avalverde (avatar)

avalverde

Rédacteur pour différents médias, chef d'entreprise

Abonné·e de Mediapart

17 Billets

0 Édition

Billet de blog 15 août 2025

avalverde (avatar)

avalverde

Rédacteur pour différents médias, chef d'entreprise

Abonné·e de Mediapart

Pendant que l’eau manque, les lobbys arrosent

Pendant que les Français comptent leurs litres, l’État continue d’arroser les puissants. Agriculture industrielle, tourisme de luxe, industrie : les dérogations pleuvent, les méga-bassines se creusent, et les robinets se vident. Jusqu’à quand tolérer ce partage inégal d’une ressource vitale ?

avalverde (avatar)

avalverde

Rédacteur pour différents médias, chef d'entreprise

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Greenpeace le documente : l’irrigation agricole – qui ne concerne qu’environ 7 % de la surface cultivée – consomme près de la moitié de l’eau prélevée en France. Ce qui est prélevé est en grande partie dédié au maïs, culture irriguée reine, à 85 % nourrissant du bétail ou partant à l’export. Les nappes phréatiques s’épuisent, mais l’État fait pourtant mine d’ignorer l’alerte : « malgré les alertes d’institutions telles que la Cour des comptes et France Stratégie, l’État continue de fermer les yeux sur ce gaspillage organisé ». Pire, sous prétexte de l’importance économique de l’agriculture, nos décideurs maintiennent des projets pharaoniques (mégabassines) pour soutenir l’irrigation intensive. Les opposants répliquent qu’on « privatise une ressource commune au profit d’une agriculture intensive »qui refuse de se remettre en question face au changement climatique.

Greenpeace et Reporterre dénoncent une gouvernance de l’eau vérolée par les lobbies :

  • Les comités locaux de l’eau, censés équilibrer les usages, sont « noyautés par les défenseurs de l’agriculture intensive ». Dans plusieurs bassins, la quasi-totalité des représentants « agricoles » sont en fait de grands irrigants, tandis que les petits paysans, éleveurs ou maraîchers responsables n’y siègent pratiquement pas. Ce double jeu institutionnel fait que les plus gros agriculteurs irrigants peuvent imposer de hauts quotas de prélèvement.
  • Les études scientifiques pointant la raréfaction de l’eau sont systématiquement contestées, retardées ou ignorées par les barons de l’agro-industrie. Selon Greenpeace, les commissions locales multiplient les reports de normes écologiques ou exigent des contre-études socio-économiques pour freiner toute restriction des prélèvements.
  • Quand un SAGE (Schéma d’Aménagement et de Gestion des Eaux) finit par établir des réductions de volumes, les syndicats agricoles les attaquent en justice pour les faire annuler (comme la FNSEA contre le schéma Loire-Bretagne en 2022). L’irrigation massive reste ainsi préservée au nom de la « sécurité alimentaire », alors même que ses bénéfices nourrissent rarement directement la population.

Loisirs d’élite et privilèges aquatiques

Pendant que l’agriculteur intensif boit la moitié de l’eau douce, d’autres secteurs se comportent comme s’ils jouissaient d’un droit divin à l’eau. Les golfs, piscines et parcs aquatiques figurent en tête de proue de cette dérive. En plein été et en situation de crise hydrique, leurs pelouses parfaitement arrosées font scandale. Reporterre rappelle que « tout le pays [était] écrasé par la sécheresse » quand les greens de golf se sont attiré les foudres de l’opinion, accusés de « bénéficier d’un traitement de faveur » et de faire « une décision de classe inacceptable » face aux restrictions environnementales.

Concrètement, ce « privilège golfique » repose sur un chantage à l’emploi et sur un passe-droit institutionnel. Les fédérations et professionnels brandissent le spectre de la faillite des clubs et de la perte de milliers d’emplois si l’eau leur venait à manquer. Les préfets, en charge d’appliquer les arrêtés sécheresse, cèdent souvent face aux industries et associations les plus influentes : « un effet de copinage peut amoindrir ces dispositions », observe France Nature Environnement. Autrement dit, les acteurs économiques proches du pouvoir obtiennent régulièrement des dérogations pour arroser leurs jardins, même quand particuliers et agriculteurs sont privés d’eau.

Il n’y a pas que les golfs. Dans les stations de montagne, par exemple, la neige artificielle à l’aide d’énormes canons à neige mobilise des forages massifs en hiver (pour le seul massif central, la neige de culture pourrait consommer jusqu’à 1 million de m³ par saison). De même, certains centres de loisirs aquatiques ou parcs d’attraction ont pu être financés avant même de vérifier leur impact sur les ressources locales. Ces projets sont dénoncés comme un grave contresens écologique : ils restent réalistes au nom du tourisme, tandis que l’usage domestique normal est encadré.

Industries et collusions politiques

On ne dit pas qu’il ne faut rien faire. Oui, les Français doivent faire des efforts. Oui, il faut apprendre à vivre avec moins. Mais à une condition : que cette sobriété soit partagée. Or, le discours politique actuel ressemble davantage à une campagne de culpabilisation qu’à une politique de justice écologique. On infantilise les foyers, on martèle les “bons gestes”, on culpabilise le particulier sur ses douches trop longues ou ses toilettes mal réglées. Pendant ce temps, on déroule le tapis rouge aux vrais accapareurs : agriculture intensive, industriels de l’agroalimentaire, cimentiers, golfs, parcs de loisirs, grands groupes du luxe ou de la cosmétique… tous continuent de pomper, détourner, arroser, assécher — sans être inquiétés.

