandaleux de cette loi vient sans doute de son article 2, qui rouvre grand la porte à des pesticides interdits car jugés trop dangereux. Il ne s’agit pas de petites broutilles, mais des fameux insecticides néonicotinoïdes, connus pour être de redoutables « tueurs d’abeilles ». La loi biodiversité de 2016 les avait prohibés en France, sur la base d’études scientifiques solides démontrant leur toxicité extrême pour les pollinisateurs. Ces substances neurotoxiques s’attaquent au système nerveux des insectes, détruisent leur orientation et leur mémoire, et entraînent une mortalité massive des abeilles, bourdons et autres pollinisateurs indispensables à l’agriculture. Elles contribuent plus globalement à l’effondrement de la biodiversité, notamment au déclin alarmant des oiseaux des champs (près de 60 % ont disparu en Europe).
Qu’à cela ne tienne : nos députés ont approuvé un dispositif de dérogation sans limite réelle dans le temps, permettant de réintroduire ces néonicotinoïdes « en cas de menace grave pour la production agricole ». Une notion floue, pas même définie par le texte, qui ouvre la voie à tous les abus. Officiellement, il s’agira surtout de l’acétamipride – un néonicotinoïde utilisé notamment dans la culture des betteraves et des noisettes – dont l’usage était banni sur notre sol depuis 2020. Mais dans les faits, d’autres molécules cousins comme le sulfoxaflor ou le flupyradifurone pourraient suivre le même chemin. 500 000 hectares de cultures pourraient ainsi être arrosés à nouveau avec ces pesticides toxiques, soit plus de 1,3 % de notre surface agricole. Le progrès, version agrochimique.
La ficelle est grosse : on invoque la sacro-sainte compétitivité vis-à-vis de voisins européens moins-disants sur les pesticides. « Nous sommes le seul pays d’Europe à être tombé dans le piège d’interdire des produits autorisés partout ailleurs », plaide ainsi Laurent Duplomb, comme pour excuser ce nivellement par le bas. Le lobby sucrier et les industriels de la noisette applaudissent, eux qui crient à la « concurrence déloyale » depuis que la France a pris de l’avance en matière d’interdiction des néonics. Mais quel cynisme ! Faut-il rappeler que la France est déjà le deuxième plus gros consommateur de pesticides en Europe ? Nos agriculteurs souffrent bien plus d’un excès de chimie que d’une prétendue pénurie. En 2023, 17 millions de Français ont même bu au moins une fois une eau du robinet contaminée au-delà des normes par ces produits phytosanitaires. Le remède proposé par la loi Duplomb ? Encore plus de pesticides, et tant pis pour les abeilles, l’eau potable ou la santé publique. À ce stade, ce n’est plus un conflit d’intérêts, c’est un sacrifice ritualisé des pollinisateurs sur l’autel de l’agro-industrie.
Les apiculteurs, eux, tirent la sonnette d’alarme depuis le début. « Depuis quand est-il acceptable de détruire tout un secteur, celui des apiculteurs, pour prétendument en sauver un autre ? », s’indignait Christian Pons, président de l’Union nationale de l’apiculture, en apprenant que l’acétamipride pourrait à nouveau être répandu dans les vergers de noisetiers. Chaque année déjà, les récoltes de miel s’amenuisent un peu plus, victimes collatérales des insecticides systémiques introduits dans les années 1990. Au lieu de chercher des solutions écologiques, nos dirigeants préfèrent sacrifier les abeilles pour “sauver” quelques monocultures intensives – sans voir qu’ils scient la branche sur laquelle repose toute l’agriculture. L’ironie est cruelle : à vouloir protéger à tout prix la « filière betterave », on achève la filière apicole et on menace des milliers d’autres agriculteurs qui dépendent des pollinisateurs pour leurs cultures. Qui pollinisera nos champs lorsque les ruches seront vides ? Certainement pas les actionnaires de Bayer-Monsanto.
Haies et biodiversité : le grand arrachage
Parmi les « simplifications » passées inaperçues, il faut aussi citer l’assaut porté aux haies champêtres. Ces alignements d’arbres et d’arbustes qui bordent nos champs ne sont pas que du décor : ce sont de véritables corridors écologiques, refuges pour les oiseaux, les insectes, les chauves-souris, et même remparts contre l’érosion des sols. Longtemps, la politique agricole productiviste a encouragé leur arrachage, provoquant un désastre pour la biodiversité. Un timide renversement de tendance s’était amorcé, avec des aides à la replantation et des règles limitant la taille des haies en pleine période de nidification (du 16 mars au 15 août) pour protéger la faune. Qu’à cela ne tienne : la loi Duplomb s’en prend à ces garde-fous également. Sous prétexte de simplifier la vie des exploitants, elle a envisagé de réduire la période d’interdiction de tailler les haies au printemps et de faciliter les autorisations d’arrachage. En clair, un feu vert discret pour ressortir les lamierres et les bulldozers.
