« Je veux… », dit le (Premier) ministre. Une formule que les médias s’empressent aussitôt de relayer : « Gabriel Attal veut… » Attal veut instaurer des classes de niveau. Attal veut un examen d’entrée en lycée. Attal veut réviser le calendrier scolaire. Attal veut que les collèges soient ouverts de 8 heures à 18 heures. Attal veut un manuel scolaire officiel. Attal veut « tester » (sic) l’uniforme scolaire. Attal veut punir. Etc. Ses désirs sont des ordres et ses ordres, dans un système scolaire centralisé à l’extrême, sont immédiatement répercutés à tous les échelons de la hiérarchie jusqu’aux 60 000 établissements du pays où un million d’enseignants s’emploieront à les appliquer sans faillir à 13 millions d’élèves… même quand ces ordres, désormais consignes officielles, concordent avec le programme éducatif de l’extrême-droite.
Si l’école française est historiquement et consubstantiellement habituée aux injonctions autoritaires, souvent contradictoires, chaque ministre s’attachant à gommer le travail de son prédécesseur, il est incontestable que cette tendance s’est singulièrement aggravée au cours d’une période plus récente – disons les deux dernières décennies – prenant la forme désormais dominante de l’annonce faite à l’opinion publique par un ministre dont le statut a changé de nature : celle d’un politicien plus soucieux de sa carrière, et donc de l’image qu’il donne, que des obligations liées à sa fonction, un politicien manifestement peu au fait des sujets dont il a la charge, plus présent sur les plateaux de télévision que dans son bureau. Pour rester dans le cadre de la 5e République, des ministres comme E. Faure, R. Haby ou encore A. Savary, bons connaisseurs de l’éducation, travaillant leurs dossiers, exprimant une vision d’ensemble (qu’on peut critiquer ou pas), étaient légitimes dans leur fonction. Attal, clinquant et agité, ne l’est pas. D’autant moins que, dans son cas, il s'est attribué comme Premier ministre - avec une forme d'insolence qui dit beaucoup du personnage - des fonctions de ministre que ne sont règlementairement plus les siennes.
Cette évolution, sensible depuis le quinquennat Sarkozy (« je veux que les élèves se lèvent lorsque le professeur entre en classe… »), s’aggravant sous ceux de Macron avec Blanquer et aujourd’hui Attal, se traduit par un brouillage des clivages traditionnels au profit d’un populisme éducatif qui, s’il reflète jusqu’à un certain point une opinion sur l’éducation, la dépasse par son imprévisibilité et son irrationnalité. Au cours des derniers mois, si les « annonces » multipliées d’Attal s’inscrivent dans une certaine tradition conservatrice de l’école, elles ne s’y limitent pas : les poncifs sur le redoublement, les « fondamentaux », le thème foldingue de l’uniforme, l’ « autorité », le détournement (déjà ancien mais ce n’est pas une excuse…) de la laïcité, le SNU et d’autres facéties de la même veine, sont autant d’éléments de communication visant à flatter la partie de l’opinion dont on attend ultérieurement les suffrages.
Avec Attal, les effets d’annonces noyées dans un brouillard de formules ronflantes (« choc des savoirs » « valeurs de la république » …) défient une cohérence d’ensemble liée au calendrier électoral et aux plans de carrière. Dans la politique éducative suivie depuis 2017, on peine à saisir une continuité, une logique interne, à travers la nomination de Pap Ndiaye succédant à Blanquer, d’Attal succédant à Pap Ndiaye, avant l’épisode ubuesque Oudéa Castéra. Quand le choix de Pap Ndiaye était comme une invite spectaculaire (et inattendue après les années Blanquer) à la gauche, celui d’Attal s’inscrit dans la perspective des présidentielles de 2027 : pour récupérer l’électorat d’extrême-droite, quoi de plus simple que de reprendre ses idées ? De fait – et Marine Le Pen ne s’est pas privée de le signaler – la politique suivie par Attal depuis la rentrée s’inspire dans ses grandes lignes du projet éducatif du RN (sélection et orientation précoces des élèves, méthodes officielles, mise au pas des enseignants et des élèves, laïcité identitaire et punitive, uniformes etc).
