Entre ses lacs et ses montagnes, Genève, jadis phare du multilatéralisme et du dialogue international, sonne l’alerte. Dans un monde ravagé par les guerres, l’effondrement du climat et les famines, la cité de Calvin semble être devenue le dernier bastion d’une diplomatie abandonnée. Or les grandes puissances détournent le regard, et le système international s’effiloche. En vérité, « le système multilatéral n’a jamais été autant mis à l’épreuve depuis la création des Nations unies », résumait Antonio Guterres en 2023. Aujourd’hui, c’est un constat lucide et révoltant : le multilatéralisme est à l’agonie, le droit international en lambeaux, et Genève – ancienne capitale du dialogue – n’en incarne plus que l’ombre symbolique.
Genève, capitale de l’ombre plutôt que du dialogue
Depuis 1919, Genève abritait les espoirs d’une paix coordonnée, hôte de la SDN puis de dizaines d’institutions onusiennes (OMS, HCR, Palais des Nations, etc.). Ce rôle historique la rend aujourd’hui d’autant plus tragique. Comme l’analyse le géopoliticien Sébastien Boussois, « Genève, autrefois centre vivant du multilatéralisme, n’en incarne aujourd’hui plus que l’ombre symbolique ». Les diplomates suisses se retrouvent désormais à distribuer des billets de retour alors que les chefs d’État leur tournent le dos. Le dialogue humanitaire qui faisait sa fierté est en train de se mourir faute d’appuis : « la diplomatie humanitaire qui faisait la spécificité genevoise s’essouffle, ignorée par les grandes puissances ». Pendant qu’elles négocient entre elles la dépossession de peuples entiers, les ONG locales peinent à débloquer quelques centaines de tonnes de vivres. Les manifestations de rues sont-elles la seule agora qui subsiste ? Non, mais l’« Ombre de Genève » est désormais plus parlante que sa substance réelle.
Le multilatéralisme en ruine
Le problème est global. Les grands États mettent ouvertement le système à mal. La « souveraineté » revêt une fière allure, tandis que la solidarité s’effrite. Les défections se multiplient et les abstentions aussi : depuis 2025, l’Administration américaine de Donald Trump orchestre un « sabordage massif et systématique » du multilatéralisme construit après 1945. En quelques jours, Washington a ordonné de quitter l’OMS, de sortir du Conseil des droits de l’homme, de couper les vivres à l’UNRWA et de revoir l’adhésion à l’UNESCO. Au même moment, l’Union européenne n’a pas le poids suffisant pour imposer sa voix dans les négociations internationales, et d’autres puissances se retranchent derrière leur intérêts ou leur rivalité (capitulation chinoise sur le climat, torpillage russe du Conseil de sécurité, etc.). Résultat : « notre incapacité à relever ces défis […] érode la confiance des peuples dans les gouvernements et les institutions », rappelait Guterres fin 2024. Le message est clair : les États-Unis et leurs alliés préfèrent dicter leur loi bilatéralement ou par des coalitions ad hoc plutôt que de construire des compromis multilatéraux durables.
Au sommet des BRICS, le patron de l’ONU a bien insisté sur le fait qu’il faut de toute urgence « respecter le droit international » et moderniser le multilatéralisme. Mais ces exhortations sonnent creux lorsque la diplomatie mondiale est paralysée par des vétos ou par l’égoïsme national. Le fait est que depuis le retour de Trump, New York n’est plus cité qu’à titre décoratif et que Washington considère Genève comme « le théâtre absurde et archaïque d’un ordre ancien qu’il rejette ». On arrive même à s’étonner qu’en plein chaos global, personne ne s’affole davantage du désastre du système que le seul Secrétaire général de l’ONU. Comme le remarque un ancien ambassadeur, « il est frappant de voir que le Secrétaire général des Nations unies est le seul à dénoncer de façon vigoureuse cette situation cauchemardesque… et note une "certaine indifférence internationale" »ifri.org.
Crises humanitaires et indifférence coupable
Pendant ce temps, les drames s’accumulent loin de Genève. En Palestine, le carnage de Gaza se déroule « sans aucun respect du droit international … et dans la passivité du reste du monde ». Les bombardements israéliens (avalés par Washington) et la folie du Hamas produisent un véritable enfer, mais ni les puissances ni les Nations unies ne parviennent à imposer un cessez-le-feu ou à faire flotter le moindre pavillon blanc. L’ONU promet pourtant « de ne pas abandonner »ifri.org, mais face au blocus humanitaire et aux expulsions massives de populations civiles, aucune mesure n’infléchit l’horreur. Le Haut-Commissaire Volker Türk qualifie l’affaire de « crime de guerre » – paroles perdues dans la cacophonie internationale.
De son côté, l’Afrique vit ses propres tragédies dans le silence quasi total. Au Soudan, une guerre civile entre généraux a déjà fait plus de 14 000 morts et des millions de déplacés – « dans l’indifférence générale ou presque ». L’ONU crie famine et demande de l’aide, mais les pays riches restent sourds : dans ce nouveau Sahel de la mort, le blocus, les exactions des milices (notamment Wagner) et l’autonomie fragile de la junte font peser une famine « d’une ampleur historique » sur 43 % de la population. Ce n’est pas faute d’appels : ils se noient dans la hiérarchie des urgences ou dans la compétition d’agenda des gouvernements. Résultat, les deux tiers des Soudanais ont faim et l’ancienne ambassadeur de Genèvenote que personne n’ose lever le petit doigt. De même, au Yémen ou au lac Tchad, les foyers de famine et d’épidémie s’embrasent tandis que les puissants négocient ailleurs leurs parts de marché et d’influence. L’Administration américaine elle-même n’hésite pas à sabrer budgets et accords internationaux sur le climat et le développement, aggravant les sécheresses et les famines futures.