Face à cette menace, les associations ont aussitôt protesté, forçant les parlementaires à temporiser. Mais le mal est fait : le signal envoyé aux agriculteurs est délétère. D’un côté on proclame un « Plan de reconquête des haies » en fanfare, de l’autre on glisse en douce une loi qui fragilise leur protection. Cette duplicité révolte les défenseurs de l’environnement : comment prétendre lutter contre le déclin de la biodiversité si l’on continue d’encourager, même indirectement, la destruction des derniers îlots de nature dans les plaines agricoles ? Chaque kilomètre de haie arrachée, c’est un peu de carbone en moins stocké, un peu plus de pesticides qui ruissellent librement vers les rivières, et des dizaines d’espèces qui perdent abri et nourriture. Simplification administrative, vraiment ? Pour les tenants du productivisme, sans doute : simplifier, ici, c’est balayer les « contraintes » écologiques que sont la préservation des abeilles, de l’eau ou des oiseaux. Moins d’abeilles, moins de paperasse : CQFD.
La démocratie au pas de charge des lobbies
Au-delà du fond, la manière dont cette loi a été imposée en dit long sur l’influence des lobbies. Pressions tous azimuts, manifestations orchestrées par le syndicat majoritaire (FNSEA) aux abords de l’Assemblée, menaces voilées de blocage du pays… et voilà nos députés sommé·es de se plier au diktat agro-industriel. La scène était ubuesque : tandis que plus de 1000 scientifiques et médecins publiaient une lettre ouverte pour dénoncer une loi toxique pour la santé publique, tandis que le directeur de l’ANSES (l’agence sanitaire) avertissait qu’il démissionnerait si on sabotait ainsi l’expertise scientifique indépendante, la majorité parlementaire, elle, s’est empressée de faire passer le texte en procédure accélérée. Le calendrier législatif a été maîtrisé au cordeau pour limiter le débat : 3 500 amendements ont bien été déposés par les oppositions, mais le gouvernement et sa coalition ont dégainé la commission mixte paritaire pour court-circuiter les discussions et boucler l’affaire avant l’été. En plein mois de juillet, dans une France en vacances, le coup de sabre final est tombé. Rideau.
Cette précipitation calculée illustre la fébrilité d’une classe politique prête à tout pour satisfaire les exigences de l’agro-business. Il y a là une véritable trahison démocratique : en 2022, le gouvernement promettait la transition agroécologique, la réduction de 50 % des pesticides d’ici 2025 (engagement du plan Ecophyto), la protection de la biodiversité. En 2024-2025, dans le secret feutré des commissions parlementaires, il soutient au contraire un texte dicté par les firmes de l’agrochimie et les tenants d’un modèle agricole destructeur. Simplification, vraiment ? Plutôt sabotage des engagements écologiques, orchestré sous influence des lobbies. La loi Duplomb va à l’encontre des directives européennes sur l’eau et les pesticides, au point d’exposer la France à des sanctions pour non-respect de ses obligations environnementales. Qu’importe : quelques dirigeants de fédérations agricoles jubilent, et on fera mine de s’étonner, demain, de l’aggravation de la crise écologique.
Un choix de société : capituler ou changer de cap ?
En sacrifiant les pollinisateurs et la nature au profit de certains intérêts privés, le Parlement a fait un choix dramatique. Cette loi écocidaire symbolise la fuite en avant d’un modèle agricole qui refuse de se remettre en question. Plutôt que d’aider les paysans à sortir de l’ornière en transitionnant vers des pratiques agroécologiques, on cautionne les vieilles recettes – pesticides à gogo, irrigation forcenée, concentration des élevages – qui ont pourtant prouvé leur échec, tant économique qu’écologique. Les grands gagnants de l’opération seront les industriels des phytosanitaires et quelques exploitations géantes; les perdants, eux, se comptent par millions : agriculteurs piégés dans un système de surenchère coûteuse, apiculteurs et riverains intoxiqués, consommateurs inquiets de ce qu’ils trouvent dans leur assiette, et bien sûr l’ensemble du vivant appauvri.
Faut-il pour autant désespérer ? La réaction indignée de la société civile, des scientifiques, de certains élus locaux, montre qu’une autre voie est possible. Les alternatives existent : agriculture biologique, agroforesterie, pratiques à faible intrants, restauration des haies, sélection de variétés résistantes… Partout en France, des paysans prouvent qu’on peut produire sans exterminer les abeilles ni assécher les nappes phréatiques. C’est cette transition qu’il faudrait soutenir de toute urgence, au lieu de légiférer au doigt et à l’œil des lobbies. En votant la loi Duplomb, nos parlementaires ont trahi la confiance de ceux qui les ont élus pour relever le défi climatique et écologique. Ils ont choisi le court-terme des intérêts privés contre le long-terme du bien commun. L’histoire jugera sévèrement cette capitulation. Et pendant que les abeilles agonisent sous les pesticides, que les oiseaux se taisent dans nos campagnes et que l’eau vient à manquer, une question restera posée : qui nos élus pensaient-ils nourrir, dans un monde où plus rien ne pousse hormis la colère ?