Un psychodrame national, une marée hurlante de condamnations indignées, un ministre de l’Intérieur au bord de l’apoplexie (sans doute son état naturel, mais quand même…) : en ce mois d’août 2025, avec une cigarette allumée sur le tombeau incongru d’un soldat inconnu, la France outragée a trouvé son objet de scandale, bien avant les incendies apocalyptiques ou l’extermination d’un peuple à Gaza, avec des accents qui évoqueraient presque les appels exaltés à la guerre d’août 1914. Aussi frénétiques, aussi insensés, aussi irraisonnés, aussi délirants. Et surtout aussi aveugles au point de ne jamais poser la question de savoir si l’inconnu en question n’aurait pas plutôt préféré rester en vie, tout comme les millions d’autres soldats sacrifiés comme lui au début d’une existence à laquelle ils avaient le droit de rêver avant d’être fauchés pour une cause qu’ils n’avaient jamais choisie. Et de se retrouver réduits à un nom gravé sur des monuments aux morts devant lesquels des générations de « détrousseurs de cadavres et imposteurs », la pose solennelle, la mine gourmée, viennent chaque année se donner en spectacle.
« Ici repose un soldat français mort pour la Patrie, 1914-1918 ». La plaque apposée devant la tombe du soldat inconnu, comme l’inscription gravée sur la plupart des monuments aux morts ne changent rien à la chose : sauf dans le cas de quelques rares volontaires, on ne meurt pas pour la patrie mais à cause de la patrie, une collectivité artificielle et mortifère attribuée d’office à la naissance, qui exige sans réflexion le sacrifice de la vie humaine. Mais pas celle des fauteurs de guerre, évidemment.
La dénonciation de cette escroquerie mémorielle s’est exprimée avec force sous la plume de Dalton Trumbo, écrivain et cinéaste américain (1905-1976) pourchassé par le maccarthysme, dont le roman Johnny s’en va-t-en guerre (également porté à l’écran) relate l’histoire d’un soldat de la Première guerre mondiale. Dalton Trumbo n’était pas un historien mais son texte mériterait d’être lu chaque 11 novembre devant les monuments aux morts, notamment par les enfants des écoles condamnés à une bien malheureuse figuration rythmée par la Marseillaise.

« Vous entendrez toujours des gens qui sacrifient volontiers la vie des autres. Ils font beaucoup de tapage et ils n’arrêtent pas de parler. Vous en trouvez dans les églises et les écoles et les journaux et les corps législatifs et les congrès. C’est leur métier. Leurs paroles sonnent bien. La mort plutôt que le déshonneur. Le sol sanctifié par le sang. Ces hommes qui sont morts noblement. Ils ne sont pas morts en vain. Nos glorieux morts.
Hmmmm.
Personne n’est-il jamais revenu d’entre les morts un seul mort sur les millions qui se font tuer n’est-il jamais revenu pour vous dire mon dieu que je suis content d’être mort parce que la mort vaut toujours mieux que le déshonneur ? Ont-ils dit je suis content d’être mort pour sauver la démocratie dans le monde ? Ont-ils dit je préfère la mort à la perte de la liberté ? L’un d’ eux a-t-il jamais dit je songe avec joie que j’ai eu les entrailles arrachées pour l’honneur de mon pays ? L’un d’eux vous a-t-il jamais dit regardez moi je suis mort mais j’ai péri pour défendre la morale et cela vaut mieux que d’être vivant ? L’un d’eux vous a-t-il jamais dit me voici il y a deux ans que je pourris dans la tombe en pays étranger mais c’est magnifique de mourir pour sa patrie ? L’un d’eux vous a-t-il jamais dit hourra je suis mort pour l’honneur des femmes et j’en suis heureux voyez commme je chante bien que j’aie la bouche tout obstruée de vers ?
Personne en dehors des morts ne sait si toutes ces idées dont parlent les gens valent la peine qu’on meure pour elles ou non. Mais les morts ne parlent pas. Aussi toutes les paroles sur la noblesse de la mort et le caractère sacré du sang versé et l’honneur sont-elles mises dans la bouche des morts par des détrousseurs de cadavres et des imposteurs qui n’ont pas le droit de parler au nom des morts. Si un homme dit plutôt la mort que le déshonneur c’est un sot ou un menteur car il ne sait pas ce qu’est la mort (...) S’il est assez sot pour croire que la mort vaut mieux que le déshonneur qu’il se mette sur les rangs et qu’il meure. Mais qu’on laisse donc les petits gars tranquilles quand ils sont trop occupés pour aller se battre. Et qu’on laisse également les gars tranquilles quand ils disent que préférer la mort au déshonneur c’est de la foutaise et que la vie est plus importante que la mort (...).
Et tous les gars qui sont morts tous les cinq millions ou les sept millions ou les dix millions qui sont allés au front et qui sont morts pour sauver la démocratie dans le monde pour rendre le monde propice à l’épanouissement de mots creux qu’ont-ils éprouvé au moment de mourir ? Qu’ont-ils ressenti quand leur sang s’est répandu dans la boue ? Qu’ont-ils ressenti quand ils ont été touchés par les gaz qui leur ont rongé entièrement les poumons ? Qu’ont-ils ressenti quand ils gisaient dans les hôpitaux en proie à la folie et qu’ils regardaient la mort droit en face et qu’ils la voyaient arriver et les emporter ? (...) Ils sont morts en pleurant en leur for intérieur comme des gamins. Ils ont oublié pourquoi ils se battaient pourquoi ils mouraient. Ils pensaient à des choses qui sont à la portée des hommes. Ils sont morts en souhaitant ardemment la présence d’un visage ami. Ils sont morts en réclamant dans leurs gémissements la voix d’une mère d’un père d’une femme d’un enfant. Ils se sont éteints la mort dans l’âme en aspirant à jeter un dernier coup d’œil à leur maison natale je vous en supplie mon Dieu rien qu’un coup d’œil. Ils sont morts en se lamentant et en soupirant après la vie. Ils savaient à quoi il fallait attacher de l’importance. Ils savaient que la vie c’est tout et ils sont morts dans les cris et les sanglots. Ils sont morts avec une seule idée en tête je veux vivre je veux vivre je veux vivre (...).
Il n’ y a rien de noble dans le fait de mourir. Même pas si vous mourez pour l’honneur (...). La chose qui a le plus d’importance c’est votre vie mes petits gars. Morts vous n’êtes bons à rien sinon à servir de sujet aux discours. Ne les laissez plus vous duper. Ne leur prêtez pas d’attention quand ils vous taperont sur l’épaule en disant venez nous allons nous battre pour la liberté ou quel que soit le mot qu’ils emploieront car il y a toujours un mot (...) Rien n’est supérieur à la vie. Il n’y a rien de noble dans la mort. Qu’y a-t-il de noble à être enseveli dans la terre et à se décomposer ? Qu’y a-t-il de noble à ne plus jamais revoir la lumière du soleil ? Qu’ y a-t-il de noble à avoir le bras et les jambes arrachées ? Qu’ y a-t-il de noble à être idiot ? Qu’y a-t-il de noble à être aveugle et sourd et muet ? Qu’y a-t-il de noble à être mort ? Quand on est mort monsieur tout est terminé. C’est la fin. On est moins qu’un chien moins qu’un rat moins qu’une abeille ou une fourmi moins qu’un vermisseau qui rampe sur un tas de fumier. On est mort monsieur et on est mort pour rien.
On est mort monsieur.
Mort. »
Dalton TRUMBO, Johnny s’en va-t-en guerre, 1939, trad. française Actes Sud, 1987.