Avec le recul des droits humains, la situation s’aggrave aussi sur le plan civil. En Occident même, on constate un reflux sans précédent des acquis sociaux. Volker Türk ne cache plus sa « profonde inquiétude » face à « le changement fondamental de direction » aux États-Unis. Il observe que les progrès en matière d’égalité de genre sont « réduits à néant » et que les discours de haine s’installent à grande échelle. Les démocraties libérales reculent sur la protection des minorités ou la santé reproductive sous la pression des ultraconservateurs. Pendant ce temps, la Russie multiplie les hostilités en Ukraine sans craindre de sanction, et la Chine piétine les droits en mer de Chine ou à Hong Kong tandis que le monde reste aux abonnés absents.
Droit international malmené, diplomatie humanitaire étouffée
Au cœur de tout, le droit international perd pied. Les accords signés – de Paris pour le climat aux conventions de Genève – ne sont plus respectés. Dans le Proche-Orient, la Charte des Nations unies ne sert plus qu’à des discours d’usage, tandis que des généraux armés parrainés par l’un ou l’autre camp décident de la mort des civils. À Genève, les diplomates assistent, impuissants, à l’érosion des institutions qui garantissaient un minimum d’humanité. L’échec de Staffan de Mistura en Syrie en est un symbole pathétique : l’ONU « n’aura été que spectatrice de cet arrangement, comme un symbole de sa marginalisation », constatait-on alors. Aujourd’hui, les médiateurs genevois de l’ONU et du CICR peinent à faire lever le petit doigt, comme si Genève n’était plus qu’un vestige poussiéreux de l’ancien monde.
Pire, l’architecture onusienne elle-même est attaquée de l’intérieur. À New York comme à Genève, les États-Unis coupent le robinet : ils n’envoient même plus leur ambassadeur au Palais des Nations. L’« épée de Damoclès » des réductions de financement – déjà lancée sous Trump 1.0 – est remise en marche. Un rapport parlementaire français soulignait récemment que Washington « ne participe plus au Conseil des droits de l’homme de l’ONU », entend suspendre tout financement de l’UNRWA et menace l’UNESCO et d’autres agences. Aux mêmes heures, l’OMS, sans son plus gros contributeur, voit ses moyens amputés au moment même où une nouvelle pandémie guette. Le message est limpide : on préfère « désertifier » les institutions multinationales plutôt que de les renforcer pour le bien commun.
Les « élites politiques » qui se voudraient garantes de cet ordre global en portent le poids. Elles ont forgé ces institutions après la seconde guerre, mais aujourd’hui elles ferment les yeux. Leurs discours lénifiants – au nom de la non-ingérence ou de l’efficacité – ne trompent plus personne. L’Europe, timidement, tente de « montrer l’exemple » en diplomatie et droits humains, mais elle est trop faible face aux deux grandes puissances rivales. Quant à la Suisse, elle s’accroche à sa neutralité et à ses négoce, laissant tomber l’héritage d’Henri Dunant. En laissant fonctionner les organisations onusiennes « à vide », elles signent la « petite mort » des mécanismes de paix et d’assistance qui protégeaient nos principes communs.
Un appel de Genève, sans réponse
Genève, ville du drapeau blanc, criait gare depuis des années. Le 26 juin 2023, l’Assemblée générale de l’ONU rappelait solennellement qu’il « faut prendre d’urgence des mesures audacieuses face au dérèglement climatique, à la perte de biodiversité et à la pollution ». Quelques mois plus tard, la COP29 de Bakou achoppait sur des financements dérisoires. Au final, la seule « innovation » est la montée en puissance des présidents populistes à travers le monde. Donald Trump vient de s’auto-proclamer garant d’un nouvel ordre, et il n’a pas l’intention de payer l’aide au développement ni de respecter la parole internationale.
Dans ce climat de désarroi, il ne reste guère que la colère citoyenne pour empêcher le pire. De Londres à Sydney, des collectifs plaident pour l’ONU, des ONG dénoncent la « traîtrise » de la diplomatie, des médias insurgés tirent la sonnette d’alarme. Mais il faudrait bien plus qu’une pétition en ligne. Pour sauver Genève et l’idée d’une gouvernance mondiale civilisée, il faudrait des décisions politiques fortes : financer généreusement les agences humanitaires, réinvestir les forums internationaux, punir les violations du droit par tous, remettre l’ONU au cœur des résolutions de conflits. En attendant, la ville semble se résigner au rôle de simple témoin.
Genève, dernier rempart d’un monde qu’on assassine. Mais qui entendra ses appels, quand même les routes d’un monde en flammes débouchent sur sa porte, sans que personne ne serre les rangs ? Le glas est peut-être déjà sonné, mais l’histoire n’est pas encore écrite – pourvu que quelqu’un ou quelque chose se réveille à temps.
Sources : analyses et reportages récents répertoriant la crise du multilatéralisme, la paralysie de l’ONU et la montée des nationalismes (Guterres (ungeneva.org), Boussois (lejdd.frlejdd.fr), Focus2030 (focus2030.org), Le Télégramme (letelegramme.fr), La Vie des idées (laviedesidees.fr), Radio France (radiofrance.fr), Ifriifri.org, TF1 Info (tf1info.fr), etc.).