Le service public d’éducation – justification formelle de l’Éducation nationale – sous la contrainte du racolage électoral et de la carrière du (Premier) ministre ? Les fantasmes éducatifs les plus improbables de l’extrême-droite promus sans difficulté au BOEN et au Code de l’éducation ? Si la question ne peut plus être éludée, il faut aussi comprendre qu’elle n’arrive pas là par hasard, portée par les circonstances et le caprice du prince – même si ce dernier n’y est pas étranger : la présence envahissante dans les médias d’un (Premier) ministre dont l’action aboutit à donner corps au projet de l’extrême-droite sur l’école est la manifestation malheureuse mais inéluctable d’un système éducatif centralisé et autoritaire où chaque décision, même la plus imprévisible, la plus arbitraire, est répercutée à tous les niveaux de la hiérarchie sans contestation possible ; une implacable pyramide administrative où toute forme de critique est considérée comme une marque de « déloyauté » et sanctionnée comme telle.
Déloyauté ? Mais envers qui les personnels de l’Éducation nationale sont-ils censés être loyaux ? Lorsque toutes les « annonces » du ministre sont introduites par un péremptoire « je veux » (et relayées avec complaisance dans les médias : « Attal veut… »), dans une rhétorique humiliante et infantilisante aussi bien pour les personnels que pour les élèves et leur famille, lorsque le service public d’éducation passe après le service du (Premier) ministre, se pose alors un réel problème de crédibilité et de légitimité.
Par sa nature même, le fonctionnement centralisé et autoritaire de l’Éducation nationale pousse vers l’extrême-droite ou en fait courir le risque : la déresponsabilisation des personnels, l’incapacité maladive à accepter le débat et la confrontation d’idées, fondamentalement le refus de la diversité et des différences, sont la marque d’un système éducatif non démocratique et, de ce fait, plus susceptible qu’aucun autre de dériver vers l’extrême-droite.
Face à ce déferlement extravagant d’annonces promues au rang de politique éducative officielle, les réactions n’ont, jusqu’à présent, pas été à la hauteur ; la base – terme approximatif, je le reconnais – oscille entre discrétion, attentisme et même approbation (au moins pour une partie…), les organisations syndicales, quant à elles, partagées entre une protestation toute platonique qui n’engage à rien et une défense catégorielle des adhérents certes légitime, restent irrésolues face à la mise au pas d’une école (élèves et personnels) désormais obligatoire par un système de pensée de nature totalitaire certes inspiré par l’extrême-droite mais auquel les traditions de l’Éducation nationale auront ouvert un boulevard. Un risque déjà en partie réalité : le SNU, avec ses cohortes d’élèves en uniforme au garde-à-vous devant le drapeau, un cauchemar d’extrême-droite, ne doit rien à l’extrême-droite, résultant exclusivement d’une mise en œuvre assumée sans état d’âme par une administration envahissante qui, parce qu’elle fait passer l’intérêt général après l’obéissance au ministre, s’éloigne toujours plus de sa finalité de service public d’éducation. À l’école comme face à l’extrême-droite, la résistance à l’autoritarisme suppose de se défaire des habitudes d’obéissance machinale à l’autorité.
Dans un système éducatif qui s’est privé bien imprudemment du recours à la liberté d’instruction, où les établissements privés sous contrat - dont l’autonomie se limite pour l’essentiel au choix des élèves et des enseignants - sont soumis aux mêmes obligations, à la même surveillance que celles qui pèsent sur les établissements publics, où l’enseignement hors contrat est entravé par un financement privé (et discrédité par une composante majoritairement traditionaliste), mériterait alors d’être envisagée l’hypothèse d’un service public d’éducation délivré de la tutelle étouffante de l’Éducation nationale. Hypothèse qui, à ma connaissance et de façon significative, n’a encore jamais trouvé sa place dans la question scolaire.