Les usages domestiques ne représentent qu’environ 24 % des prélèvements en eau douce en France. En comparaison, l’agriculture en capte près de 45 % à elle seule, pour irriguer massivement, parfois en plein été, du maïs ou d’autres cultures inadaptées au climat. Les Français, eux, utilisent en moyenne entre 60 et 80 litres d’eau potable par jour rien que dans leur salle de bain, une goutte d’eau dans l’océan des consommations industrielles. Mais c’est pourtant cette fraction, la plus visible, la plus accessible, qu’on traque, surveille, moralise.

Pendant ce temps, les méga-bassines se creusent sous protection policière, les stations thermales restent en eau, les golfs arrosent des hectares de pelouses en plein été, et les “solutions” technos des industriels — souvent inefficaces, toujours rentables — se pavanent dans les salons ministériels, déguisées en transition verte. L’écologie du consommateur a bon dos. L’impunité des prédateurs, elle, continue.

Cette inégalité de traitement entre usagers ordinaires et gros opérateurs s’étend à l’ensemble du secteur de l’eau. La fracture se fait aujourd’hui non seulement entre ruraux/potagers et grands exploitants, mais aussi entre usagers privés et grandes entreprises. Une enquête récente du Monde et de Radio France a révélé qu’« un industriel dont Nestlé a massivement fraudé », produisant de l’eau en bouteille avec des techniques interdites – et tout cela « avec l’assentiment du gouvernement ». Ce nouveau scandale de l’eau en bouteille (bioxide de chlore, filtration douteuse, etc.) montre jusqu’où l’industrie privée peut aller avec la bénédiction de l’État.

Au-delà de ces affaires, c’est l’ensemble du cadre réglementaire qui vacille sous l’influence des lobbies. Alors que le Gouvernement clame la nécessité de sobriété hydrique, il multiplie les largesses : guichet de subventions pour hôtels de luxe, financements d’irrigations « durables » par les agences de l’eau (qui restent en grande partie autofinancées par les prélèvements), aides aux stations d’altitude pour installer de nouveaux canons à neige « écologiques », etc. En coulisse, « certains élus ont un intérêt privé dans le maintien d’un système d’irrigation intensif, voire dans la construction des mégabassines ».

Le résultat est qu’on continue à arroser les plus riches pendant que les plus modestes doivent se serrer la ceinture. L’État et les collectivités locales, souvent liés aux mêmes réseaux patronaux agricoles ou industriels, investissent dans des infrastructures (pumping-houses, retenues collinaires) profitant avant tout à de grands comptes. Au final, ceux qui détiennent les vannes de la décision politique semblent considérer l’eau comme une marchandise à distribuer selon les affinités, et non comme un bien commun vital à protéger.

Mobilisations et pistes pour l’eau comme bien commun

Face à ce bilan alarmant, citoyens et associations multiplient les mobilisations. La question de l’eau était restée longtemps confinée « dans le champ des questions techniques », rappelle la Coordination Eau Île-de-France. Mais les sécheresses à répétition et les ZAD anti-bassines ont fait de l’eau « une question politique centrale ». Des collectifs comme Bassines Non Merci, Soulèvements de la Terre ou Coordination Eau Bien Commun organisent des actions de terrain (captations sauvages, blocages de chantiers, conférences publiques) pour informer et lutter. À Sainte-Soline, l’appel unitaire a rassemblé des milliers de manifestants déterminés à empêcher ces réservoirs géants.

En parallèle, des élus courageux et des collectivités expérimentent des alternatives : régies publiques de l’eau, interdiction des agro-bassines sur leur territoire, plans locaux de sobriété. Le mouvement de retour à la gestion publique de l’eau prend de l’ampleur : ainsi Paris, puis plusieurs métropoles (Lyon, Grenoble, Rennes…) ont défié les délégations privées. Aujourd’hui, environ 12 % de la population française consomme son eau gérée en régie publique Bien que les études montrent que public et privé ne facturent pas forcément différemment, la régie facilite une vision à long terme et une transparence impossibles pour les entreprises privées. De même, des projets citoyens fleurissent (schematisées participatifs, comités de rivière, budgets participatifs eau) pour redonner la voix aux usagers.

Ces initiatives traduisent un constat simple : l’eau ne peut plus être traitée comme un cadeau accordé aux puissants. L’opinion publique et de nombreux responsables politiques réclament désormais de sortir « l’eau de l’imaginaire marchand » et de la gérer « comme un bien commun à préserver ». Si l’État se cantonne aux lobbies, ce sont les citoyens qui devront reprendre les vannes de l’eau. Le temps est venu de changer de cap : priorité à la souveraineté hydrique populaire, à la protection des rivières, à la remise en question de projets inféodés aux intérêts privés. L’eau n’attend pas, la société non plus.

Sources des chiffres donnés dans mon billet : Données et enquêtes de Greenpeace et Reporterre sur la gestion de l’eau, reportage du Monde sur Sainte-Soline, enquête de Reporterre sur les golfs, entretien avec des experts du Club Mediapart/Reporterre, consommation d’eau dans la salle de bain des français, enquête du monde sur l’eau en bouteille.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.